A Midnight Modern Conversation de William Hogarth
Une des origines de la satire « hogarthienne » : le paradoxe
Après avoir explicité la mise en place de la satire dans l’œuvre et vu à partir de quel genre elle se construisait, l’objectif est, à présent, d’en voir l’un des principaux mécanismes. Le paradoxe apparaît comme un concept omniprésent qui servirait les intérêts de la satire « hogarthienne » et qui pourraient ainsi mieux la décrire. 1) Définition et théorisation du concept de paradoxe Partons de la définition de l’encyclopédie anglaise pour reconstituer le paradoxe présent dans A Midnight Modern Conversation, à la manière de la préface de Robert Abirached rappelant la définition du paradoxe grâce à l’Encyclopédie française du XVIIIe siècle pour resituer le travail de Denis Diderot sur le comédien67. L’utilisation d’une première définition anglaise qui voit le jour dans Cyclopaedia en 1728 n’est pas anodine. Assurément, cette définition nous donne un point de départ précieux car elle inscrit le concept étudié dans le siècle où l’œuvre a été produite. D’autant plus que la première édition de l’encyclopédie d’Ephraïm Chambers est publiée dès 1728, quelques années avant la conception de A Midnight Modern Conversation. Le dictionnaire anglais donne la définition suivante du paradoxe : « in Philosophy, a proposition seemingly absurd, because contrary to the received opinions, but yet true » 68. Ce à quoi la cinquième édition de 1741 rajoute à la suite « true in effect » . À titre indicatif, la définition française, plus tardive, en donne la définition suivante : « en Philosophie, c’est une proposition absurde en apparence, à cause qu’elle est contraire aux opinions reçues, & qui néanmoins est vraie au fond, ou du moins peut recevoir un air de vérité » 70. Ces définitions se positionnent toutes dans le champ de la philosophie et restent très stables dans le temps voire même dans l’espace71. Elles constituent une base contemporaine à l’œuvre étudiée et la première définition qui prévaudra sur les autres. D’après ces premières descriptions du concept philosophique du Cyclopaedia ou An Universal Dictionary of Arts and Sciences, vol. II, 5 e édition, 1741. Concernant la stabilité de ce concept dans le temps et l’espace voir TEDESCHI Paul, Paradoxe de la pensée anglaise … op. cit., p. 11-12 (note 4) où il donne des définitions très variées de tous les horizons à propos du paradoxe. P a g e 33 | 121 paradoxe, on en déduit que c’est une notion étonnante mais vraie venant contredire une doxa. La doxa devient le « common sense » ou sens commun, expression très utilisée par les philosophes notamment anglais du XVIIIe siècle. Ce sens commun – contenant lui aussi des ambiguïtés et largement défini par Paul Tedeschi – doit être compris comme une logique universelle se rapprochant ainsi de ce que l’on nomme la doxa, plus communément. À ce paradoxe philosophique vient se rajouter une conception plus rhétorique de cette notion. En effet, la satire a démontré qu’elle pouvait à la fois se situer dans le domaine littéraire mais aussi dans le domaine visuel. Ceci constitue un point commun avec le paradoxe qui peut à la fois concerner la parole orale ou écrite et l’aspect visuel comme ce mémoire tentera de le démontrer à l’aide du support visuel qu’est A Midnight Modern Conversation. La présence de ce paradoxe comme figure rhétorique prend place dès le XVIIe siècle et a pour but, à force d’argumentations, de faire naître la réflexion par des effets de surprise. Une forme de paradoxe qui s’étend jusqu’au XVIIIe siècle où il devient un concept à la recherche de la vérité. Ce second paradoxe, pourtant vu sous une autre discipline, est toujours contemporain de l’œuvre étudiée et persiste à reprendre des éléments déjà existant dans la définition philosophique de ce concept. On y retrouve, de fait, l’idée de la surprise que sous-entendait le terme « d’absurde » dans les dictionnaires précédents. Un étonnement comme conséquence du paradoxe qui est retenu ainsi depuis l’Antiquité74. Élément auquel il faut rajouter la volonté de se rapprocher d’une véracité que l’on peut mettre en correspondance avec la fin des définitions du début (« but yet true », ou « but yet true in effect », ou « & qui néanmoins est vraie au fond, ou du moins peut recevoir un air de vérité »). Des points communs que l’on retrouve aussi dans des définitions plus récentes qui nous permettront de simplifier l’emploi du terme de paradoxe durant le reste du mémoire. Définir le paradoxe d’une troisième manière ne tenant plus compte du contexte philosophique ou historique de manière générale ; permet de rendre les prochains propos plus limpides. À dire vrai, les définitions les plus récentes ne changent guère de celles citées auparavant75 . 72 Ibid, p. 11-12. 73 Il est contemporain dans le sens où il a une existence concrète non pas dans son appellation puisque le paradoxe comme concept rhétorique est théorisé à postériori ; mais dans son utilisation où il dit que le paradoxe, dans ses formes les plus anciennes, est aussi basé sur cette idée de la surprise ou de « l’étonnement ». Cette dernière idée à une réalité philosophique et est déjà présente chez Platon d’après l’auteur. 