ACAI: une approche dimensionnelle des TCA dans un contexte collégial
Si l’approche catégorielle se définit par l’existence de catégories distinctes de troubles qui varient qualitativement les uns des autres, l’approche dimensionnelle étudie, quant à elle, les phénomènes psychiques comme des grandeurs, non directement mesurables, mais liés au cumul d’indicateurs directement mesurables (Demazeux, 2008). La conception dimensionnelle de la santé mentale proposée par Nylander en 1971 repose en fait sur l’existence d’un continuum de sévérité mettant en évidence des vulnérabilités psychologiques et des perturbations environnementales qui varient de façon quantitative (Monthuy-Blanc, 2018; Nylander, 1971). Cette approche vise à « assouplir» les critères diagnostiques en y introduisant des degrés de sévérité. Autrement dit, le TCA est, dans cette approche, considéré comme une échelle progressive fonctionnant en gradients d’intensité. Les comportements dysfonctionnels, nommés symptômes, ne sont plus décrits comme étant présents ou absents, ou encore envisagés comme des symptômes au sens médical du terme, mais plutôt comme des caractéristiques existant selon des balises quantitatives (Mintz et Betz, 1988).
L’approche dimensionnelle des TCA laisse ainsi la place à une approche transdiagnostique du trouble, permettant de l’appréhender selon une évolution temporelle (Fairburn, 2008). Plus précisément, l’approche transdiagnostique met de l’avant la possibilité de présenter en même temps des symptômes qui sont communs à l’anorexie mentale et à la boulimie, par exemple, ou encore d’expliquer l’évolution fréquente des TCA (McFarlane et al., 2008 ; Shisslak et al., 1995 ; Wonderlich et al., 2007); c’est-à-dire que parfois des symptômes d’anorexie mentale peuvent évoluer en symptômes de boulimie, qui peuvent eux-mêmes évoluer en symptômes de trouble d’accès hyperphagiques (Fairburn, 2008). Les TCA ne sont alors plus considérés comme qualitativement différents, mais comme partageant des symptômes congruents tels que l’insatisfaction corporelle ou le désir de minceur, par exemple.
À partir de ces deux conceptions de la santé mentale, il semble pertinent de privilégier dans cette thèse, une conception dimensionnelle qui permet ainsi de mettre en évidence leur fonctionnement évolutif, et qui peut être conceptualisée selon un continuum de sévérité qui varie d’un état normal à un état clinique, en passant par un état sousclinique: le continuum de sévérité des TCA ou continuum des ACAI (Nylander, 1971). L’apparition du trouble avéré serait ainsi précédée par des comportements alimentaires intermédiaires, influencés par des caractéristiques psychosociales qui varient selon la sévérité des TCA: des préoccupations en lien avec l’alimentation et l’apparence physique peuvent conduire à des perturbations de l’alimentation, puis à des comportements alimentaires pathologiques, et enfin, à des TCA dans une forme plus sévère (BeaIs et Manore, 1999; Torstveit et al., 2008 ; Turgeon et al., 2015).
Les ACAI peuvent donc être définis comme un ensemble d’attitudes et comportements précurseurs de TCA. En d’autres termes, il s’agit des prédispositions mentales (attitudes), de préoccupations vis-à-vis de l’apparence et de l’alimentation telles que l’insatisfaction corporelle et le désir de minceur. Il est aussi question de conduites directement observables (comportements) telles que le recours aux vomissements provoqués ou encore les crises de suralimentation, l’utilisation de laxatifs, la consommation de médicaments coupe-faim, de diurétique, la pratique sportive à des fins de perte de poids (Koszwewski et al., 1997; Thompson et Sherman, 2004) .
En migrant vers l’extrémité clinique du continuum des ACAI, l’individu est susceptible de présenter des ACAI plus nombreux et plus fréquents. À titre d’exemple, une étudiante se situant à droite du continuum pourrait avoir recours à des régimes, en plus de consommer des médicaments coupe-faim trois fois par semaine et de pratiquer une activité physique six fois par semaine. L’étudiante se situant plus à gauche du continuum pourrait, quant à elle, ne consommer que des médicaments coupe-faim, une fois par semaine.
