Amanda de Irmtraud Morgner : Reconquête d’une
tradition
Dans l’œuvre de Irmtraud Morgner, Trobadora Beatriz2 et Amanda, publiés respectivement en 1974 et 1983, constituent les deux premiers volets d’une trilogie intitulée communément « Trilogie de Salman » selon le nom d’un des personnages principaux. Parmi les textes publiés par Morgner, c’est-à-dire entre la fin des années cinquante et la fin des années quatre-vingt, la trilogie représente l’entreprise littéraire la plus vaste et certainement la plus complexe. Elle demeure inachevée : le troisième tome, paru en 1998 sous le titre Das heroische Testament (« Le testament d’Héro ») se compose des fragments et notes laissés par l’auteur à sa mort en 1990. Dans le premier volume, une troubadoure nommée Béatrice se réveille en 1968 en Provence d’un sommeil de 800 ans. D’emblée, elle fait l’expérience d’un monde violent et brutal, de comportements humiliants comme d’une réalité sociale étoufante. Rien ne paraît en mesure de mettre un terme à cette situation, pas même les événements de 1968 à Paris dont elle devient témoin. Invitée en RDA, un État qui selon Béatrice ofre aux femmes la possibilité de s’émanciper, elle rencontre Laura, conductrice de tramways à Berlin-Est et mère de deux enfants. L’attitude de Béatrice évolue au cours de leur amitié. Trouver sa place en tant que femme et écrivain dans les sociétés et les cultures respectives qu’elle traverse (dans le monde contemporain comme au temps où elle était troubadoure) s’avère illusoire : elle comprend que seul importe d’agir sur la réalité quotidienne afin d’obtenir quelque changement. À sa mort, Laura, dont Béatrice avait fait sa « ménestrelle », remet des manuscrits relatant « les vies » de Béatrice entre les mains d’une « Irmtraud Morgner » fictive. C’est de ces documents que naît la narration. Dans le second volet de la trilogie, où elle renaît cette fois sous forme de sirène antique, Béatrice se voit confier la réécriture de la biographie de Laura Salman. Les écrits de « Irmtraud Morgner » ne lui sufsant pas, elle s’appuie sur des documents dits secrets afin de compléter l’histoire. Ainsi Laura, objet d’un tour de sorcellerie, se trouve-telle dédoublée : elle demeure Laura, telle que le lecteur la perçoit dans le premier tome, mais elle est aussi Amanda, figure éponyme du roman et sorcière sur le Hörselberg. Le travail d’écriture imposé à Béatrice dès son retour à la vie est considéré comme un entraînement : sa tâche consiste à retrouver la langue perdue des sirènes et à créer ainsi les conditions nécessaires à un retour de Pandore. Comme dans les récits et les romans antérieurs de Morgner3 , Trobadora Beatriz ainsi qu’Amanda laissent une large part à l’imagination, superposant des espaces aussi divers que la mythologie antique, l’époque médiévale et contemporaine, un monde fantastique peuplé de sorcières, le conte etc. Toutefois alors que Trobadora Beatriz ne recourait à la mythologie antique que de manière épisodique et souvent grotesque (comme l’irruption de Penthésilée dont le rire violent retentissait dans le livre neuf), les mythes gagnent une importance considérable dans Amanda. Ils participent de la trame narrative à diférents titres : la mythologie fournit des personnages au récit (en particulier les sirènes), mais aussi des objets de réflexion (Pandore et les figures qui lui sont liées). Cette fois, la résurgence n’est pas sporadique mais filée tout au long du texte, raison pour laquelle Amanda mérite ici un intérêt tout particulier.