75 La définition générale donnée par le CNRTL (Paradoxe A., In CNRTL en ligne. Comité éditorial du CNRTL, consulté le 10 avril 2021. Disponible sur : https://www.cnrtl.fr/definition/paradoxe) est : « Affirmation surprenante en son fond et/ou en sa forme, qui contredit les idées reçues, l’opinion courante, les préjugés ». Néanmoins, ce qui nous intéresse est la première définition que donnent deux ressources en ligne de nos jours. Le Cambridge Dictionary donne la définition suivante : « a situation or statement that seems impossible or is difficult to understand because it contains two opposite facts or characteristics ». Le CNRTL (Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales), lui, nous propose ceci : « Proposition qui, contradictoirement, mettant la lumière sur un point de vue prélogique ou irrationnel, prend le contrepied des certitudes logiques, de la vraisemblance » 76 . L’idée d’un paradoxe comme une contradiction émerge sans vraiment paraître nouvelle. Certains s’opposent au fait de parler de cette notion comme une contradiction ou comme un concept prenant vie à travers deux faits qui seraient opposés. Pour autant, l’opposition ainsi que la contradiction semble marquée dans les premières définitions contenant le mot « contrary ». Dans une approche purement visuelle, cette nuance ne paraît en rien affecter l’argument général disant que le paradoxe est présent dans l’œuvre de William Hogarth. Une des dimensions récurrentes de ces trois manières de définir le paradoxe pourrait passer inaperçue mais est primordiale pour bien assimiler le concept : il s’agit de l’idée que ce que représente le paradoxe peut être vrai ou, en tout cas, partiellement vrai. Quand le terme est expliqué dans le contexte philosophique du XVIIIe siècle anglais par Paul Tedeschi, on retrouve l’idée que le paradoxe « n’est pas forcément faux, ou qu’il reste dans l’ordre naturel, ou dans l’ordre d’une nature déterminée » 78. D’après le même auteur, le concept est encore plus proche de ce désir de vérité au XVIIIe siècle anglais par le biais d’un mouvement philosophique allant de John Locke, David Hume et Thomas Reid. Il est alors « dissocié de l’étrangeté douteuse ou erronée » 79. Il est intensifié à partir du moment où il devient visuel car l’image, son statut et l’œuvre choisie participe à l’accentuation de ce concept. En effet, la réflexion menée vise à découvrir, par la suite, des paradoxes visuels dans A Midnight Modern Conversation. Ce qui peut déjà être avancé avec sureté, c’est que l’image peut être source d’une part de vérité. Ceci 76 (Paradoxe A. 1, In CNRTL en ligne. Comité éditorial du CNRTL, consulté le 10 avril 2021. Disponible sur : https://www.cnrtl.fr/definition/paradoxe). Définition qui est entièrement montrée dans VIDAL-ROSSET Joseph, Qu’est-ce qu’un paradoxe, Paris, J. Vrin, « Chemins Philosophiques », 2004, p. 7 : « affirmation surprenante en son fond ou en sa forme, qui contredit les idées reçues, l’opinion courante, les préjugés. … Contradictoirement, elle met la lumière sur un point de vue pré-logique ou irrationnel, prend le contrepied des certitudes logiques, de la vraisemblance ». 77 C’est le cas dans la démarche philosophique de TEDESCHI Paul, Paradoxe de la pensée anglaise … op. cit., p.17 : « Contradiction ? Non : paradoxe ». Position qu’il réaffirme plus loin dans son analyse des travaux de John Locke dans sa première partie « L’explication des données de la connaissance ». . Véracité du paradoxe qu’il rend encore plus explicite à travers un exemple prenant en compte un autre champ disciplinaire qui est celui de l’astronomie en parlant du phénomène de la parallaxe. est vrai au XVIIIe siècle et notamment dans la seconde partie du siècle où cet aspect est confirmé par certains artistes et des écrivains (bien qu’il reste l’idée que l’image peut être aussi source de mensonges). Prenons un exemple : celui de Joshua Reynolds. L’artiste, en 1778, dit que certains détails particuliers peuvent offrir « un air de vérité » à une toile80. Cet « air de vérité » viendrait rejoindre la fin de la définition initiale du paradoxe dans Cyclopaedia. En France, au même siècle, Diderot oppose la peinture et l’éloquence « l’une étant qualifiée de vraie, la seconde d’insipide » pour critiquer la poétique théâtrale d’après l’analyse de Jean-Louis Haquette81. Cette distinction place la peinture comme diseuse d’une forme de vérité au contraire de la pratique du théâtre d’après Diderot. De manière beaucoup plus précise, Svetlana Alpers, qui étudie la peinture hollandaise du XVIIe siècle, nous dit que l’image est prépondérante dans cette culture et qu’elle « est à la source de toute créativité et de la vérité » 82. Si l’image hollandaise prône une vérité, alors l’œuvre étudiée dont les influences se trouvent dans cette zone au XVIIe siècle, pourrait alors contenir, elle aussi, cette forme de vérité. Rentrant ainsi dans une partie des définitions antérieures. Cette vision de l’image et les influences hollandaises visibles dans A Midnight Modern Conversation rendent l’œuvre éligible, en partie, à l’étude du paradoxe.
