Abréviations et altérations de la chaîne parlée
Certains procédés linguistiques font un emploi singulier de la chaîne linguistique afin de donner une expressivité particulière au propos. Les six premières sections de l’œuvre de Ratanapañña sont dédiées à mettre en exergue diverses méthodes de manipulations des phonèmes, l’effet escompté étant de transfigurer totalement l’énoncé par un mécanisme qu’il faut élucider pour rétablir toute lecture pertinente. Nous avons scindé notre exposé en deux parties. Tout d’abord, la présentation des trois premiers chapitres qui s’appuient sur des techniques d’abréviations du discours (chp. 1 ādi-saṅketa, chp. 2 anta-°, chp. 3 ādy-anta-°) ; suivis des trois suivantes (chp. 4 majjha-saṃhatā, chp. 5 paṭilomakkhara, chp. 6 līnatakkhara) dont la particularité est d’opérer par des logiques de déplacements des syllabes dans la chaîne parlée, dénaturant totalement la nature de l’énoncé. Nous devons concéder que l’exposition de ces deux sections souffre d’un déséquilibre évident dû au fait que les saṅketa rencontrent un certain écho dans le champ des pratiques bouddhiques. Ils donnent par conséquent lieu à des digressions qui forment notre second volet : leur utilisation dans le champ de l’occulte (les huachai) ; ainsi que l’évocation de la tradition qui a trait au nombre de Buddhas.
Les systèmes d’abréviations (saṅketa)
La réduction de certains énoncés, selon les circonstances et les objectifs, est une nécessité qui prend de multiples formes dans la tradition pāli. Kate Crosby le rappelait dans un article intitulé « Saṅkhepasārasaṅgaha: Abbreviation in Pāli » (Crosby, 2007), où elle inventoriait les divers procédés : les peyyāla, les dénominations d’œuvres (saṅgaha, saṅkhepa, etc.), les mātikā, etc. Ajoutons à cet éventail de possibilités certains procédés utilisés par les grammairiens et poètes pour exposer leurs données techniques, qui se rapprochent des méthodes utilisées dans le VSS. Par exemple, le septième sutta112 de la Saddanīti exprime la distribution des vingt-cinq consonnes selon une quintuple partition ou vagga, par l’énonciation des éléments initiaux et finaux de cet ensemble : kādī mantā vaggā. (Sadd 606) Les sections qui débutent par ka et finissent par ma.Dans un autre registre, le Vuttodaya fait un emploi essentiel des abréviations comme outil mnémotechnique. Calqué sur les traités indiens de prosodie en sanskrit, notamment le Vṛttaratnākara de Śrī Kedārabhaṭṭa (Anandajoti Bhikkhu, 2016a : 12), le Vuttodaya adopte plusieurs signes conventionnels pour désigner les différentes mesures, bases des diverses structures métriques : sabba-g’-lā m’-nādi, ga-lahu-bh’-yā, majjhanta-garū ja-sa, majjhanta-lā ra-teteṭṭha gaṇā, go garu lo lahu. (Vutt 30) Il y a huit mesures, ga est lourde (garu), la est légère (lahu) : Les mesures qui sont toutes ga ou la sont [appelées] ma et na, Avec ga ou légère au début elles sont [appelées] bha et ya, Avec une lourde au milieu ou à la fin elles sont appelées ja et sa, Avec une lā au début ou à la fin elles sont appelées ra et ta. Les huit mesures (aṭṭha gaṇā) sont ici désignées par les syllabes ya, ra, ta, bha, ja, sa, ma, na, auxquelles s’ajoutent la et ga (lahu légère, garu lourde), séquence mnémonique dont chaque terme contracte un terme pāli parfaitement identifié par un contemporain du VSS la Maṅgalatthadīpanī (Maṅg-d 10, 7-8) : yajamāna (l’officiant), ravi (le soleil), toya (l’eau), bhūmi (la terre), jalana-soma (la lune), māruta (le vent), nabha (le ciel). Ces mesures résumées permettent ainsi de décrire de multiples motifs prosodiques faits de trois syllabes et animés par des mesures lourdes ou légères (Deo, 2007 : 6). Ratanapañña consacre les trois premières sections de son œuvre à des systèmes d’abréviations (ādi-saṅketa, anta-°, ādi-y-anta-°). L’artifice technique utilisé est appelé saṅketa, définit dans le PED comme « l’annonce, l’accord, le lieu désigné, le rendez-vous ». Ce mot est également bien attesté en sanskrit. Il y est connu avec les sens de « signal, convention » et même « explication abrégée d’une règle grammaticale ». Dans les langues modernes (ex. hindi), le mot a couramment le sens d’abréviation. saṅketa-sūci signifie habituellement « liste d’abréviations ». Nous avons retenu cette dernière acception puisqu’elle caractérise le mieux le procédé technique employé par l’auteur. En effet, le « jeu » auquel il nous convie consiste à mettre en lumière un certain nombre d’enseignements bouddhiques par l’intermédiaire d’agencements de syllabes contenues dans une formulation métaphorique ou poétique qui met en avant ses caractéristiques. Dans chacune des trois sections ces syllabes sont prélevées respectivement sur la première (ādi-°), la dernière (anta-°), ainsi que la première et la dernière (ādi-y-anta-°) syllabe d’un énoncé.
