Alfred cortot, interprète de Frédéric Chopin
Métaphores archétypales
Devant l’échec relatif que constitue la tentative d’établir divers types de classifications (par nature ou par degré métaphorique), il convient de modifier radicalement notre approche. Nous avons procédé jusqu’à maintenant selon l’idée qu’il est possible de créer une sorte de tableau dans lequel seraient réunies la majorité des images que l’on trouve dans les commentaires de Cortot, en les regroupant sous une idée générale qui les détermine. Nous avons choisi un nombre très restreint de catégories, mais il est évident qu’il en existe, potentiellement, une infinité. Le défaut de ces taxinomies vient donc du fait qu’elles postulent la possibilité d’une vision unitaire de l’ensemble des images, quand en réalité le procédé de classification lui-même en modifie la signification. En opposition à cela, il faut d’une part renoncer à l’exhaustivité – une encyclopédie des images a son intérêt, mais n’est pas très pertinente dans le cadre de cette étude –, et surtout partir, non pas de catégories, mais de métaphores déjà constituées. En d’autres termes, il s’agit d’identifier les archétypes à partir desquels les différentes métaphores sont pensées, si par archétype nous comprenons une métaphore qui par sa valeur conceptuelle sert de 725 Voir SIBLEY, Franck, « Making music our own », dans KRAUSZ, Michael, (éd.) The Interpretation of Music. Philosophical Essays, Oxford : Clarendon Press, 1993, p. 165-176. 235 fondement à toutes les autres. Elle est donc première à la fois chronologiquement dans le processus de pensée et idéologiquement. La métaphore de la musique comme discours, sujet de l’ouvrage de Mark Evan Bonds726, peut être considérée comme un archétype en ce qu’elle modèle complètement, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, la compréhension et la perception de la musique. Il en est de même en ce qui concerne la métaphore « la musique est un organisme » au XIXe siècle. Dans ce cas, le passage d’une métaphore à l’autre indique à la fois une métamorphose formelle et un changement dans la manière d’entendre la musique. En ce sens, les métaphores archétypales, dans l’édition de travail des œuvres de Chopin, reflètent et définissent un type d’écoute qui est à la fois particulier à Cortot et symptomatique de la réception de Chopin dans la première moitié du XXe siècle. Nous nous proposons donc d’identifier ces métaphores en les séparant en deux catégories : les métaphores dont les termes demeurent inhérents au domaine musical d’une part (on parlera de métaphores intramusicales, à ne pas confondre avec les métaphores qui mettent en exergue une analogie entre un élément musical et un bruit), celles donc le sujet secondaire est extérieur au champ musical d’autre part (métaphores extramusicales). Certes, cette distinction a quelque chose d’arbitraire, mais elle sert simplement à faciliter le travail d’analyse. 1) Les métaphores intramusicales Les métaphores intramusicales sont les plus aisément analysables. Dans le cas des commentaires sur Chopin, elles ont pour visée d’expliciter une ressemblance au niveau du timbre ou de l’écriture entre le piano et la voix, ou entre le piano et d’autres instruments.
L’œuvre de Chopin est d’essence vocale
L’idée selon laquelle l’œuvre de Chopin est d’essence vocale ne choquera personne, puisque la voix constitue non seulement un modèle d’interprétation à l’époque de Chopin comme à celle de Cortot727 – l’expérience du pianiste comme accompagnateur de chanteurs 726 BONDS, Mark Evan, Wordless Rhetoric. Musical Form and the Metaphor of the Oration, Cambridge : Harvard University Press, 1991. 727 En ce qui concerne l’utilisation du modèle vocal dans l’enseignement de Chopin, voir EIGELDINGER, JeanJacques, Chopin vu par ses élèves, op. cit., p. 68-69. Lenz en témoigne également lorsqu’il affirme : « Chopin se montrait tout aussi exigeant pour l’exécution du simple accompagnement en croches de la cantilène, comme d’ailleurs pour cette dernière. “C’est à la Pasta qu’il faut penser, au chant italien, et non au vaudeville français !” dit-il un jour avec une pointe de raillerie. » LENZ (von), Wilhelm, Les Grands Virtuoses du piano, op. cit., p. 165-166. L’idée que le pianiste doive chanter avec ses doigts apparaît également plus tard dans le siècle chez d’autres pédagogues, comme Marmontel, qui déclare notamment : « on a exagéré la sonorité naturelle du piano, créé sans le vouloir une école bruyante et tapageuse cherchant l’effet