Les outils du paradoxe dans A Midnight Modern Conversation
A Midnight Modern Conversation contient une quantité d’éléments relevant, en son sein, du paradoxe. Ceux-ci se révèlent à plusieurs échelles sur les deux versions : on retrouve des paradoxes touchant des aspects formels et iconographiques de l’œuvre. Avant de commencer par l’analyse approfondie de chacun de ces paradoxes, relevons déjà que d’autres ont aperçu un système d’inversion qui, bien qu’il ne soit pas égal au paradoxe, soulève des oppositions non négligeables pour son étude. C’est le cas de Frédéric Ogée dans sa description de A Midnight Modern Conversation. Dans la « double dynamique » qu’il relève et qu’on a déjà pu mentionner, on retrouve des éléments souvent contradictoires. Ce qui est à l’origine de ce qu’il nomme « la dynamique de texture » est à la fois une « friction » entre le « mou » et le « rigide » ainsi que le « sinueux » et le « rectiligne » 87. Chacun de ces termes visant à la description du traitement des lignes et des contours par Hogarth est marqué par l’opposition rappelant des définitions plus récentes du paradoxe. La présence de contradictions est déjà sous-entendue par les analyses de Frédéric Ogée qui ne montre pas seulement certaines ambiguïtés dans le travail d’Hogarth en général, mais les fait aussi apparaître dans l’analyse que l’on peut faire de A Midnight Modern Conversation. Cette culture de l’inversion, il la retrouve dans la manière de comprendre le terme de « Midnight » dans le titre qui serait à approcher comme une heure englobante et non comme un horaire précis. Dans cette configuration-là, « Midnight » viendrait seulement annoncer le « milieu de la nuit » sans plus de précision. Cette idée viendrait appuyer l’hypothèse d’une scène de nuit représentant l’inverse des conversation pieces de jour. Dans ce système d’inversion entre jour et nuit, le jour mettrait en place les piliers de la conversation polie et « rangée » décrite dans les conversation pieces et laisserait place, le moment venu, à la nuit synonyme d’une conversation « dérangée » 88. L’inversion n’étant pas nécessairement une notion équivalente au paradoxe, est cependant définit par le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales comme une « action d’invertir, de mettre dans un sens opposé, contraire; 87 OGÉE Frédéric, « Je-sais-quoi : la représentation des formes du vivant dans l’œuvre de William Hogarth », DixHuitième Siècle, n°31, 1999, p. 258. 88 Propos tenus par Frédéric Ogée lors d’un entretien, en distanciel, le mardi 13 avril 2021. À préciser que Frédéric Ogée n’emploie pas le terme de « paradoxe » avec lequel il émet une réticence ; lui préférant ainsi le terme « d’inversion » pour parler de ce rapport entre la scène de conversation de jour et celle se déroulant la nuit. le résultat de cette action » rejoignant alors l’idée d’un « contraire » rappelant la première définition du paradoxe étudiée au début de ce chapitre89 . Les premiers paradoxes se situent dans la composition générale de l’œuvre. Le titre rejoint cette idée. Un titre doit, habituellement, nous donner un aperçu de ce que l’œuvre va donner à voir. Cependant, ce qu’il avance est le contraire de ce qui est représenté dans notre cas. Le titre nous promet de voir une scène ayant lieu à une heure donnée (minuit correspondant à « Midnight ») or cette heure n’est pas du tout celle qui est représentée visuellement dans l’œuvre. L’horloge indiquant quatre heures du matin sur les deux versions est la preuve que le titre fait office d’un leurre menant le spectateur sur une mauvaise piste. Le paradoxe se situe dans ce fossé qui s’installe entre ce qui doit normalement apparaitre aux yeux du spectateur, ce qu’il attend car il est influencé par une opinion commune et entre ce qui n’apparaît pourtant pas. La composition même qui se construit contre le genre artistique des conversation pieces, en s’y opposant, contredit aussi un style artistique communément admis dans les années 1730. En cela, tous les éléments énoncés dans la première partie deviennent des outils du paradoxe car ils s’opposent, à chaque fois, à une forme de représentation artistique reconnue et comprise dans un système courant. Dès lors, A Midnight Modern Conversation se construit sur une base