Algopol, sur les traces du partage

Algopol, sur les traces du partage

Introduction au terrain Algopol

Comment on orpaille cette gigantesque masse de merde, pour en sortir les quelques petites choses qui ont de la valeur ? Alain Damasio1 Facebook semble être dans l’angle mort de la recherche. Cette formule peut paraître provocatrice : elle oublie de nombreux travaux se penchant, d’une manière ou d’une autre, sur les sociabilités numériques. Elle exprime toutefois la difficulté réelle à travailler sur les pratiques elles-mêmes. Les chercheurs utilisent des données issues de questionnaires, où les internautes indiquent leurs usages réfléchis plutôt que leurs pratiques réelles. Des aspirateurs de données donnent matière à des traitements quantitatifs, où l’entrée par les contenus perd les individus. Ce qu’il se passe concrètement sur la plate-forme ne peut être observé qu’indirectement par ces méthodologies. Comme si la recherche tournait autour du dispositif sans pouvoir y rentrer. Certes, ce n’est pas la plate-forme Facebook en elle-même qui présente un intérêt. Mais peut-on se passer d’une description empirique des usages pour prétendre à l’analyse et la critique des pratiques sociales numériques ? Le cas particulier du partage d’information est un exemple criant des limites d’une recherche sans l’étude des usages. Les compteurs informatiques agrègent des clics, les enquêtés disent le sens de leurs clics, mais sans une réunion des compteurs et des enquêtés, les questions tournent en rond. L’enjeu est donc de constituer un corpus pour étudier les pratiques du partage d’information sur Facebook à partir des données d’activité réelle. Algopol2 réunit dans un projet ANR des chercheurs en informatique3 et en sciences humaines, autour de travaux sur « les politiques des algorithmes ». Troisième « saison » d’une série de projets animés par Dominique Cardon et Camille Roth, ce projet prolonge les études précédentes sur la coopération en ligne (Autograph) et la notoriété en ligne (Webfluence). En suivant l’histoire du web, Algopol s’attelle aux réseaux sociaux. C’est dans ce cadre qu’une enquête particulièrement originale a été élaborée : une application qui collecte les comptes Facebook d’un large échantillon d’enquêtés. Ce projet mêle des collaborations humaines, des activités opérationnelles et mes questions de recherches sur le partage d’information. Je vais donc introduire cette partie en « racontant » ce qu’est l’application Algopol et comment s’est déroulée sa mise en œuvre, afin d’apporter une (petite) pierre à l’édifice des multiples projets et recherches qui collectent des traces numériques. L’application Algopol propose aux enquêtés de visualiser leur réseau d’amis Facebook sous la forme d’une carte interactive. La figure 18 représente la carte d’un enquêté, qui sera appelé Camille. Sur cette carte, chaque point est ami avec Camille sur Facebook ; deux points sont liés et rapprochés si les amis sont aussi amis entre eux. En passant la souris sur un point, le nom de l’ami représenté apparaît. Camille n’est pas sur la carte mais visualise avec Algopol son histoire sociale : le groupe des amis du lycée au milieu, l’équipe de foot du samedi matin à droite, la famille tout en haut, etc. La carte est interactive au sens où l’enquêté peut paramétrer la fenêtre temporelle d’observation de ses amis Facebook, ainsi que la taille et la couleur des points en fonction de critères sur les amis. Par exemple la taille peut être fonction du nombre de likes que l’ami a donné aux statuts de Camille et la couleur différente en fonction du sexe de l’enquêté. De manière générale en sciences, un « réseau » ou « graphe » est constitué de nœuds reliés entre eux par des liens, ou arêtes. L’analyse consiste à observer les graphes en termes de clusters (ou groupes de nœuds reliés), ponts (nœuds entre les clusters), densité (nombre de liens entre les nœuds au sein du réseau, au sein des clusters), et de nombreux autres indicateurs issus de la théorie des graphes (Scott, 1992). Cette formalisation de base s’utilise dans différents contextes : les réseaux du web où les nœuds sont des sites et les liens les citations d’un site par un autre1 , les réseaux académiques où les chercheurs sont des nœuds et les articles auxquels ils ont conjointement collaboré des arêtes, les réseaux économiques où les organisations sont les entités liées soit par des flux financiers soit par des administrateurs communs, et bien d’autres projets utilisent donc les réseaux pour structurer et explorer une problématique2 . La représentation des sociabilités sous la forme d’un graphe ne date pas de Facebook : en France, Claire Bidart utilise ces représentations pour expliciter avec ses enquêtés l’évolution de leurs groupes de sociabilités (Bidart et al. 2011) ; Dominique Cardon et Fabien Granjon ont initié l’utilisation de ces formes comme support d’analyse à des pratiques culturelles (Cardon, Granjon, 2002). Des indicateurs structurels des graphes servent donc à décrire les formes de sociabilités. Dans la carte Algopol, le réseau représente les groupes de sociabilités à partir des liens déclarés dans Facebook. Stéphane Raux, chercheur en informatique à Paris 7 et Linkfluence, avait connaissance de Sigma.js3 , une API Open Source de construction de graphe. Son idée était d’appliquer cette API avec en entrée les liens d’amitiés sur Facebook. Les nœuds sont donc les amis (alter) de l’enquêté (ego) sur Facebook et les liens sont les amitiés déclarées entre les amis sur la plate-forme. Sigma.js spatialise le graphe en rapprochant les nœuds qui sont liés et en éloignant les nœuds qui ne sont pas liés, formant une carte esthétique et illustrative des groupes d’amis numériques de l’enquêté. Pour construire la carte, l’application Algopol collecte des éléments du compte Facebook de l’enquêté, avec son consentement et en l’informant de l’utilisation qui en sera faite. La visualisation de la carte est donc un levier de recrutement pour faire participer le plus d’utilisateurs possibles au projet et leur demander de confier leurs données aux chercheurs.

