À l’ombre du parti-état
Le haut : la construction de la pyramide de l’emprise de l’État par le Frelimo
Deux développements aideront à expliquer comment l’imbrication de l’État et du parti au niveau central est possible. Le premier sera relatif à la doxa qui mène à la servitude volontaire des membres du parti et domine l’opinion publique sur l’impossibilité d’une séparation entre le Frelimo et l’État. La seconde montrera comment le parti utilise ses statuts pour étendre ses tentacules dans l’appareil de l’État, et par quels moyens il tente de contrôler le sommet de l’État.
Le paradoxe de la République: l’ancien président Guebuza, bouc-émissaire de la servitude volontaire envers le Frelimo ?
« Partout où Nyusi se tourne, son sosie Armando Guebuza sera ! […] La situation vécue au Mozambique est inédite. Elle est le résultat de la tentative des actuels hôtes du parti au pouvoir. Il s’agit du projet du parti Frelimo qui prétend, pour cette législature, établir dans sa politique le concept de deux centres de pouvoir. S’agit-il d’une décision sage ? Le temps le dira. Mais il nourrit apparemment diverses préoccupations, surtout en ce qui concerne le rapport entre ces deux entités […]. Il s’agit de deux pouvoirs dont l’un se soumettra à l’autre. Qu’en sera-t-il ? En termes de hiérarchie, il appartient au parti de contrôler l’action du gouvernement du dedans. Tout laisse donc à croire que le pouvoir de l’État incarné par le Chef de l’État pourrait tomber dans les mains du parti Frelimo. En raison de la subordination qu’une telle situation implique, la nécessité pour Nyusi d’obéir à Guebuza, ce scénario fait prévoir des jours difficiles pour le pays, au cas où l’actuel chef d’État ne se délivrerait pas aussitôt des chaînes qui l’attachent. » José Alves, « Aonde quer que Nyusi se vire lá estará o seu sosia Armando Guebuza », Semanário Catembe, 25 février 2015.3 « Le président du Frelimo, Armando Guebuza, a démissionné à mi-parcours de son mandat, au cours des travaux de la quatrième session ordinaire du Comité du Frelimo qui se termine aujourd’hui à Matola, province de Maputo. Après la présentation de la demande d’Armando Guebuza, le dimanche, la Commission électorale du Frelimo prépare l’élection d’un nouveau président du parti, qui devrait être connu aujourd’hui. Les données disponibles indiquent que Filipe Jacinto Nyusi est le seul candidat ». « Presidente da Frelimo Armando Guebuza renunciou ao cargo », Rádio Moçambique, Dans l’après-midi du 29 mars 2015, le président du Frelimo a démissionné, au grand étonnement de tous, y compris des intellectuels. Le renoncement de Guebuza mit fin à un débat politique sur la direction du pays qui durait depuis le Xe Congrès du Frelimo en 2012 et surtout depuis que Filipe Nyusi avait été élu nouveau président de la République en octobre 2014. Le fond de la discussion concernait l’idée « impensable » d’une gestion bicéphale du pays, avec un président pour le parti Frelimo et un président pour l’État. En fait, depuis l’indépendance, le président de la République a toujours été aussi le président du parti. D’emblée, émergea dans l’opinion publique l’idée que le président du Frelimo ne commandait pas seulement son parti, mais également le pays. Ainsi, avoir un président du parti et un président de l’État reviendrait à les mettre en concurrence, car leur pouvoir a pour objet l’administration, sans laquelle le parti ne dispose pas des ressources pour mobiliser les électeurs. La première phrase du premier passage en exergue de ce chapitre, tiré d’un article du journaliste José Alves écrit juste avant la démission de Guebuza, trouve ici tout son intérêt : « partout où Nyusi se tourne, son sosie Armando Guebuza sera »5. Le scénario fut aggravé par le désir de Guebuza de rester au pouvoir par tous les moyens. Durant son second mandat de Président de la République, il afficha sa personnalisation du pouvoir : dorénavant ce n’était plus l’État ni même le Frelimo qui « faisait »6 , c’était lui, le président Guebuza. Il afficha un souverain mépris à l’égard des plus anciens membres du parti que, d’ailleurs, il avait exclu des débats. C’est au cours d’un de ces moments épiques de démonstration de son mépris que Guebuza fut obligé de démissionner, lors d’un coup de colère contre les membres fondateurs du parti. Seuls les membres du Comité central du parti devaient participer aux débats.
Le gouvernement du parti et les hauts fonctionnaires : par quels instruments et moyens le parti pénètre-t-il le sommet de l’État ?
Dans un premier temps, j’analyserai comment et par quels instruments et stratégies le parti pénètre l’État. En un deuxième temps, je vais démontrer comment et sur quel registre s’effectue l’imbrication entre les administrations locales et le parti Frelimo. Cette première partie se terminera ensuite par l’analyse des mécanismes par lesquels les fonctionnaires rétribuent la manne du parti. La pénétration des intérêts du parti au sommet de l’État se fait sous trois formes. L’une tient au respect et à la mise en place des statuts du parti, une autre au placement de cadres de confiance du parti au sommet des entreprises publiques et dans les conseils d’administration des entreprises privées auxquelles participe l’État. Enfin, une troisième forme non préméditée est relative à une sorte de nationalisme « fremilisé » étudié par Rozenn Diallo15. Comment les statuts du parti jouent-ils sur la pénétration de l’appareil d’État ? J’aborderai pour cela les mesures et changements mis en place par Guebuza au cours de ses deux mandats comme secrétaire général du parti, de 2002 à 2014 (et de la République de 2005 à 2015)L’imbrication entre le parti Frelimo et l’État est consacrée dans les statuts du parti. En effet, l’article 58 des statuts du Frelimo, approuvé en 2002, donne prérogative au parti sur l’État en considérant que : « c’est aussi à la commission politique de coordonner et d’orienter l’action du Gouvernement du Frelimo et de son groupe parlementaire à l’Assemblée de la République, de même que de définir les orientations opérationnelles des groupes représentant le parti au niveau des gouvernements locaux de l’État et des municipalités ». Cela est l’héritage direct de l’article 4 de la constitution de parti unique, selon lequel « le parti est la force dirigeante de l’État et de la société ». Il faut souligner que la commission politique est l’organe d’orientation et de direction du parti dans l’intervalle des séances du Comité central. La commission politique se réunit tous les quinze jours sur convocation du président du parti. Pour que les membres du gouvernement et l’Assemblée de la République n’échappent pas à l’influence du parti lorsqu’ils ne font pas partie de la commission politique, comme cela a été le cas de Nyusi et de son premier-ministre, les statuts stipulent que : « Le président de la République, le chef du groupe parlementaire du Frelimo à l’Assemblée de la République, le président de l’Assemblée de la République et le premier-ministre, quand ils sont membres du Parti, siègent à la commission politique, sans droit de vote ». Ainsi ces derniers sont-ils tenus de suivre les desiderata du parti. Tous les quinze jours, ils se réunissent pour faire une mise au point sur la conduite des affaires de l’État. Le nouveau président Nyusi et son premier ministre Agostinho do Rosário ont ainsi dû se rendre aux séances de la commission politique, mais en position subordonnée, sans droit de vote. La vraie cible du contenu de cet article 58 n’est pas un membre du parti devenu président de l’État, mais plutôt le président de l’État qui est prié de prêter allégeance à la commission politique du parti. La cible n’est donc pas le membre du parti en tant que tel, mais le poste de président de l’État.
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