Adaptations respiratoires des annélides polychètes de milieux abyssaux hypoxiques

Adaptations respiratoires des annélides polychètes de milieux abyssaux hypoxiques

Les sources hydrothermales 

Historique

 Jusqu’à la découverte des sources hydrothermales, l’écosystème abyssal était considéré comme l’un des plus pauvres de la planète. En effet, la matière organique en milieu océanique est produite dans la couche euphotique et sédimente lentement sous forme de neige marine. Au cours de la descente, cette matière organique est utilisée par les bactéries comme source d’énergie et de matière. Plus la couche d’eau traversée est épaisse, plus il y a consommation par les bactéries et moins il restera de cette matière organique disponible pour le réseau trophique abyssal et plus particulièrement benthique. Cette conception du monde abyssal a été ébranlée par la découverte des sources hydrothermales en 1976 au cours d’une plongée faite par des géologues par 2500 m de profondeur sur la dorsale océanique près des Iles Galápagos (Lonsdale, 1977). Les photographies prises par un engin sous-marin remorqué ont révélé la présence de nombreuses coquilles de bivalves, associées à des émissions hydrothermales de faible température. Par la suite, une mission américaine de plongées avec le sous-marin Alvin a permis de collecter et décrire pour la première fois la faune associée à ces phénomènes géologiques (Corliss et Ballard, 1977; Corliss et al., 1979; Ballard et Grassle, 1979). Les animaux connus à ce moment avaient été collectés dans des zones d’émission de fluide hydrothermal dilué. Les premiers fumeurs actifs, avec leurs peuplements caractéristiques, ont été découverts sur la dorsale du Pacifique oriental à 21˚N. Depuis, de nombreux sites ont été découverts, non seulement sur la dorsale du Pacifique Oriental mais aussi sur les dorsales de Gorda, Explorer, Juan de Fuca, Médio-atlantique, Sud-Pacifique, ainsi qu’au niveau des bassins arrière-arc du Pacifique occidental (Figure I.1). D’autres sources hydrothermales peuvent potentiellement être découvertes au niveau des dorsales tout autour du globe terrestre. Certaines zones sont déjà très prometteuses : des dragages au niveau des dorsales sud-ouest de l’Océan Indien (SWIR) ont permis de remonter des organismes hydrothermaux. L’Atlantique sud serait aussi une zone intéressante à explorer. Les latitudes plus polaires posent le problème des conditions climatiques ne permettant pas de mettre des engins à l’eau mais le développement d’engins autonomes (AUV : autonomous underwater vehicle) devrait à l’avenir étendre les zones explorées. Le fluide hydrothermal présente des propriétés très différentes de celles de l’eau de mer de fond (Tableau I.1). Un schéma de fonctionnement d’une cellule hydrothermale a été proposé par Massoth et al. (Massoth et al., 1989) (Figure I.2). L’eau de mer de fond s’infiltrerait par des fissures et se modifierait à l’approche d’une source de chaleur (chambre magmatique). Les sulfates de l’eau de mer sont totalement réduits et forment des sulfures, l’oxygène est utilisé, l’eau se charge en différents métaux par lavage de la roche. De plus, le fluide se charge en CO2 et le pH baisse jusqu’à atteindre des valeurs de 3,2. Le fluide résultant est complètement anoxique, acide et très riche en CO2, en sulfures et en métaux lourds, remonte à l’axe de la dorsale et ressort dans l’océan, soit sous forme de geyser (cheminée ou fumeur), soit par diffusion à travers les porosités de la roche (émission diffuse). 

