Analyse formelle et conceptuelle.
Futur, conditionnel et imparfait ont en commun de susciter des débats sur leur statut : avons-nous affaire à des temps, à des modes, à des aspects, à des déictiques, à des anaphoriques … ? Si la diversité des débats s’explique par l’existence d’approches descriptives différentes, elle ne peut se résoudre à cette seule explication. En effet, l’étude des analyses morphologiques du futur et du conditionnel et leur mise en relation met en évidence la difficulté que pose l’identification du R que le conditionnel partage avec le futur et du ai qu’il partage avec l’imparfait. Autant de similitudes formelles qui ont amené à intégrer le conditionnel dans le mode indicatif. Intégration facilitée dans la mesure où les descriptions des valeurs modales du conditionnel trouvaient écho à des valeurs dites modales du futur et de l’imparfait dont le classement dans le mode indicatif n’a été discuté que de façon sporadique. Notre intérêt s’est donc porté sur ce R : est-il un morphème identifiable ou l’élément d’une corrélation ? Pour répondre à cette question, nous avons mené jusqu’à son terme une analyse morphologique dont les résultats ne manquaient d’être problématiques tant ils se différenciaient des analyses précédentes. En effet, notre analyse nous a conduite à poser l’existence de la combinaison de deux morphèmes au lieu d’un seul. Ce qui était reconnu comme une étrangeté formelle du conditionnel allait s’appliquer à tous les autres « temps » de l’indicatif ce qui fait que, paradoxalement, cette analyse morphologique devrait permettre, du moins est-ce notre ambition, d’unifier la multiplicité des analyses sémantiques en éclairant d’un jour nouveau la diversité des effets de sens. D’un côté, nous aboutissons à l’éclatement des tiroirs verbaux, déstabilisant alors un système qui semblait satisfaisant, de l’autre, nous proposons une approche des valeurs dites temporelles qui rend compte aussi des valeurs modales. Bien que consciente de la difficulté de la tâche, nous avons essayé de la mener jusqu’au bout en choisissant une voie de traverse entre la liberté et l’érudition, une voie qui consiste à chercher à établir un dialogue entre les résultats potentiels de notre analyse et les questions qui se posent de façon récurrente dans la littérature linguistique traitant du système verbal, ne suivant pas ainsi la mise en garde de Noreiko : « Assurément, pour prétendre à démêler le problème de l’agencement temporel des formes verbales en français, là où tant de savants, et non des moindres, se sont déjà aventurés, il faut une dose de témérité dépassant l’ordinaire. » Notre démarche consistera en un va-et-vient entre ces analyses et l’élaboration d’un système d’explications basé sur l’exploitation sémantique des oppositions morphologiques et sur le concept de combinaisons de variables. Notre objectif final est d’identifier des valeurs fondatrices qui permettent de réduire l’atomisation des explications des formes verbales, de comprendre pourquoi leur usage permet une telle dispersion du sens. Bien évidemment, il ne s’agit pas de nier l’existence d’énoncés qui peuvent sembler paradoxaux mais de comprendre comment les valeurs fondamentales servent de tremplin à l’élaboration de sens en contexte -qu’il soit linguistique ou extra linguistique. Pour cela, nous tâchons d’explorer l’analyse des variantes que permet la convocation de l’un ou de l’autre paramètre de la situation d’énoncé dans la désignation d’un procès.
Analyse formelle.