avant tout, abusant de la force et de la pédale, étourdissant les auditeurs sans penser à les charmer par le bien dire. Ces exagérations ont provoqué une 236 ou chanteuses tels que Félia Litvinne, Claire Croiza ou Gérard Souzay a sans doute joué un rôle important –, mais aussi un modèle compositionnel. On sait notamment le goût avéré de Chopin pour le bel canto et l’influence de la vocalité italienne sur la composition de ses œuvres pianistiques728 . Ces deux aspects, compositionnel et interprétatif, se retrouvent dans les commentaires de l’édition de travail. Cortot enjoint par exemple, dans la Polonaise op. 26 no 1 de « veiller à la prononciation chantante des dessins mélodiques de la main gauche [mes. 66], même lorsqu’ils affectent, comme le passage en mi bémol majeur [mes. 74], les apparences d’une formule d’accompagnement729 ». Le pianiste indique de même, mes. 58 de la 4 e Ballade, de modeler les « inflexions chantantes de la partie supérieure en portant légèrement le poids de la main sur les doigts dévolus à son exécution730 . » Il est clair, au regard de ces deux exemples, que l’analogie entre le piano et la voix est opérante à plusieurs titres. En premier lieu, elle attire l’attention du pianiste sur la nécessité d’attribuer à l’une des voix un rôle mélodique, dans un contexte polyphonique. En second lieu, elle induit un mode de jeu particulier, visant à obtenir un phrasé, sinon une sonorité, qui se rapproche de ceux de la voix chantée731. Ce phrasé d’essence vocale suppose avant tout une conduite legato des lignes mélodiques (et en cela Cortot se situe parfaitement dans la lignée de Chopin732). En atteste l’une des notes ajoutées à l’Étude op. 25 no 1, dans laquelle Cortot fait remarquer le « caractère réellement vocal de la ligne mélodique » et souligne « la nécessité de lui assurer, malgré l’emploi exclusif d’un même doigt et malgré les déplacements de main parfois considérables, une parfaite liaison, une sonorité tendre, égale et réaction salutaire parmi les musiciens de sens et de goût ; on a peu à peu abandonné ces exercices de haute gymnastique pour viser à la phrase chantée, à une belle sonorité, normale, bien conduite ; et nous croyons n’y avoir pas été tout à fait étranger en popularisant les œuvres de grand style des maîtres anciens et modernes. » (MARMONTEL, Antoine, Conseils d’un professeur sur l’enseignement technique et l’esthétique du piano, op. cit., p. 48.) Marmontel ajoute : « on doit (…) prendre pour modèles les chanteurs de grand style, dont le nombre tend malheureusement à diminuer, et chercher à reproduire leur manière de conduire le son, de moduler la phrase. Ce sentiment intime et profond de la prédominance de l’art vocal dans l’interprétation de la mélodie pure nous fait souvent répéter aux élèves : Traduisez cette phrase, ces ornements d’une manière vocale. » (Ibid., p. 56-57). 728 Voir KALLBERG, Jeffrey, « Con duolo : expression gestuelle et tradition bel canto chez Chopin », art. cit., p. 104-109. 729 Alfred Cortot, dans CHOPIN, Frédéric, Polonaises, op. cit., p. 6. 730 Alfred Cortot, dans CHOPIN, Frédéric, Ballades, op. cit., p. 53. 731 Pour une analyse détaillée du rapport entre le chant de type bel canto et l’interprétation pianistique de Chopin au début du XXe siècle, voir EIGELDINGER, Jean-Jacques ; GOY, Pierre, « Chanter au piano. Enregistrements des années 1903-1938 », dans EIGELDINGER, Jean-Jacques, (éd .) Interpréter Chopin, op. cit., p. 110-137. Dans cet article sont notamment mis en regard des enregistrements d’airs de Bellini par Claudia Muzio, Luisa Tetrazzini, Adelina Patti et Marcella Sembrich, et des enregistrements des Nocturnes op. 9 no 2 et op. 27 no 2 par Leopold Godowsky, Moriz Rosenthal, Aleksander Michałowski, Raoul Koczalski, Vladimir de Pachmann et Louis Diémer. 732 Voir EIGELDINGER, Jean-Jacques, Chopin vu par ses élèves, op. cit., p. 70. 