La répression politique à grande échelle, un facilitateur pour le recrutement inclusif au djihad

Le recrutement djihadiste chez les groupes salafistes djihadistes algériens

Je te le dis et le redis : quel genre de personnes sont parties faire le djihad pour la gloire d’Allah ? Demande à toutes les mères qui ont perdu leur fils durant ces années-là. Demande-leur ceci : « lequel de vos fils avezvous pleuré le plus ? » Dans leurs réponses, elles ne mentionneront pas ceux qui sont morts de maladie ou ceux qui ont succombé à un accident.
Elles te parleront de ceux qui sont partis dès l’aube du djihad au maquis.
Elles te diront que ceux-là sont de loin leurs fils préférés. Tu sais pourquoi ?
Parce que ces moudjahidines ont été choisis pour leur intégrité, leur morale et leur piété. Ils avaient une idée en tête, l’État islamique. Quand les portes du djihad se sont ouvertes, ils ont été les premiers à s’y précipiter sans hésiter et ils sont pour la plupart tombés en martyrs (…) Puis, il arriva ce qu’il arriva, et on a commencé à faire entrer n’importe qui …de moudjahidines on devient brigands et suceurs de sang…après ça le djihad n’a plus de sens. (Abdallah, ancien djihadiste) Comme tout autre mouvement insurrectionnel armé, le mouvement djihadiste ne peut survivre sans alimenter ses effectifs par de nouvelles recrues radicalisées et formées. C’est la condition indispensable à la survie de l’action armée et à son extension1298. Pour autant, comme le rappelle Brian Jenkins, ce recrutement n’est pas destiné à la seule tâche de combler les besoins opérationnels du djihad, il est aussi une fin en soi : recruter au profit de l’action armée revient en effet à faire évoluer l’état d’esprit d’un individu en le poussant vers une posture radicale violente contre l’ennemi combattu.1299
À notre sens, il serait peu pertinent de s’engager dans une tentative de profilage tendant à dégager une personnalité type du djihadiste qui serait sensible aux offres de recrutement pour l’action armée. Étiqueter les individus engagés comme étant « ordinaires », « normaux », « anormaux » ou « pathologiques 1300» ne constitue guère une démarche pertinente pouvant contribuer à l’explication du comment on s’engage dans la violence djihadiste. Pas plus que cela ne sert à identifier de supposés profils inhérents à l’engagement au profit de la « cause djihadiste ». Le terrain auquel nous avons eu accès, nous a permis de nous rendre compte qu’il est possible d’adhérer à un groupe armé en étant un commerçant respecté, un ancien prédicateur du salafisme pieux, un militant du FIS, un ancien délinquant, un ancien condamné pour crime de meurtre ou enfin, un déséquilibré mental. En définitive, il est aussi difficile de dresser un profil type du djihadiste que de pouvoir le faire pour la « personnalité terroriste » de manière générale1301.
Sans négliger le rôle joué par les dispositions propres à chaque individu tendant à le rendre sensible aux appels de recrutement pour la violence armée1302, nous nous efforcerons de démontrer, en premier lieu, le rôle joué par le contexte politique en faveur du recrutement au djihad. Il s’agit ici de savoir dans quelle mesure un événement politique de grande ampleur, en l’occurrence, une répression à grande échelle, peut influencer positivement ou négativement, les capacités de recrutement pour l’action armée. En second lieu, nous nous intéresserons à l’importance des microstructures dans le processus de recrutement djihadiste. Sans les facteurs structurels qui exposent l’individu aux offres de participation dans l’action armée, rien n’indique en effet que celui-ci sera enclin à s’y engager mécaniquement en raison de ses dispositions individuelles. David A. Snow, Louis A. Zurcher Jr., et Sheldon Ekland-Olson ont insisté sur l’idée que « le recrutement différencié ne repose pas seulement sur les susceptibilités dispositionnelles, il est aussi fortement influencé par la proximité structurelle, la disponibilité, et l’interaction affective avec le mouvement dont on est membre »1303. De nombreux travaux ont tenté de démontrer cette force du facteur structurel sur l’activisme à haut risque, notamment celle des réseaux sociaux1304.
Notre démarche se positionne dans la même optique, en prenant en compte l’interaction triangulaire entre l’individu, l’organisation, et le contexte politique (Figure 36).
Dans un troisième temps, nous tenterons d’identifier et d’expliquer le processus du recrutement djihadiste en Algérie avec le souci de mettre en avant le caractère processuel de l’engagement : c’est pour cela que le recrutement sera étudié en tant que continuum. Il s’agit, comme le préconise Doug McAdam, de dépasser la distinction simpliste entre les « participants » et les « non participants »1305, dont l’idée consiste à considérer qu’il faut être un membre « officiellement » affilié à un groupe, pour être perçu comme l’une de ses recrues. Sur ce même point, Florence Passy suggère d’étudier les différentes intensités de l’engagement, ce qu’elle appelle l’ « engagement différencié », pour tordre le cou à l’idée préconçue selon laquelle : « soit on est engagé dans un mouvement, soit on ne l’est pas »1306.