Conditions environnementales 

Autour des sources hydrothermales, les caractéristiques de l’eau de mer environnante sont dramatiquement changées par l’apport et le mélange de fluide hydrothermal en proportion variable. La position des organismes autour de la source de fluide reflète qu’une proportion plus ou moins importante de fluide est mélangée avec l’eau de mer environnante. Quelle que soit cette position, l’apport de fluide est très variable dans le temps (Johnson et al., 1988a; Chevaldonné et al., 1991; Chevaldonné, 1996; Sarradin et al., 1998).  Nous nous trouvons donc en face d’un paradoxe : la biomasse est ici 1000 à 10000 fois plus importante qu’en milieu abyssal non hydrothermal alors que les conditions environnementales sont très contraignantes. Ce sont précisément ces conditions dites « extrêmes » et les adaptations que les organismes ont développées qui nous intéressent en tant que physiologiste. 

La faune hydrothermale 

A proximité des cheminées hydrothermales, on trouve une faune très abondante (Figure I.3). Cette faune comprend environ 445 espèces décrites à ce jour, dont 95% sont endémiques de ce biotope (Tunnicliffe et al., 1998). Chaque grand système géologique de dorsale présente une faune associée particulière. Une faune opportuniste, typiquement abyssale est aussi trouvée à proximité des sources, probablement pour profiter de la source de nourriture abondante, et ne reste que peu de temps dans le milieu hydrothermal. Les espèces endémiques se répartissent en auréoles concentriques autour des émissions hydrothermales, en fonction de leurs capacités de résistance aux conditions environnementales et de leurs besoins trophiques (Figure I.4; Desbruyères et al., 1982). Au niveau de la Dorsale du Pacifique Oriental, au plus proche de la sortie de fluide (et donc à la plus haute température, 20- 40°C), on trouve les Polychètes Alvinellidés (genres Alvinella et Paralvinella), avec Hesiolyra bergi (Hesionidé) et le crabe Cyanagraea praedator puis, plus bas sur les cheminées et à des températures plus basses (8-20°C), on trouve la majorité de la faune avec les Vestimentifères, les poissons Zoarcidés, le céphalopode Vulcanoctopus hydrothermalis, de nombreuses espèces de Polychètes (Polynoidés, Alvinellidés du genre Paralvinella, Phyllodocidés, Nereis, etc …), des patelles ainsi que le crabe Bythograea thermidron et de nombreux petits crustacés. Encore plus loin, la température est comprise entre 2 (température de l’eau de fond) et 8°C. On y trouve des moules du genre Bathymodiolus avec leur commensal Branchipolynoe, ainsi que différentes espèces de patelles. Si loin de la surface, une source abondante de composés organiques est nécessaire au maintien d’une biomasse de cette importance. La production primaire est assurée par des bactéries chimioautotrophes, tirant leur énergie de l’oxydation de composés réduits comme les sulfures (H2S) et le méthane (CH4). Ces bactéries peuvent être libres ou associées en symbiose aux grands consommateurs primaires de ce milieu, tels que les vestimentifères (Riftia, Tevnia, Oasisia, Alaysia, Ridgeia) ou les mollusques bivalves (Calyptogena, Bathymodiolus) et gastéropodes (Ifremeria, Alviniconcha). Les bactéries, afin de pouvoir oxyder les composés réduits énergétiques, ont besoin d’un accepteur final d’électrons tel que l’oxygène ou les nitrates. Ceci implique que ces bactéries chimioautotrophes doivent vivre dans une zone d’interface où les deux types de composés (composés réduits et accepteurs finaux d’électrons) sont présents en même temps. Les animaux symbiotiques doivent donc vivre dans les zones de mélange actif. La très forte dépendance des organismes hydrothermaux vis à vis de l’émission des fluides est révélée par l’extinction massive et rapide des populations d’espèces endémiques sessiles lorsque l’émission de fluide cesse. La production bactérienne cesse, les organismes symbiotiques consomment vite leurs réserves et meurent. Les autre organismes, prédateurs des premiers ou brouteurs de bactéries, disparaissent ensuite rapidement quand leur source de nourriture disparaît. Cette interdépendance est aussi montrée par les valeurs d’isotopes stables en d 13C, plus négatives que les valeurs des organismes abyssaux non hydrothermaux (Fisher et al., 1994; Kennicutt et Burke, 1995). 

