Analyse d’un processus d’enlisement organisationnel d’une démarche de développement durable
Ce chapitre aborde les modalités d’organisation interne des démarches de développement durable au sein de l’entreprise. S’appuyant sur l’étude du cas d’une grande entreprise, il vise à rendre compte du processus d’enlisement organisationnel d’une démarche de développement durable. Ce processus n’avait rien de prévisible au départ, si l’on considère l’engagement des dirigeants ou le contexte organisationnel, initialement favorables à une telle démarche. La notion de modèle de pilotage nous permet de mettre en évidence les difficultés rencontrées par les acteurs. L’analyse du cas permet d’interroger la nature de l’activité et le rôle des acteurs en charge d’une structure de développement durable. Prenant nos distances à l’égard d’un modèle fondé sur l’engagement des dirigeants, nous soulignons notamment l’enjeu, pour ces acteurs, de se doter de nouvelles capacités d’action sur des objets innovants, et de construire de manière dynamique le sens de la démarche.l’apparition de nouvelles figures d’acteurs au sein des entreprises. Ainsi, l’engagement des entreprises en matière de développement durable s’est fréquemment traduit par la création de nouvelles directions du développement durable en charge de l’animation de la démarche. Ces nouveaux acteurs sont le résultat d’un processus de changement qui semble trouver ses origines au niveau institutionnel : les enjeux de légitimité et de conformité (Meyer et Rowan, 1977; Scott, 1995) apparaissent en première instance, comme les forces motrices qui commandent ce processus de changement. On observe aussi des mécanismes puissants de mimétisme (DiMaggio et Powell, 1983) à travers les associations d’entreprises, les consultants, le processus de généralisation et de transfert des bonnes pratiques, etc.
A ce niveau d’analyse, il est impossible de statuer sur la pérennité et la portée réelle de ce mouvement. Il est difficile de juger s’il s’agit d’une simple mode managériale (Midler, 1986; Abrahamson, 1991) découplée des pratiques opérationnelles des entreprises, ou si l’introduction de démarches et des directions du développement durable sont susceptibles de requalifier plus profondément les pratiques et sont porteuses d’apprentissages plus riches. Il est difficile de trancher de manière claire et définitive de telles questions : en amont du processus, la création d’une direction du développement durable ne dit rien sur la portée de la démarche dans l’organisation. Si l’observateur intervient a posteriori, l’analyse n’est pas nécessairement plus facile : les crises, la disparition ou la requalification profonde de la démarche ne sont pas nécessairement synonymes d’échec. Au contraire, l’analyse de processus de transformation et de rationalisation des entreprises ont montré que des crises d’apparence négative peuvent en fait apparaître comme les manifestations d’un processus de transformation de l’organisation et d’appropriation de la démarche. En effet, les innovations managériales apparaissent rarement prêtes à l’emploi et nécessitent un travail important de « contextualisation » (David, 1996), c’est-à-dire de « réduction de la distance » entre le projet managérial et le fonctionnement concret de l’organisation. Ce mouvement peut être analysé comme le résultat d’un processus d’apprentissages croisés (Hatchuel, 1994a) ou se transforment simultanément le projet managérial initial et de l’organisation qu’il s’agit de transformer (Hatchuel et Weil, 1992).
Pour comprendre la portée d’une démarche de développement durable au sein de l’entreprise, il apparaît donc nécessaire d’analyser plus en finesse les apprentissages concrets et le processus créatif par lequel l’organisation apprend à reformuler certaines questions, à prendre en charge de nouvelles problématiques, et les effets de ces processus sur les métiers traditionnels de l’entreprise. Un point d’entrée naturel de ce processus, en ce qui concerne le développement durable, constitue les directions du développement durable, créées pour l’occasion, et qui apparaissent comme le lieu privilégié de construction de nouvelles expertises, d’émergence de nouvelles pratiques avec les acteurs opérationnels, de dialogue avec la direction et les acteurs externes, etc. En reprenant les cadres d’Hatchuel (2000) pour qui les opérateurs Savoir et Relation ne sont pas dissociables dans l’analyse de l’action collective, il apparaît qu’un nouvel acteur (R) ne peut se stabiliser que s’il est en capacité de produire de nouvelles prescriptions dans l’organisation et des savoirs (S) de nature nouvelle. Dans le cadre des directions du développement durable, la question consiste alors à comprendre quelles formes d’expertises et de prescriptions sont susceptibles d’apparaître. Quels sont les choix de pilotage qui permettent de générer des prescriptions et des connaissances nouvelles et valorisables, au sein et en dehors de l’entreprise ?