inversée des conversation pieces dont l’objectif est de montrer un groupe harmonieux reflétant le partage d’une activité. Au contraire, l’œuvre étudiée met en scène des personnages unis physiquement car ils sont dans la même pièce, mais certains protagonistes se détachent de ce groupe (l’homme assis et tournant le dos à toute la scène par exemple) et la majorité ont l’esprit ailleurs. Ceci n’est pas sans rappeler l’analogie de la grappe de raisin de Roger de Piles90 : la grappe entière et unie, plus harmonieuse représenterait les conversation pieces et celle dont les grains de raisins éparpillés mettent en confusion le spectateur serait A Midnight Modern Conversation. Les deux s’opposent mais ce paradoxe à des origines bien plus développées. En effet, les personnages, dans les deux versions étudiées, ne sont pas complètement reliés par le corps et l’esprit contrairement au genre artistique parodié où d’un geste le lien se crée91. Ici, les personnages semblent être reliés par la boisson et en partage les conséquences sans en profiter et en être totalement satisfait. La satisfaction alors présente dans les conversation pieces 89 Définition sur laquelle le mémoire reviendra plus tard. Voir par exemple The Wollaston family (1730) de William Hogarth [voir annexes Ill.7], où le lien entre les deux groupes se fait à travers les yeux et la main droite de William Wollaston au centre. En effet, lui est au centre et deux groupes se placent de chaque côté de lui. Néanmoins, il les réunit en regardant le groupe droit et en montrant de sa main le groupe de gauche. s’évapore au contact de l’ivresse. Cette situation devient paradoxale car, en plus de contredire une forme artistique admise, l’œuvre entretient un rapport ambigu avec les liens qui regroupent habituellement les personnages. Se servant ainsi de cela elle montre, dans un même laps de temps à travers l’image, des personnages reliés, certes, mais tout autant dispersé. L’exemple de dispersion le plus concret se trouvant chez l’homme à la perruque plus foncée (noir sur la peinture et plus accentuée dans la gravure) tournant le dos à toute la scène. Ce type de représentation étant complètement banni des conversation pieces car même les domestiques font toujours face à la scène. De même, la manière dont est représentée la sociabilité masculine du XVIIIe siècle est étrange. Le genre parodié représente souvent la sociabilité de son temps or, dans l’étude de cas, cette dernière est décuplée et finit par s’annuler. Dans une équation où la sociabilité est multipliée on s’attendrait naturellement à ce que la conversation soit, elle aussi, décuplée, mais ce n’est pourtant pas le cas ici à cause des excès de l’alcool. Les personnages deviennent tellement sociables de par leur bouche grande ouverte, pour certains, que plus personnes ne les écoute réellement sous l’emprise du punch. Le résultat escompté n’est donc pas celui qui rejoint la logique attendue car il s’y oppose. La sociabilité représentée est aussi paradoxale en elle-même car elle correspond à la fois à ce qui est communément admis et elle est également inacceptable. La conversation masculine se veut très respectueuse et polie notamment dans les cafés, mais il existe aussi un autre type de discussion moins admis mais légitime au XVIIIe siècle en Angleterre. Karen Harvey en témoigne en disant que « the Midnight Modern Conversation group is not simply trangressing some important codes of manly civility ; crowned and united by the man giving an exuberant toast, it is also performing a manner of behaviour long deemed central to a particular form of male sociability: excessive, rowdy, even ‘roaring Bacchanalian’ as a later commentator described this image, but legitimate nonethless » 92. L’œuvre fait référence dans le genre qu’elle parodie à une première sociabilité masculine reconnue qu’elle vient compléter avec une forme moins appréciée artistiquement par l’opinion commune, c’est-à-dire une sociabilité masculine plus brutale. Si ce dernier argument ne place l’œuvre que partiellement dans le paradoxe, il permet, tout de même, de mieux comprendre la complexité de cette œuvre et de voir ce concept se faufiler à travers chaque sujet qui est utilisé.
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