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Les suintements froids du Golfe du Mexique

 Dans le Golfe du Mexique, des communautés animales basées sur une production locale de matière organique par des bactéries chimioautotrophes ont été découvertes au niveau de l’escarpement de Floride, au niveau du talus de Louisiane et sur le site d’Alaminos Canyon (Figure I.5). Ces communautés animales présentent de nombreuses analogies avec celles des sources hydrothermales (Carney, 1994). 

Table des matières

Chapitre I : Modèles et milieux I.1. Les sources hydrothermales
I.1.1. Historique
I.1.2. Conditions environnementales
I.1.3. La faune hydrothermale
I.2. Les suintements froids du Golfe du Mexique
I.3. Les modèles biologiques étudiés et leur milieu de vie
I.3.1. Alvinella pompejana
I.3.2. Branchipolynoe spp
I.3.3. Orbiniidé du Golfe du Mexique
I.4. Adaptations respiratoires
I.4.1. Les facteurs environnementaux et leurs effets sur la respiration
I.4.2. Adaptations respiratoires
I.5. Plan du manuscrit
Chapitre II : Adaptations anatomiques
II.1. Introduction
II.1.1. Les organes d’échanges gazeux des Alvinellidés (Ordre des Terebellida)
II.1.2. Echanges gazeux chez les Polynoidés (Ordre des Phyllodocida)
II.1.3. Les organes d’échanges gazeux des Orbiniidés (Ordre des Orbiniida)
II.2. Matériel et méthodes
II.2.1. Récolte des animaux
II.2.2. Calcul des surfaces branchiales spécifiques
0 II.2.3. Microscopie optique
II.2.4. Microscopie électronique
II.2.5. Système circulatoire d’Alvinella pompejana
II.3. Résultats
II.3.1. Etude de Branchipolynoe spp.
II.3.1.1. Surface branchiale spécifique
II.3.1.2. Ultrastructure des branchies de Branchipolynoe seepensis
II.3.2. Etude de l’Orbiniidé du Golfe du Mexique
II.3.2.1. Morphologie générale du ver
II.3.2.2. Morphologie des branchies
II.3.2.3. Surface branchiale spécifique
II.3.2.4. Ultrastructure des branchies
II.3.2.5. Anatomie du système circulatoire branchial
II.3.3. Etude du système circulatoire de la partie antérieure d’Alvinella pompejana 50 II.4. Discussion
II.4.1. Structure générale des branchies
II.4.2. Ultrastructure des branchies
II.4.3. Surface branchiale spécifique
II.4.4. Aspect fonctionnel : échanges gazeux
II.4.5. Detoxication des sulfures
Chapitre III : Caractérisation et structure des hémoglobines III.1. Introduction
III.1.1. Qu’est-ce que l’hémoglobine ?
III.1.2. L’unité de base : la globine
III.1.3. Hémoglobines extracellulaires d’invertébrés
III.1.4. Structure des hémoglobines d’Annélides
III.1.5. Les hémoglobines des animaux des milieux réduits
III.2. Matériel et méthodes
III.2.1. Collecte des fluides corporels
III.2.2. Purification des hémoglobines
III.2.3. Estimation des masses natives
III.2.4. Etude de la structure des hémoglobines
III.2.4.1. Contenu en acides aminés
III.2.4.2. Rapport hème/protéine
III.2.4.3. Electrophorèse
III.2.4.4. Spectrométrie de masse
III.2.5. Digestion des hémoglobines par la subtilisine
III.2.6. Structure primaire des hémoglobines de Branchipolynoe symmytilida
III.2.6.1. Extraction des ARN totaux et purification des ARN messagers (ARNm)
III.2.6.2. Synthèse des ADN complémentaires (ADNc)
III.2.6.3. Microséquençage de l’extrémité N-terminale III.2.6.4. Amplification par PCR
