Absence d’une approche unifiée de l’innovation sociale dans l’ESS
Ce rapport à la coopération contribue entre autres à comprendre pourquoi l’innovation sociale trouve un écho particulier dans le champ ESS, ou plutôt, pourquoi l’ESS est porteuse d’innovations sociales. Marie J. Bouchard (2011) perçoit au total quatre raisons:
– « elle [l’ESS] émerge pour répondre à des aspirations et à des besoins collectifs, souvent dans des secteurs d’activité́ nouveaux ou peu développés, en proposant de nouvelles manières de faire qui correspondent à des valeurs d’équité́, d’égalité́ et de justice sociale » ;
– « elle résulte d’un entrepreneuriat social et collectif animé par des objectifs autres que les bénéfices pécuniaires personnels » ;
– « elle tend à répondre à des demandes et à des attentes sociales qui sont non comblées » ;
– « elle a la capacité́ de pallier à l’économie de marché pour combler les failles du marché́ ainsi que de remédier à l’insuffisance publique, voire la devancer dans la production de biens publics ou de biens de confiance ».
Trois remarques nous semblent importantes. D’abord, si l’origine de l’innovation sociale ne peut en aucun cas être limitée à l’ESS, le rapprochement est en effet récurrent, aussi bien dans la littérature, que lors d’évènements, dans les réseaux professionnels ou encore dans l’élaboration des dispositifs publics d’accompagnement ou de financement. Qui plus est, en France, l’ESS et l’innovation sociale ont été reconnues dans le même temps au niveau législatif : l’article 15 de la loi ESS 2014 donne une définition de l’innovation sociale. Ensuite, il reste difficile de tracer les contours du champ de l’ESS au-delà d’une approche par les statuts. Celui-ci rassemble des entreprises au mode de fonctionnement variés. L’aspect novateur, le caractère collectif des démarches ainsi que le rapport au profit et à l’économie de marché évoqués par Marie J. Bouchard peuvent notamment s’entendre de façons très différentes et ne sont pas systématiques. Rappelons par exemple que la loi française reconnaît, à côté des acteurs historiques de l’ESS, les sociétés commerciales (CdC en fait partie) qui poursuivent un objectif d’utilité sociale et respectent certaines règles en matière de gestion et de gouvernance. Ces nouveaux entrepreneurs sociaux s’appuient souvent sur un modèle économique de type ocial business et des modes de gouvernance plus traditionnels, n’intégrant pas le principe de double qualité, perçu historiquement comme un levier de la dynamique collective. Enfin, la communication et les programmes publics d’identification et de soutien à l’innovation sociale ne révèlent-elles pas plutôt une volonté d’assimiler l’innovation à un entrepreneuriat social capable de croissance, d’efficacité marchande et sociale, de création d’emplois, « d’activer la dépense publique et la rendre plus efficace et pertinente » ? C’est le constat exprimé par Laurent Fraisse :
« Sans être complètement levées, les ambivalences définitionnelles sont circonscrites par des orientations politiques qui, tout en ayant le mérite d’être plus explicites, n’en restreignent pas moins le champ des possibles en matière d’innovations sociales ».
Il s’avère finalement difficile d’associer une certaine approche de l’innovation sociale et de l’implication des bénéficiaires au champ de l’ESS. Nous avons donc tenté de comprendre les différentes approches.
La question de l’implication des bénéficiaires au cœur des approches de l’innovation sociale
Depuis la fin des années 2000, le concept d’innovation sociale est régulièrement mis en avant par les responsables politiques français et européens. Son importance est en particulier reconnue dans les thématiques de la croissance durable, de la lutte contre la pauvreté́, de la cohésion sociale, de l’encouragement à l’entrepreneuriat ou encore de la modernisation des politiques publiques (Fraisse, L., 2020). Divers dispositifs et programmes existent aujourd’hui en vue de reconnaître, accompagner, développer et financer l’innovation sociale. En France, la loi ESS 2014 donne une définition :
« Est considéré comme relevant de l’innovation sociale le projet d’une ou de plusieurs entreprises consistant à offrir des produits ou des services présentant l’une des caractéristiques suivantes 1° Soit répondre à des besoins sociaux non ou mal satisfaits, que ce soit dans les conditions actuelles du marché ou dans le cadre des politiques publiques ; 2° Soit répondre à des besoins sociaux par une forme innovante d’entreprise, par un processus innovant de production de biens ou de services ou encore par un mode innovant d’organisation du travail. Les procédures de consultation et d’élaboration des projets socialement innovants auxquelles sont associés les bénéficiaires concernés par ce type de projet ainsi que les modalités de financement de tels projets relèvent également de l’innovation sociale » (Article 15, I.).
Les trois cas étudiés répondent à plusieurs des conditions indiquées ici. Il faut toutefois reconnaître que l’accès à des services de proximité est un besoin social.
Centrée sur le « problème à résoudre », le résultat et l’entreprise, cette définition, comme celle du Conseil Supérieur de l’Économie Sociale et Solidaire, est souvent associée par les chercheurs à des approches dites « fonctionnalistes » (L.Fraisse, 2020), « de l’entrepreneuriat social » (E.Besançon et N.Chocho , 2015), « faibles » (J-L. Laville, 2014), en opposition à des approches qualifiées de « transformatrices », « institutionnelles » ou « fortes ». Constatant une « polarisation des conceptualisations », en réaction à l’institutionnalisation de la notion, L.Fraise (2020, p58) a mis en évidence les « constantes repérables dans les distinctions opposées», en les attribuant, soit à une « vision dominante », soit à une « vision radicale » de l’innovation sociale (selon sa dénomination). Plutôt que d’aborder les diverses approches, nous résumons ici son travail, et notamment les différences en matière d’implication des acteurs.
– La vision dominante (mainstream) est liée à l’appropriation institutionnelle de la notion d’innovation sociale et incarnée par des « innovateurs sociaux [qui] adoptent une posture pragmatique. Ils cherchent avant tout à faire émerger, reconnaître et développer une initiative dans un secteur ou un territoire donnés en tenant compte de l’environnement institutionnel existant. Ils n’ont pas la prétention de changer les représentations, normes, règles et financements qui encadrent leurs pratiques ». Selon l’auteur, cette conception « tend à intérioriser comme une contrainte, sinon comme une opportunité, les impératifs de rationalisation, d’efficience, voire de réduction des dépenses sociales. Autrement dit, faire mieux avec moins d’argent public est l’un des défis à relever pour les innovateurs sociaux ».
– La vision radicale associe à l’innovation sociale une dimension plus transformatrice, et une dimension contestatrice. La première dimension s’entend à l’égard du changement institutionnel attaché au processus d’innovation sociale. Celui-ci entraînerait un changement des règles et des normes de comportement par plusieurs biais : la mise en place d’une gouvernance démocratique ; la reconnaissance égale des attentes et des aspirations des professionnels, des usagers et des bénévoles ; la participation au projet et le droit à l’initiative de tous. L. Fraisse évoque aussi une démarche de « co-construction des connaissances, comme du cadre règlementaire, et de financements propres à l’innovation sociale ». La seconde dimension prend forme dans l’opposition aux politiques publiques fondées sur une logique néolibérale et dans le refus de se substituer à l’État. La volonté est au contraire que les initiatives locales soient prises en compte pour leur capacité à participer au système social et à le transformer.
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