Les abréviations par le début (ādi-saṅketa)
Le terme ou concept « clé », titre de cette section, est « ādi-saṅketa » que nous avons traduit par « abréviation par le début ». En qualité d’adjectif, le CPD définit ādi comme « début, initial, premier, principal ». Le principe présenté dans la stance d’introduction du chapitre qui nous guide dans cette tâche (v. 9) repose sur une mise en équation entre « la syllabe initiale » d’un ensemble et « l’abréviation par le début », c’est-à-dire la syllabe ellemême : chacune des syllabes suggérée est l’amorce d’un vers, d’une stance, d’une série d’idées, qui figure dans le texte ou non. À noter que l’on peut voir cette méthode à l’œuvre dans certains manuscrits composés à une époque encore récente, par exemple dans le kham chong thang lai lae tang phat tha kap (คํา จองทั&งหลายและตั&งภัทกัป) non daté mais probablement du XIXe siècle, en provenance de Chiang Mai. Microfilmé et présent au Social Research Institute de Chiang Mai (Sommai, 1986 : ms. n° 79.029.11.034-034), sa description succincte évoque une « list of the initial letters of many sutras and the number of letters in the entire text of many sutras ». De plus, le procédé d’abréviation dépasse dans le VSS le cadre de sa première section puisqu’il embrasse également les strophes 399 à 406, ainsi que les vers 104, 317 et 346. On recense ainsi dans le VSS un total de trente-quatre ādi-saṅketa (voir annexe 6). Soulignons également que cette méthode est utilisée dans cette œuvre comme outil de composition, tel le vers 408 (catu-ma = catu maggā), technique employée également parmi certaines élites monastiques contemporaines. Des vers extraits d’un volume de Mélanges composé pour célébrer le Vénérable Dhammānanda113 témoignent de cette vitalité, ces saṅketa étant mis au service d’arrangements littéraires (cité par Balbir et Skilling, 2010 : 323–324) : su-ci-pu-bhā-vi-li-mutto na hi so paṇḍito bhave. dharanto cha ime dhamme puṇṇa-cando va sobhati. Privé de su, ci, bhā, vi, et li, il ne saurait être un savant. Détenant ces six propriétés, il brille telle la lune en son plein. su est pour suta ‘savoir’, ci vaut cintana ‘réflexion’, pu est pucchana ‘questionnement’, bhā vaut bhāsana ‘éloquence’, vi est pour vinicchayana ‘juger’, et li est likhana ‘écrire’. Les développements qui suivent présentent les différentes formules contenues dans le texte. Afin de les mettre en relief et saisir leur logique d’ordonnancement, ils font l’objet d’une courte note synthétisant leur cadre d’interprétation et les sources qui les irriguent. Nous cernerons ainsi le fond conceptuel sur lequel est bâti l’ensemble. Par ailleurs, il est difficile de déterminer avec certitude les visées qui président à chacune des formules exposées : mnémotechnique ou apotropaïque. La littérature contemporaine et spécialisée sur ce sujet nous aide toutefois à repérer celles qui ont traversé le temps jusqu’à y être consignées dans ces manuels techniques. Nous les mentionnerons lorsque possible bien que cet aspect fasse l’objet de la section suivante sur les huachai et les méthodes associées (yantra, khatha, etc.). Enfin, par commodité d’exposition nous présentons ces données en trois points distincts : les deux premiers selon leur degré de complexité dans leur composition ; le dernier, plus thématique et « essentiel », regroupe les formules désignant le canon pāli et ses divisions.