237 pénétrante733 ». En d’autres termes, il s’agit de donner l’illusion que chaque note est soutenue jusqu’au bout, gardant son intensité, comme le ferait un chanteur. Il faut également que ce phrasé soit conforme à ce que ferait un chanteur du point de vue de l’intensité et surtout du rubato. Cortot précise ainsi, mes. 71 du 1 er Impromptu : « Il faut ici s’en remettre à la sensibilité, et au sentiment vocal instinctif de l’interprète, en lui recommandant d’arrondir les angles734 ». Notons que la main droite, mes. 71, effectue une ligne mélodique à caractère ornemental, d’allure improvisée et non mesurée (15 croches pour 4 temps), mais qui n’est pas vraiment « chantable » – il s’agit d’une figuration purement pianistique. L’analogie entre le piano et la voix indique donc moins la nature vocale d’une mélodie qu’elle ne permet de préciser la nature du rubato attendu. Certes, dans le cas du 1 er Impromptu, Cortot n’explicite pas par quels moyens l’élève est censé « arrondir les angles ». On comprend cependant que rythme et tempo peuvent être fluctuants, ou encore que la main gauche et la main droite jouent en asynchronie. La pensée de Cortot se précise en revanche lorsqu’il indique, dans la 1 re Ballade, que « le maximum d’intensité expressive doit être réservée à la seconde « ut-ré » sur laquelle il nous paraît indispensable d’établir un temps d’arrêt frémissant, à la manière vocale italienne735 ». Or, cet ut-ré précède immédiatement la coda de la Ballade. On en déduit donc que le rubato consiste ici, d’une part, à énoncer les deux dernières notes de la mesure en effectuant un rallentando, d’autre part, à faire attendre le début de la coda. Le commentaire de Cortot a donc pour visée de préciser la nature des licences agogiques qu’il est possible et souhaitable de s’autoriser. Mais plus importante encore est la conjonction opérée par le pianiste entre le rubato vocal et un type d’expressivité particulière. La voix chantée fait en effet figure de modèle expressif parce qu’elle est, pour Cortot, l’expression la plus directe d’une émotion. C’est l’idée communément admise, sans doute à tort, qu’il n’y a pas de rupture entre ce que l’interprète veut exprimer et ce qu’il exprime effectivement. Et cette immédiateté de la relation entre l’interprète et son instrument est l’objet d’une quête constante de la part du pianiste. L’idée de la voix chantée comme modèle compositionnel pour Chopin apparaît également dans les commentaires. Les deux voix qui s’unissent ici, dans l’amoureuse étreinte des tierces à l’italienne, dont le Nocturne en sol majeur op. 37, qui date de 1839, avait déjà offert une esquisse, doivent chanter sous les doigts, d’un accent pénétrant et naturel. La légère prédominance accordée à la partie supérieure ne doit pas entraîner l’effacement anonyme du timbre du dessin secondaire. S’efforcer à la production d’une sonorité expressive par le poids des doigts plutôt que par leur détente musculaire736 . Certes, le genre même de la Barcarolle invite à dresser un parallèle avec le bel canto, la Barcarolle faisant elle-même référence à la vocalité italienne. D’ailleurs, l’entrée du thème de main droite, mes. 6, est accompagnée de l’indication cantando. Ce rapprochement est moins évident en revanche en ce qui concerne le Nocturne op. 37 no 2. Si ce dernier comporte en effet des tierces parallèles à la main droite, la mélodie elle-même est loin d’être d’origine vocale. Le chromatisme, la répétition d’un court motif puis, mes. 3, l’arpège agrémenté d’appoggiatures se rapprochent davantage du geste pianistique que du chant lyrique. En ce sens, il n’est pas question d’imiter le chant romantique italien, mais plutôt d’évoquer l’imaginaire qui lui est associé. Les tierces parallèles, par exemple, font penser immanquablement au duo d’amour : ce n’est pas un hasard si les deux sopranos chantent à intervalle de tierce au début de la « Barcarolle » des Contes d’Hoffmann. Ce n’est pas un hasard non plus si Tausig effectue une association identique entre les tierces et le duo d’amour, avec cette différence cependant que Tausig souligne également le caractère dialogué de la main droite et de la main gauche. Il explique : Il y a deux personnes dans cette affaire ; c’est une discrète scène d’amour dans une gondole ; disons que cette mise en scène est le symbole de la rencontre entre des amants. Celle-ci est exprimée en tierces et en sixtes ; le dualisme des deux notes (personnes) se maintient tout au long de l’œuvre ; tout est à deux voix, à deux âmes. Cette modulation là en do dièse mineur (au moment du dolce sfogato), ce sont les baisers et des embrassements ! c’est évident ! Quand, après trois mesures d’introduction, le thème rentre – basse solo qui se balance légèrement –, ce thème est néanmoins utilisé tout au long de l’œuvre comme un accompagnement seulement, tandis qu’au-dessus se pose une cantilène en deux parties. Nous avons ainsi, continuellement, un tendre dialogue737 . 736 Alfred Cortot, dans CHOPIN, Frédéric, Pièces diverses. 1re série, op. cit., p. 23. 