Pourquoi s’attarder sur l’aspect formel des « temps » pour mener leur analyse ? Ne serait-il pas plus probant de lister les effets de sens possibles des variantes verbales et de les rapporter aux situations pragmatiques de leur emploi pour en saisir l’essence ? Ne s’agit-il pas d’un détour inutile ? S’il nous paraît nécessaire de nous arrêter d’abord sur la forme, telle qu’elle a été analysée et telle qu’il est possible de l’analyser, c’est parce que le conceptuel ne s’énonce qu’à travers du matériau, plus précisément à travers des rapports formels marqués. « Le signe est d’un ordre de réalité particulier, que nous appelons précisément le formel, lequel se met en œuvre dans de la matérialité. Le problème majeur de la linguistique contemporaine est toujours celui de l’émergence au formel, qui ne saurait être conçu comme une logique transcendante, ni, à l’inverse réifié. » S’il est stérile de s’arrêter à l’analyse formelle sans la réinvestir en sens, il nous paraît également vain d’élaborer une recherche sémantique qui ne prenne pas en compte ce système de la langue, ces oppositions formelles que tout locuteur prend en compte et réaménage pour désigner ce qu’il est convenu d’appeler le « réel ». Or, cette prise en compte n’aurait été sans doute qu’un simple rappel si l’on n’avait pas fait le constat que les linguistes, même au sein d’une seule théorie comme les structuralistes, n’adoptaient pas tous la même déconstruction morphologique du futur et du conditionnel sans pour autant remettre en cause l’idée que leur objet d’étude soit le même. Ils posaient un certain nombre d’analogies mais sans préciser l’ensemble de leur analyse. L’étude approfondie de certains d’entre eux permet de comprendre qu’on peut adopter une analyse morphologique avec des démarches sensiblement différentes et que ces différences conduisent à des résultats fort divers. Malgré la diversité de ces analyses, il est frappant de constater la grande homogénéité des analyses sémantiques du conditionnel qui se réclament d’un fondement morphologique. En effet, tout en notant l’étrangeté de la construction sur laquelle ils basent leurs analyses sémantiques, les descriptions classiques partent d’un découpage du conditionnel qui cumule le morphème du futur et celui de l’imparfait, découpage qu’ils présentent comme une évidence. En témoignent ces quelques exemple.
La recherche de l’invariant sémantique est fondée sur le principe de correspondance « une forme, un sens » et sur la conviction que les effets de sens d’une forme naissent de l’interaction du sens unique avec les éléments du contexte […]. Appliqué au conditionnel, ce principe incite à chercher un sens unique, stable, au morphème –rais, morphème composé – comme on sait – qui intègre les morphèmes de l’imparfait et du futur. » On trouve cette figure de l’ajout, dans la grammaire de Riegel, par exemple : «Le conditionnel présent est formé par adjonction de la désinence de l’imparfait (-ais, -ait, -ions, …) à la désinence spécifique du futur (-r-) : il chante-r-ait. Cette formation s’accorde avec le réseau de relations et les emplois du conditionnel : il peut marquer le futur et s’emploie souvent en corrélation avec un temps du passé. » Ou encore chez Csecsy : « Le Conditionnel Présent est vraiment à cheval sur les deux types de paradigmes [futur et imparfait], il représente comme la synthèse –ou la réconciliation des deux. » C’est aussi l’analyse de spécialistes des temps verbaux comme Gosselin qui fait du conditionnel un temps spécifique, le seul pour lequel il postule deux intervalles de référence : « Cette exigence est tout à fait singulière dans le système verbal du français. Elle peut être mise en rapport avec la constitution morphologique du conditionnel, qui articule deux morphèmes temporels (l’un qui exprime le passé, et l’autre la postériorité). » ou Abouda : « Les deux informations (la prospection et la disjonction entre l’espace du locuteur et celui de l’autre énonciateur) sont directement lisibles au niveau morphologique (l’accumulation de deux morphèmes temporels du futur et de l’imparfait). » Ou comme Vetters et Caudal, très récemment : « le conditionnel associe la sémantique de l’imparfait en tant que marqueur du non-actualisé et celle du futur, en tant que marqueur de consécution.. […] Nous commencerons par étudier la sémantique des composants morphologiques du conditionnel, à savoir l’imparfait et le futur. » On pourrait multiplier encore les exemples, tant cette analyse est effectivement banalisée. Dès lors, il nous a semblé nécessaire, dans un premier temps, de revenir sur les descriptions morphologiques du futur et du conditionnel. Devant le foisonnement des analyses, nous avons recouru à deux critères très généraux de classement : la diachronie et la synchronie.