Trois partis-pris pour construire l’application

L’application1 Algopol est accessible depuis un ordinateur2 , elle se présente comme une page web et propose un parcours de pages en pages pour participer à l’enquête et visualiser la carte de son réseau. L’architecture fonctionnelle de l’application a du intégrer les contraintes de la recherche, les conditions légales pour travailler sur ce type de données personnelles, et enfin des contraintes ergonomiques et « web » pour que les utilisateurs de Facebook participent. Le parcours de l’enquêté sur l’application est présenté dans l’annexe 7. Trois partis pris ont présidé à la mise en œuvre de l’application et vont être décrits ici, en lien avec les composants fonctionnels mis en œuvre. Partir des individus, plutôt que des contenus L’espace numérique a donné un champ d’observation fascinant à de multiples travaux. Les websciences s’intéressent par exemple à la construction d’une connaissance dans un espace ouvert de collaboration comme Wikipédia, à la diffusion du bouche à oreille promouvant les œuvres culturelles, ou encore aux développements d’argumentaire dans les controverses grâce aux outils numériques. En prenant l’exemple de la conférence de référence en websciences, ICWSM, sur les onze corpus mis à disposition en 2013, sept sont constitués de tweets, un porte sur YouTube et un autre sur Anobii1 . Tous ces corpus sont construits à partir d’entrées par des objets numériques publics2 : des tweets, des vidéos, des profils. S’il est donc possible, avec des outils de crawling du web, de partir des documents pour explorer l’espace numérique, il est par contre extrêmement difficile de revenir ensuite aux individus produisant cet espace. Par exemple, en observant le web vu des médias dans le chapitre I-2, les commentaires des articles tout comme les performances sur Facebook de ces contenus ne donnaient pas d’information sur les auteurs et likeurs, rendant impossible une analyse des profils actifs sur l’information en ligne. Partir des individus, et plus particulièrement des individus ordinaires qui conversent avec leurs amis sur Facebook, inverse donc la perspective adoptée par de nombreux travaux. C’est le premier parti pris de ce chantier Algopol. Cette entrée complexifie le dispositif, puisqu’elle nécessite de recueillir le consentement de l’enquêté et de se conformer à la législation sur la protection des données personnelles3 . La législation française impose en effet plusieurs obligations à tout système construisant et traitant une base de données liée à des individus. Il convient de : (1) recueillir le consentement des enquêtés, et leur garantir un accès à leurs données ainsi que la possibilité de se retirer ; (2) sécuriser l’accès à ces données personnelles. La deuxième obligation relève plus de l’architecture technique et ne sera pas abordées ici. Un point sur l’anonymisation des données sera fait dans le paragraphe 3, puisque c’est un des traitements effectué sur la base. Par contre la première obligation sur l’information des enquêtés relève bien du parcours de l’application.Le dispositif technique de participation des enquêtés n’est pas problématique en tant que tel. Il créée un biais de recrutement, puisque des internautes renoncent à participer à la recherche en voyant la liste des informations auxquelles l’application va accéder, mais ce biais est attendu. Par contre la participation indirecte des amis a nécessité un dispositif spécifique. Pour construire la carte de l’enquêté, Algopol collecte les noms, le sexe, l’âge, la ville d’habitation des amis ; dans le mur de l’enquêté, l’application a accès aux commentaires ou publications de ces alters ; or ceux-ci n’ont pas explicitement accepté de participer … Pour collecter légalement des données sur les alters, Algopol délègue la mission d’information aux enquêtés. Après son double consentement, l’enquêté voit donc apparaître une page lui demandant de prévenir ses amis de leur participation indirecte. Trois formules sont proposées : (1) publier un message sur son mur ; (2) envoyer un message à certains amis dans leur inbox ; (3) prévenir ses amis par ses propres moyens1 . Soyons réalistes : aucune de ces solutions ne garantit que chaque ami soit prévenu. Et la troisième solution est bien évidemment hypocrite, dans les échanges avec les enquêtés certains indiquaient explicitement qu’ils ne voulaient pas que leurs amis sachent qu’ils avaient participé. Mais cette solution, élaborée avec la CNIL, permet de réaliser une enquête dans l’enquête sur la responsabilité perçue des internautes vis-àvis de leurs données et de celles de leurs liens. En effet, l’API Facebook donne accès aux informations sur les amis d’un profil car la réglementation américaine sur la gestion des données personnelles n’oblige pas à ces missions d’informations des utilisateurs. De nombreux services, des jeux comme des médias, peuvent donc utiliser leurs fans pour constituer une base et recruter parmi les amis de leurs fans. En équipant l’enquêté pour prévenir ses amis de leur participation indirecte au projet, l’application Algopol assure donc une forme de sensibilisation des internautes à la gestion de leurs données. 