737 « There are two persons concerned in the affair ; it is a love-scene in a discrete gondola ; let us say this mise en scene is the symbol of a lovers’ meeting generally. This is expressed in the thirds and sixths; the dualism of two notes (persons) is maintained throughout ; all is two-voiced, two-souled. In this modulation here in C sharp major (superscribed dolce sfogato), there are kiss and embrace! This is evident! When, after three bars of introduction, the theme, lightly rocking in the bass solo, enters in the fourth, this theme is nevertheless made use of throughout the whole fabric only as an accompaniment, and on this the cantilena in two parts is laid ; we have thus a continuous, tender dialogue. » Carl Tausig, cité dans HUNEKER, James, Chopin, The Man and his Music, op. cit., p. 271-272. 239 Cette association du chant à un univers poétique singulier est confirmée par le fait que Cortot, en préambule de ses commentaires, fait allusion aux lignes qui, dans Un hiver à Majorque, décrivent le chant du timonier durant la traversée de Barcelone à Palma. La nuit était chaude et sombre, uniquement illuminée par une extraordinaire phosphorescence de la mer dans le sillage du bateau. Tout reposait à bord, à l’exception du timonier, qui pour se tenir lui-même éveillé, chanta toute la nuit, mais d’une voix si douce et si contenue que l’on eût pu croire qu’il craignait d’éveiller l’équipage. Nous ne nous lassions point de l’écouter tant son chant était particulier, de rythme et d’intonation, et aussi livré à l’aventure que la fumée du bateau dissipée par la brise. C’était une rêverie plutôt qu’un chant, une sorte de nonchalante adaptation de la voix au bercement du navire, une vague improvisation à la fois caressante et monotone738 . Et l’on retrouve de la même manière, dans le Nocturne op. 27 no 2, une corrélation identique entre les deux voix évoluant à intervalle de tierce, l’Italie, la nuit et le duo d’amour (ou si l’on veut le duo d’amour, la nuit, en Italie !). Une même phrase mélodique – une même strophe pourrait-on dire – d’une vingtaine de mesures, trois fois répétée avec une ornementation et un caractère expressif différents, en constitue toute l’argumentation. Puis une coda évanescente vient broder sur l’ensemble les derniers filigranes de quelques sonorités cristallines. Et l’ondoyant murmure d’un accompagnement en rythme de barcarolle parfait de sa mouvante sérénité l’impression de rêve, d’eau, et de nuit bleutée qui fait soupirer d’une même extase deux voix perdues dans la douceur toute italienne d’un abondant mélange de tierces et de sixtes739 . En définitive, l’analogie avec la voix assure, dans les commentaires de l’édition de travail, une double fonction : – elle a une fonction performative pour l’interprète qui tend à imiter dans son jeu la manière de phraser d’un chanteur lyrique ; – elle met en lumière la filiation, plus souvent fantasmatique que réelle, entre le bel canto et la musique de Chopin, et ce faisant, convoque pour l’auditeur Voici la citation exacte, dans Un hiver à Majorque : « Lorsque nous allions de Barcelone à Palma, par une nuit tiède et sombre, éclairée seulement par une phosphorescence extraordinaire dans le sillage du navire, tout le monde dormait à bord, excepté le timonier, qui pour résister au danger d’en faire autant, chanta toute la nuit, mais d’une voix si douce et si ménagée qu’on eût dit qu’il craignait d’éveiller les hommes de quart, ou qu’il était à demi endormi lui-même. Nous ne nous lassâmes point de l’écouter, car son chant était des plus étranges. Il suivait un rythme et des modulations en dehors de toutes nos habitudes, et semblait laisser aller sa voix au hasard, comme la fumée du bâtiment, emportée et balancée par la brise. C’était une rêverie plutôt qu’un chant, une sorte de divagation nonchalante de la voix, où la pensée avait peu de part, mais qui suivait le balancement du navire, le faible bruit du remous, et ressemblait à une improvisation vague, renfermée pourtant dans des formes douces et monotones. Cette voix de la contemplation avait un grand charme. » comme pour l’interprète un univers poétique stéréotypé. Il faut souligner que cet univers poétique a moins pour origine les opéras de Bellini que la littérature romantique et la réputation dont jouit Venise, connue pour ses mœurs libertines, et qui a accueilli les amours des artistes romantiques (notamment Sand et Musset)
L’œuvre de Chopin est d’essence orchestrale