III.2.6.5. Amplification de l’extrémité 5’ des ADNc par RACE-PCR
III.2.6.6. Séquençage des fragments amplifiés
III.2.6.7. Hybridation des ARN sur membrane (Northern Blot)
III.2.6.8. Structure des gènes de globine
III.2.7. Caractéristiques spectrophotométriques des hémoglobines
9 III.3. Résultats
III.3.1. Structure des hémoglobines coelomiques HbC1 et HbC2 de Branchipolynoe spp.
III.3.1.1. Purification des hémoglobines de Branchipolynoe spp. 91 III.3.1.2. Spectrométrie de masse
III.3.1.3. Etude de la structure des sous-unités des hémoglobines de B. symmytilida
III.3.1.4. Caractéristiques spectrophotométriques des hémoglobines coelomiques de Branchipolynoe spp
III.3.1.5. Contenu en acides aminés des hémoglobines coelomiques de Branchipolynoe
III.3.2. Structure primaire des hémoglobines coelomiques de Branchipolynoe symmytilida
III.3.3. Structure de l’hémoglobine intracellulaire d’Alvinella pompejana
III.3.4. Structure de l’hémoglobine de l’Orbiniidé du Golfe du Mexique
III.3.4.1. Purification par FPLC
III.3.4.2. Etude en spectrométrie de masse de la composition en sous-unités
III.4. Discussion
III.4.1. Structure de l’hémoglobine intracellulaire d’Alvinella pompejana
III.4.2. Structure de l’hémoglobine de l’Orbiniidé du Golfe du Mexique
III.4.3. Les hémoglobines de Branchipolynoe spp
III.4.3.1. Caractéristiques spectrophotométriques
III.4.3.2. Structure quaternaire des hémoglobines
III.4.3.3. Contenu en acides aminés
III.4.3.4. Structure primaire
Chapitre IV : Physiolgie de la respiration
IV.1. Introduction
IV.1.1. Résistance aux sulfures
IV.1.2. Résistance à l’hypoxie et à l’anoxie
IV.1.3. Adaptations aux concentrations variables de CO2
IV.1.4. Systèmes de transfert de l’oxygène
IV.2. Matériel et méthodes 1
IV.2.1. Collecte des animaux IV.2.2. Collecte du sang et du liquide coelomique
IV.2.3. Purification des hémoglobines pour l’étude des propriétés fonctionnelles
IV.2.4. Contenu en hème
IV.2.5. Résistance à l’anoxie et aux sulfures
IV.2.6. Respirométrie
IV.2.7. Pouvoir tampon des fluides corporels de Branchipolynoe symmytilida
IV.2.8. Pouvoir tampon des fluides corporels d’Alvinella pompejana
IV.2.9. Propriétés fonctionnelles des hémoglobines
IV.3. Résultats

IV.3.1. Respirométrie
IV.3.2. Contenu en hémoglobine

IV.3.3. Pouvoir tampon du liquide coelomique de Branchipolynoe symmytilida 


IV.3.4. Effets du CO2 sur les fluides corporels d’Alvinella pompejana 


IV.3.5. Propriétés fonctionnelles des hémoglobines de Branchipolynoe symmytilida


IV.3.6. Propriétés fonctionnelles des hémoglobines d’Alvinella pompejana.
IV.3.7. Propriétés fonctionnelles de l’hémoglobine de l’Orbiniidé du Golfe du Mexique.
IV.3.8. Résistance à l’anoxie et aux sulfures
IV.4. Discussion
IV.4.1. Comportement des fluides corporels face aux variations de concentration en CO2
IV.4.2. Propriétés fonctionnelles des hémoglobines
IV.4.3. Système de transfert de gaz d’Alvinella pompejana
IV.4.4. Maintien de l’apport d’oxygène aux organes
IV.4.5. Résistance à l’anoxie et aux sulfures
Chapitre V : Discussion générale et perspectives
V.1. Branchipolynoe spp
V.2. Alvinella pompejana
V.3. L’Orbiniidé du Golfe du Mexique
V.4. Diversité des adaptations 

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