Analyse critique du champ socio-politique des risques techniques et sociaux

Le risque, préparatif à l’institution de l’inquiétude.

Sous les modesties du vocable de gestion, c’est bien en fait le retour du jugement moral ou disciplinaire qui a pris place dans le représentation du technique pour pallier les défaillances du thème du risque technologique. Pour utiliser un néologisme fort laid mais explicite : on assiste à une “cyborgisation” de la morale, car c’est en tant que citoyens et professionnels responsables que nous sommes instamment invités à nous comporter désormais en réseaux de robots communiquants.
Toutefois, à travers cette nouvelle régulation à la fois discrète et majestueuse, on se demandera si le risque, en sortant lui-même du domaine étroit de l’évaluation de l’occurrence et de la gravité d’un événement néfaste bien repérable, n’a pas ouvert la possibilité d’une réaction ouverte des catégories culturelles classiques du péché et de la faute, via l’impact différé d’oeuvres comme celle de Hans Jonas, placées sous le signe d’une « éthique de la peur ». C’est ce que la situation plus conflictuelle et plus ouverte du débat social (au delà des disciplines organisationelles) nous inciterait à pointer. Chaque nouvelle grande affaire de « menace », ou de « danger », de « catastrophe », ou de « péril », semble en effet désormais se construire selon les règles d’un scénario analogue :
-une « alerte » est lancée à plusieurs reprises par des scientifiques (ou d’autres acteurs), jusqu’à ce qu’un quantum critique d’inquiétude permette le démarrage d’une vaste campagne médiatique, parfois extrêmement durable (La vache folle, par exemple, totalise des milliers de pages de quotidiens français en une dizaine d’années; le réchauffement climatique des centaines sur quinze ans; les déchets nucléaires, encore davantage, sur près de trente ans).
-Face à l’incertitude du dépistage des causes, des groupes et des individus sont désignés comme responsables.
-Des mesures symboliques sont exigées, parmi lesquelles des punitions exemplaires sont recherchées, au plus haut niveau possible.
-En contrepartie, des offensives politiques, réglementaires et juridiques sont lancées à l’encontre des dénonciateurs « irresponsables ».
En général, échappe à cette moralisation la mise en cause de la technique elle-même (multiplication des moteurs diesel, poolage du sang, recyclage des farines de viande, etc.) , portant située à la source évidente du problème dénoncé, tandis que les enquêtes sur l’origine se perdent en conjectures, dont les rapports réactivent régulièrement la perplexité.
Dans ces mises en scène, le procès de l’homme tend à se cliver dans deux directions : l’attaque « ad hominem » d’un personnage-clef, (tel terroriste notoire, tel affairiste, tel ministre, etc.) et la considération générale sur un ensemble aussi vague et inconsistant que « l’agro-alimentaire », « l’industrie du sang », quand ce n’est pas « l’inconscience du monde moderne ».
Si l’attaque demeure si vague, ce n’est pas par absence d’une volonté de préciser. C’est au contraire parce que la polémique s’envenime et tend à passer au judiciaire que les défenseurs du « système » répondent avec une vigueur accrue, pour décourager les enquêtes. Tels les producteurs américains qui ont réussi à faire passer plusieurs lois « antidénigrement » permettant de poursuivre toute personne ne pouvant apporter la preuve de ce qu’ils dénoncent : excès de pesticides, élevage aux hormones, etc. Dans un registre plus discret, ce sont les directives européennes qui renoncent à rendre obligatoire la mention d’une manipulation génique sur les produits alimentaires.

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Vers le pluralisme des inquiétudes.

Plutôt que de poursuivre ce cycle inexorable, les sociétés sont confrontées à l’obligation de retrouver la maîtrise politique du risque. Et cette maîtrise-là passe sans doute par la reconnaissance de la pluralité des métaphores qui rendent pour nous l’angoisse supportable : celle du calcul des risques en est une, parmi d’autres. Celle de la réponse obsidionale -policière ou militaire- à la menace est, justement, l’une d’entre elles. Celle de la manipulation autoritaire des subordonnés encore une autre, tout comme celle du débat démocratique sur les choix.
Plutôt que de chercher à inféoder chaque réponse, chaque métaphore à l’une d’entre elles érigée en « signifiant maître » et mettant dès-lors les autres à sa merci, il n’y a peut-être pas d’autre solution humaine que d’engager une conversation entre elles, d’instituer, si l’on veut, une « démocratie des passions ». C’est en faisant converser ceux que la passion conduit à tout traiter en termes de calcul (risque), avec ceux qui veulent affronter la liberté (danger), ainsi qu’avec ceux qui veulent détruire les ennemis (menace), c’est surtout en rappelant à ces protagonistes qu’il en existe encore d’autres, tels ceux qui croient à la vertu du vote pour les choix technologiques « de société » (maux ou biens), que l’on modérera sans doute le mieux le danger, la menace, le risque ou le mal, qu’en nommant ainsi plutôt qu’autrement, chacun impose à l’autre sans vouloir le savoir.
La pluralité irréductible interne à ces modalités mêmes de l’inquiétude sociétale semble renvoyer enfin à la pluralité irréductible des positions humaines dans la vie, telle que l’inquiétude même s’oppose à la quiétude d’une jouissance de celle-ci. Inquiétude et Jouissance s’opposent également à la Raison, au sens où cette dernière est, au fond, réflexion des moyens de permettre la jouissance sans augmenter l’inquiétude. Or cette réflexion cesse en partie d’être raisonnable si elle n’est pas elle-même relativisée par la discussion entre membres de la société.
Cette fractalité essentielle de la culture humaine, incapable de saisir elle-même dans un seul et même discours cohérent est-elle elle-même une source de défaillance, de péril ? N’est-elle pas au contraire la marque dans l’humain de la prééminence de la vie sur le symbole, de l’expérience animale et d’espèce sur l’orgueil prométhéen ? N’est-ce pas la chance même de l’espèce, au moment où elle “s’unifie”, que de retrouver en elle la résistance profonde de sa diversité interne, par rapport aux emportements de toute idéologie livrée à sa propre complétude, qu’elle soit techniciste, judiciaire, politiste ou individualiste ?Nous soutenons ici l’hypothèse -optimiste ?..

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