Contexte politique et structures d’opportunité pour le recrutement djihadiste

Se cantonner dans une analyse strictement organisationnelle de l’engagement pour le djihad, c’est minimiser l’influence exercée par le contexte politique sur le recrutement djihadiste. Replacer la stratégie de l’embrigadement djihadiste dans son contexte politique en prenant en compte son évolution dans le temps, contribue à nous éclairer sur les formes de ce recrutement, mais aussi, sur l’ampleur que celui-ci peut atteindre d’une période à une autre.
Comme le soulignent Lorenzo Bosi et Donatella Della, les groupes armés et les contextes changent au fil du temps, car ils s’influencent mutuellement et de manière constante. Au fur et à mesure que l’environnement sociopolitique change, les groupes armés peuvent être amenés à adapter leur stratégie organisationnelle dans le but d’attirer de nouvelles recrues1307.
Certes, il est largement admis que le contexte politique est susceptible d’influencer les dynamiques de l’engagement, tant sur le plan individuel que collectif1308. Cela dit, force est de reconnaître qu’il peut aussi affecter les stratégies de recrutement chez les groupes armés de la même manière qu’il peut définir le contexte relationnel de ces groupes, en interne et externe.
Comment, en effet, peut-on expliquer le caractère relativement massif de l’embrigadement au sein des groupes armés au début de l’insurrection armée (1992) ? Pourquoi ce recrutement a-t-il montré des signes d’essoufflement quelques années plus tard, pour ensuite fléchir sensiblement à la fin de la décennie 1990 ?
Des éléments de réponse peuvent être apportés si l’on tient compte des facteurs facilitateurs, précipitateurs et contraignants de l’engagement1309. Ce qui nous intéresse dans cette démarche n’est pas tant l’impact de ces facteurs sur les processus de radicalisation – largement abordé précédemment-, que la place centrale qui leur est accordée par les leaders du djihad sur le plan de la stratégie du recrutement djihadiste.
Du recrutement inclusif au recrutement exclusif : formes et ampleur du recrutement djihadiste au prisme du contexte politique « Entrer dans un groupe islamique armé en 1990 et le faire en 2011
se compare à la différence entre plonger dans un océan et plonger dans une baignoire (…). Je te l’explique autrement, tu va peut-être me comprendre ! si le peuple se met du côté du djihad, celui-ci se hissera très haut, si le peuple se retire et rejette le djihad, celui-ci tombe comme une feuille d’un arbre. Tu comprends ?! Ce n’est pas parce qu’il reste une petite branche d’arbre avec quelques feuilles, que le djihad va réussir. » (Rabah, ancien djihadiste)
Comme le notent Lorenzo Bosi et Donatella Della Porta, la stratégie dominante du recrutement dans les groupes armés clandestins n’est pas statique. Celle-ci varie au fil du temps, en fonction des critères que les groupes recruteurs définissent afin de repérer le «bon militant »1310. Or, les variations qui affectent les stratégies de recrutement dans ces groupes armés ne peuvent être expliquées en dehors du rôle de la dynamique des conflits politiques.
Nous pensons qu’il y a, en effet, des contextes particuliers qui pèsent lourdement sur les formes du recrutement djihadiste, si bien qu’ils l’amplifient ou le désamplifient.
Peut-on prétendre à la même capacité de recrutement selon que l’on est en situation insurrectionnelle ouverte impliquant une guerre civile (de forte ou basse intensité), qu’on est dans le cadre d’une stratégie de harcèlement par des attentats terroristes ponctuels, ou bien, qu’on est dans un contexte politique semi-ouvert consécutif à une sortie de crise impliquant un conflit armé ?

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