Les ACAI de type accès hyperphagiques/purgatif correspondent, quant à eux, à la consommation de laxatifs, au recours aux vomissements provoqués, aux crises de suralimentation, ou encore à l’attitude boulimique (AP A, 2013). L’attitude boulimique, généralement nommée boulimie dans les tests psychométriques, correspond aux préoccupations en lien avec l’alimentation, la tendance à penser et à avoir des épisodes incontrôlables de suralimentation suivis de vomissements provoqués (Maïano et al., 2009). Il convient de noter que la crise de suralimentation correspond à un épisode de consommation alimentaire, associé à une perte de contrôle, équivalent à trois apports alimentaires ingérés en l’espace de deux heures (APA, 2013).
Modèles explicatifs des relations entre les facteurs d’influence des ACAI en
contexte éducatif
Les relations entre les facteurs d’influence des ACAI décrits ci-dessus sont généralement analysées selon le modèle biopsychosocial (Blank et Latzer, 2004; Polivy et Herman, 2002; Suisman et al., 2012). Ce modèle met en avant la multidimensionnalité des TCA et montre la convergence entre les facteurs de risque biologiques, psychologiques et socioculturels qui entretiennent une relation systémique, c’est-à-dire qu’ils interagissent entre eux (Vanderlinden, 2000). C’est donc l’interaction de plusieurs facteurs , combinée à des vulnérabilités, qui contribue au maintien des ACAI, voire au développement des TCA (MonthuyBlanc, 2018 ; Smolak et Striegel-Moore, 1996; Steiner et Lock, 1998) .
Mais au-delà de l’origine multifactorielle des ACAI mise en évidence par le modèle biopsychosocial, les facteurs d’influence peuvent être analysés selon le modèle des « 3 P » de Garfinkel et Garner (1982). Ce modèle, initialement développé et utilisé pour expliquer le développement des TCA, permet par extension d’expliquer que les ACAI se révèlent auprès d’individus «prédisposés» sur le plan individuel par des facteurs tant biologiques que psychologiques ou socioculturels, sous l’influence de facteurs « précipitants », tels que des évènements de vie stressants ou des régimes. Par la suite, des facteurs « perpétuants », liés à l’environnement, par exemple, viennent renforcer les facteurs prédisposants et précipitants (Garfinkel et Garner, 1982). L’intérêt du modèle des 3 P est qu’il implique que les facteurs à l’origine des ACAI ne sont pas identiques chez tous les individus, et surtout, que les mêmes facteurs ne conduiraient pas nécessairement aux ACAI chez deux individus différents (Garfinkel et Garner, 1982; Monthuy-Blanc, 2018). En d’autres termes, le modèle des 3 P permet, par exemple, d’expliquer l’apparition d’ ACAI chez un étudiant perfectionniste qui a commencé à pratiquer un sport dit de minceur, le triathlon, qui a entamé des régimes amincissants afin de répondre aux attentes de l’activité, et qui, aujourd’hui, couplerait à ces régimes la prise de coupe-faim, un entraînement excessif et des épisodes de jeûne intermittent. Selon ce modèle et en complément du modèle biopsychosocial, les ACAI constitueraient à la fois des facteurs prédisposants, précipitants et perpétuants des TCA. Ces facteurs sont déclinés dans la prochaine section.
Facteurs d’influence biologiques
Parmi les facteurs d’influence biologiques pouvant faire varier la position de l’étudiant sur le continuum des ACAI, le genre, le statut ethnique, les processus endocriniens, le système sérotoninergique, la périnatalité, les fluctuations pondérales, les vulnérabilités héréditaires ou encore un facteur développemental comme la puberté sont généralement considérés dans les études (Jackson et Chen, 2011 ; Polivy et Herman, 2002; Rosenvinge et Pettersen, 2015). En d’autres termes et à titre d’exemple, une jeune fille caucasienne de 17 ans, amie avec des pairs présentant des préoccupations liées au poids et à l’image corporelle ayant déjà fait des régimes amincissants depuis son enfance, serait plus vulnérable aux ACAI qu’un jeune garçon afro-américain de 25 ans baignant dans un contexte social équilibré sans historique pondéral particulier.
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