Mythologie antique : une double quête
La mythologie antique confère au deuxième volet de la trilogie de Salman un cadre précis (traitement de deux mythes particuliers) et un arrière-plan particulièrement riche (les épisodes mythologiques qui s’y rapportent). Plusieurs aspects intéressent l’auteur. Le mythe ofre tout au long du roman une matière à réflexion : c’est en particulier Pandore qui fait l’objet d’un vaste travail de recherche mené par Béatrice. Ce mythe représente des intérêts multiples : Pandore est la première femme créée dans la mythologie antique, Pandore signifie de manière générale l’alliance de la beauté et du mal, elle trouve surtout dans l’histoire littéraire des éclairages très contradictoires. Béatrice va se livrer à un travail d’interprétation du mythe dont les diférentes étapes sont développées au fil du récit. Cette démarche ne représente toutefois qu’un pan de la résurgence des mythes dans ce roman. La mythologie apparaît aussi d’emblée comme partie intégrante de la fiction : Amanda ne s’ouvre pas sans raison sur un « prélude grec4 ». Le mythe livre des personnages au récit comme la pythie ou nombre de sirènes qui gravitent autour de Béatrice, la narratrice, devenue une des leurs. En conférant aux sirènes et à Pandore une place centrale, Irmtraud Morgner est non seulement la première à unir ces deux mythes par des liens étroits, mais elle trouve aussi un moyen de poursuivre et de compliquer ces recours parallèles ou croisés à la mythologie tout au long du roman. Dès le prélude grec, un oracle s’est chargé d’introduire le personnage de Pandore sous un jour favorable : Pandore la bienfaitrice représente un espoir pour l’humanité. Cet éclairage va à l’encontre de l’acceptation traditionnelle de ce mythe, c’est-à-dire de la version donnée par Hésiode6 . Cette version, interprétée par les sirènes du prélude comme une manipulation patriarcale du mythe de Pandore, exige une correction. Béatrice va donc s’employer à inverser cette interprétation communément acceptée depuis l’Antiquité. D’emblée, deux versions contraires de cette figure mythologique se font face : Pandore est rendue responsable de tous les maux et tient l’espoir renfermé dans sa jarre (version d’Hésiode) ; Pandore, détentrice de tous les biens, est la seule à conserver l’espoir (version considérée dans le prélude d’Amanda comme originelle mais oubliée). Cette seconde version repose sur une interprétation proposée par Goethe dans une pièce intitulée Le retour de Pandore7 , dont les sources sont manifestement Hésiode, Platon (dans le Protagoras) et Plotin (Goethe travaille peu avant la rédaction de cette pièce sur les Ennéades). Goethe inverse l’interprétation du mythe, poursuivant ainsi une voie empruntée depuis la Renaissance8 : le retour de Pandore signifie désormais le salut. Béatrice va s’appuyer sur la version proposée par Goethe afin de démonter pas à pas l’interprétation qui lui semble fausse. Dès le premier récit rapporté par Béatrice du mythe de Pandore, le texte de Goethe apparaît indirectement comme référence : « Pour en savoir plus sur Pandore, tu n’as pas besoin de venir en Grèce. Peut-être pourras-tu même en apprendre bien plus à Weimar.9 » Au chapitre 23, la narratrice commence par retracer la version corrigée du mythe d’Hésiode : Pandore détient des bienfaits et non des maux, elle s’enfuit en conservant seulement l’espoir dans sa jarre lorsqu’elle constate que les hommes ne savent tirer profit des présents qu’elle veut leur ofrir. La nouvelle interprétation se fonde sur le sens étymologique de Pandore, « celle qui donne tout10 ». Cette signification, qui corrobore la correction apportée, apparaît comme un leitmotiv dans les notes prises par l’auteur avant le travail de rédaction : « celle qui donne tout » y apparaît de manière récurrente, entraînant à chaque fois un nouveau réseau d’associations et de références, tel que des réflexions sur Ève, Lilith, Marie Curie etc. Le sens étymologique représente donc le fondement de la démarche puisque c’est toujours à partir de lui qu’évolue la recherche sur ce mythe. Dans le récit, il garantit aussi l’authenticité de la version donnée et justifie le rétablissement d’une logique et d’une cohérence perdues.
Mythologie et réécriture de l’Histoire : une « agitation productive »
Première figure féminine créée dans la mythologie antique, Pandore incarne l’origine de l’Histoire de la femme. En ce sens, reprendre le mythe de Pandore signifie une mise en valeur de cette dimension dès l’aube des temps et par là même l’hypothèse d’une nouvelle conception, voire d’une réécriture de l’Histoire. Le dénominateur commun des romans de Morgner, à savoir « l’entrée des femmes dans l’Histoire55 »,signifie non la restriction à une perspective univoque mais un jugement diférencié qui interroge. L’auteur lance en fait par ce biais une réflexion plus générale sur l’Histoire et notre manière de la concevoir. Vu l’importance accordée dans le roman tout entier aux dimensions historiques et politiques lors de l’interprétation de la mythologie, toutes deux sont interdépendantes : l’adaptation d’un mythe est marquée par le regard d’une époque tout comme, réciproquement, l’éclairage d’une situation historique et sociale va permettre de comprendre le choix d’une interprétation de la mythologie par rapport à une autre. Si l’observation de l’Histoire contribue à comprendre l’évolution d’un mythe, qu’apporte à l’inverse le mythe à une vision de l’Histoire ? L’hypothèse d’une conception autre de l’Histoire mérite une attention particulière : quelle est-elle, comment est-elle mise en œuvre dans le texte et dans quelle mesure est-il possible de prétendre à la manière de G. Scherer que Morgner « […] tente de récrire l’histoire de la culture occidentale56 » ? Morgner justifie la recherche menée sur la mythologie antique comme une nécessité, une « stratégie de survie » : Une telle stratégie de survie nécessite un soutien. Où le trouver ? Dans ce que l’on appelle Histoire, sans doute guère. […] La recherche d’époques où les conflits ne sont pas résolus par des guerres, a suscité l’intérêt pour ce que nous appelons pré-Histoire. Et cet intérêt pour la pré-Histoire, transmise dans le mythe, est d’ailleurs naturel dans une société qui aspire à la réalisation du communisme.