Ambivalence et énantiosémie
Après avoir défini les mots du titre et procédé à l’historique du néologisme « énantiosémie », nous ferons le point sur l’ambivalence fondatrice de l’Inconscient en psychanalyse et ses manifestations dans le langage des schizophrènes et dans la créativité littéraire. Puis nous étudierons l’énantiosémie dans tous les domaines de la langue (lexique, syntaxe et sémantique ; phonologie et prosodie ; figures de style) et dans la créativité de la pensée et de l’imaginaire. Nous nous intéresserons plus particulièrement à la poésie, domaine privilégié de l’ambivalence : le poète est proche de son Inconscient dans ses périodes de créativité ; ses textes offrent des images symboliques et des figures de style remarquables telles que l’ellipse, la métaphore, le chiasme et l’antithèse qui fonctionnent en miroir de sa psyché. Tous les domaines de la langue convergent dans la représentation de l’ambivalence en poésie. Enfin, nous proposerons quelques analyses textuelles de poèmes et passages poétiques, lieux de l’alliance des contraires.L’ambivalence, selon la définition de Laplanche et Pontalis, est la « présence simultanée dans la relation à un même objet, de tendances, d’attitudes et de sentiments opposés, par excellence l’amour et la haine » (1967, p. 19). Le nom ambivalence est emprunté en 1911 à l’allemand Ambivalenz, où ambi- représente le latin ambo- « tous les deux ».
Il désigne d’abord en psychologie et psychiatrie « la coexistence de deux tendances ou composantes contraires ». Puis, par extension d’usage, il perd la notion d’opposition et désigne plus généralement, à partir de 1936, le « caractère de ce qui se présente sous deux aspects différents, avec une idée d’ambiguïté ». Bleuler a forgé en 1910 ce terme qu’il définit comme l’ « apparition simultanée de deux sentiments opposés à propos de la même représentation mentale ». Il considère l’ambivalence dans les trois domaines de la volonté, l’intellect et l’affectivité. Il fait de l’ambivalence un symptôme majeur de la schizophrénie, mais reconnaît l’existence d’une ambivalence normale. Ce substantif est fondé sur le préfixe ambi- et la racine valere « valoir ». Freud a emprunté à Bleuler l’adjectif « ambivalent » dans Totem et tabou à propos de la prohibition du contact (1912 ; 1976 p. 38-48) et le substantif « ambivalence », notamment dans ses Essais de psychanalyse à propos de l’amour et de la haine (1915 ; 2001 p. 19). L’historique du mot « énantiosémie » sera plus longue. Le vocable « énantiosème » employé d’abord par Roland Barthes est défini par lui comme « signifiant contradictoire » dans « L’esprit de la lettre » (1982, p. 95). Il est repris par Nancy Huston à propos de l’imprecatio latine qui signifiait aussi bien la prière que la malédiction (1980 ; 2002 p. 32).
Le néologisme « énantiosémie » réapparaît sous la plume de Claude Hagège dans L’Homme de paroles ( 1985 p. 154) à propos du vieux débat concernant les sens opposés des mots primitifs et dont il faut retracer l’histoire liant ou opposant tour à tour psychanalystes et linguistes.Tout commence par un article de Freud publié d’abord en 1910 intitulé « Des sens opposés dans les mots primitifs », d’après la traduction de Marie Bonaparte et Mme E. Marty. Il s’agit d’un commentaire enthousiaste du psychanalyste au sujet du travail d’un linguiste du XIXème siècle, Carl Abel, à propos des sens opposés contenus dans certains mots d’Egyptien ancien. Freud y voit un rapprochement avec l’absence de négation dans les rêves et l’ambivalence de l’Inconscient. Dans les éditions antérieures à 1924, le titre de Freud est placé entre parenthèses et suivi du sous-titre « A propos de la brochure du même nom de Karl Abel, 1884 », avec une fantaisie orthographique à l’initiale du prénom souvent reprise par ses commentateurs et relevée par Michel Arrivé (1985 ; 1986 p 105). Le développement qui suit se fonde sur le célèbre article de Freud, repris notamment dans L’inquiétante Etrangeté et autres essais (1933) du même auteur. Freud associe les manifestations du rêve, où « les oppositions sont contractées en une seule unité » (op. cit. p 51), aux mots d’égyptien ancien décrits par Abel qui ont « deux significations dont l’une énonce l’exact inverse de l’autre » (p. 4 de son article, cité p. 52 par Freud, op. cit.).
Abel, linguiste honoré par ses pairs qui travaille sur l’origine du langage, s’étonne de trouver bon nombre de mots qui désignent une chose et son contraire dans une civilisation évoluée parce qu’il y voit un reliquat de langue primitive, une langue contradictoire qui véhicule des pensées opposées en un même vocable phonique. Dans le domaine écrit, des images précisent le sens à donner au mot ambivalent par un petit dessin hiéroglyphique juxtaposé appelé « déterminatif ». Par exemple le mot ken qui signifie « fort » ou « faible » est accompagné de la représentation d’un homme debout armé quand il a le premier sens, de celle d’un homme accroupi et nonchalant pour manifester la faiblesse. (Abel, p. 18, cité par Freud p. 55, op. cit.). Il n’en reste pas moins que le même signifiant phonique assure une alliance des contraires, même si les gestes permettaient de décider du choix entre les deux pôles opposés. Abel explique cela en ces termes : « S’il faisait toujours clair, nous ne distinguerions pas entre le clair et l’obscur, et partant, nous ne saurions avoir ni le concept ni le mot de clarté. »