Voilà qui est étonnant. Si l’idée d’une affinité entre l’œuvre de Chopin et la musique vocale ne surprend personne, la notion d’une dimension orchestrale l’est bien davantage, notamment parce que cette caractéristique est davantage associée au nom de Liszt qu’à celui de Chopin740, Liszt qui déclare, dans les Lettres d’un bachelier ès musique : [Le piano] tient, à mes yeux, le premier rang dans la hiérarchie des instruments ; il est le plus généralement cultivé, le plus populaire de tous ; cette importance et cette popularité, il les doit en partie à la puissance harmonique qu’il possède exclusivement ; et, par suite de cette puissance, à la faculté de résumer et de concentrer en lui l’art tout entier. Dans l’espace de sept octaves, il embrasse l’étendue d’un orchestre ; et les dix doigts d’un seul homme suffisent à rendre les harmonies produites par le concours de cent instruments concertants741 . De nouveaux progrès prochainement entrevus dans la fabrication des pianos nous donneront indubitablement les différences de sonorité qui nous manquent encore. (…) Toutefois, bien que nous manquions encore de cette condition essentielle, la diversité dans la sonorité, nous sommes parvenus à obtenir des effets symphoniques satisfaisants, et dont nos devanciers n’avaient point l’idée (…)742 . On mesure toute la distance qui sépare Liszt de son contemporain qui, selon le témoignage de Delacroix, « s’élevait beaucoup contre l’école qui fait dériver une partie du charme de la musique de la sonorité. Il parlait en pianiste743 . » De ce point de vue, il semble que Cortot hérite davantage d’une conception lisztienne du piano, y compris lorsqu’il s’agit d’interpréter la musique du compositeur polonais. En témoigne notamment l’importance que le pianiste accorde au rôle joué par Édouard Risler qui, à ses yeux, lui « révélait un monde magique dont [il] ne connaissai[t] que l’extérieur… Il ouvrait à [s]on esprit l’horizon d’une musique qui paraissait née de l’inspiration du moment et semblait traduite par le moyen d’une coloration orchestrale dont [il] n’avai[t] jusqu’alors soupçonné ni l’existence, ni les ressources. » Et Cortot ajoute : « De ce moment, je compris ce que suscitait la musique et comment la vocation d’interprète pouvait transcender le métier de pianiste744 ». Si l’on en croit Magda Tagliaferro par ailleurs, Cortot insiste auprès de ses élèves sur la nécessité de donner l’illusion d’une sonorité orchestrale, via le jeu pianistique : « Cortot s’attache à déterminer la vraie couleur d’une œuvre et nous explique la manière d’obtenir, sur un clavier de piano, l’équivalent d’un timbre de l’orchestre745 . » De ce fait, il n’est pas rare, dans les éditions de travail des œuvres de Chopin, que Cortot établisse un parallèle entre le timbre du piano et celui d’un autre instrument, voire celui d’un tutti d’orchestre. Or, de façon paradoxale, le pianiste insiste également sur le rôle d’émancipation qu’a joué Chopin : si Beethoven ou Weber font du piano un avatar de l’orchestre, Chopin, le premier, met au jour toutes les spécificités de l’écriture pianistique746 . De la même manière, le commentaire qui accompagne l’Étude op. 25 no 2 n’est pas sans ambiguïté quant au positionnement de Cortot vis-à-vis d’une survivance des modes de jeu propres au XVIIIe siècle ; si Chopin trouve sa place aux côtés de Beethoven et Liszt, qui parviennent à reproduire au piano la « couleur orchestrale », il est aussi désigné comme l’héritier de Rameau, car sa musique – et notamment l’op. 25 no 2 – suppose de connaître, aux yeux de Cortot, la technique des clavecinistes français : Il faut l’avènement du piano, muni d’un clavier plus résistant que ne l’était celui du clavecin, susceptible de prolonger la sonorité, riche d’une infinie variété de timbres due à des attaques différentes et à l’emploi des pédales, il faut que Beethoven, Weber, Chopin, Schumann, et Liszt lui donnent à traduire toutes les émotions, l’ennoblissent de tous les enthousiasmes, le parent de tous les pittoresques, exigent de lui l’interprétation de tous les sentiment humains, pour que la technique pianistique fasse éclater le cadre où la maintenaient, sinon la production musicale, du moins les traditions d’école, les ressources sonores limitées du XVIIIe siècle, pour que le jeu ne soit plus exclusivement soumis à des considérations de clarté, d’égalité et d’élégance pour que toutes les libertés, toutes les audaces, toutes les manières de produire la sonorité deviennent licites, avec cette seule réserve qu’elles aient à exprimer fidèlement la pensée des compositeurs.
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