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Collecter des données empiriques plutôt que des données déclaratives 

A partir du consentement des enquêtés pour que l’application accède à leur compte, Algopol utilise l’API de Facebook, c’est-à-dire que l’application dialogue avec Facebook pour récupérer les informations du compte utilisateur. Algopol collecte très exactement trois types de données : le profil de l’enquêté2 , son réseau social c.à.d. le profil de ses amis, et son mur. Le deuxième parti pris d’Algopol est donc que de collecter des données d’usage empiriques, et non pas des données déclaratives. Deux structures sont les principales pourvoyeuses d’études sur Facebook aujourd’hui : le Pew Internet Research Center et l’équipe de Charles Steinfield et Nicole Ellison à ’Université du Michigan1 . Toutes deux ont initialement travaillé avec des questionnaires, administrés à un panel d’internautes américains ou aux étudiants de Chicago, et prolongés par des entretiens ou des questionnaires approfondis. Il n’est bien sûr pas question de mettre en doute ici l’intérêt et la qualité de ces travaux, qui contribuent de façon déterminante à une meilleure connaissance des usages, des pratiques, et des impacts sociétaux des activités numériques. Mais toutes deux testent aussi aujourd’hui des manières d’accéder aux usages réels : dans l’enquête de 2012, le Pew Internet Research a ainsi eu l’accord de 269 enquêtés, sur 877, pour récupérer leurs données auprès de Facebook (Hampton et al. 2012) ; Nicole Ellison et son équipe ont travaillé avec Facebook pour analyser le contenu des messages publics postés sur la plate-forme (Ellison et al. 2013). Et enfin, la data team de Facebook monte en puissance et produit elle-même des recherches 2 . Analyser les usages réels à partir des données des utilisateurs constitue ainsi un champ en cours de construction de la recherche. Un dispositif exploratoire avait été mené chez Orange Labs en 2010. Il s’appuyait sur un profil d’enquêteur virtuel, appelé Julie Tagline. En devenant ami avec Julie Tagline, les enquêtés acceptaient que celle-ci collecte les informations qu’ils publient en crawlant régulièrement leur timeline. Cette méthodologie avait montré l’intérêt de partir des données mais aussi des contraintes techniques très fortes : la timeline de Facebook évoluant très régulièrement, la maintenance du crawler nécessitait une surveillance permanente du développeur ; la personnalisation des contenus affichés sur Facebook n’assurait pas au robot la collecte systématique des publications des enquêtés. Algopol a résolu ce problème en collectant non pas l’activité de l’enquêté à venir, à partir de l’accord de l’enquêté, mais l’activité antérieure sur le mur. L’API donne ainsi les données d’usage réel, et presque « officiel » : il n’est bien entendu pas possible d’avoir accès aux messages effacés3 , comme il n’est plus possible d’avoir accès aux amis reniés. Ce sont donc des données passées de l’histoire de l’enquêté que l’application Algopol récupère pour photographier les usages de Facebook. 

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