LA SOCIETE TAHITIENNE
Il y a plus de 200 ans, la société tahitienne était fortement stratifiée et hiérarchisée en plusieurs classes. On a l’habitude de parler de classes mais il s’agit en fait d’ordres ou d’états1. Selon Oliver, la société tahitienne serait organisée, « depuis les segments familiaux les plus réduits jusqu’aux unités politiques et aux confédérations d’unités les plus étendues, en kincongrégations établies sur la terre réunie autour d’un marae » (Oliver, 1974).
A Tahiti il y avait, comme à Tonga, un système de titres : le titre porté par le chef associe celui-ci à un marae, réceptacle des dieux qui symbolise le pouvoir sur la terre. Dans la société tahitienne on appartenait à un groupe sur des critères de naissance. Le pouvoir était essentiellement concentré entre les mains d’un groupe privilégié. Le nombre de groupes présents dans la société varie d’un récit à l’autre. Mais en général aux temps des découvreurs, trois catégories formaient la société tahitienne : les ari’i, les ra’atira et les manahune. Certains voyageurs établissent une division dans la première classe entre ari’i rahi (ou nui) et ari’i ri’i (Morrison, 1966 [1789] : 137) et d’autres mentionnent le groupe des teuteu et titi parmi les manahune2.
Les ari’i ou hui ari’i constituaient le groupe supérieur de la société et la catégorie la plus influente de l’île. Pour Morrison, les ari’i rahi représentaient la « classe » des rois et les ari’i celle des chefs de district plus ou moins importants selon leurs possessions (Morrison, 1966[1789] : 137). Les ari’i avaient des territoires importants et des demeures spacieuses. Ils formaient l’aristocratie dont les membres se réclamaient d’une ascendance divine. En effet, ils se considéraient comme les intermédiaires entre les dieux et les hommes, se donnant ainsi le pouvoir de vie ou de mort sur le reste de la population. Le statut de l’ari’i était d’abord du à son caractère sacré. Pour préserver leur rang des classes inférieures, les ari’i avaient recours aux mariages endogames et lorsqu’un mariage avec une personne inférieure avait lieu, les enfants étaient généralement tués. La plupart du temps, les règles valables pour l’ensemble de la population étaient souvent transgressées par les ari’i pour des raisons de préservation de pouvoir et de prestige du rang (C. Langevin-Duval, 1990 : 117).
Les ra’atira constituaient le second groupe de la hiérarchie tahitienne. Ils étaient généralement des propriétaires et des cultivateurs de terres héritées de leurs ancêtres, mais ils pouvaient aussi être les gardiens des terres de leurs souverains. Dans cette classe, les individus aux positions les plus hautes étaient généralement ceux qui possédaient de grandes surfaces de terre.
Pour finir, les manahune représentaient le groupe le plus nombreux et au statut le plus bas. Ses membres n’avaient aucune terre et remplissaient les fonctions de serviteurs et employés des classes supérieures. Pour Cook ces individus étaient des plébéiens ou des roturiers sans terre (Beaglehole, 1968, vol I : cixxvii). Les manahune pouvaient néanmoins espérer changer de rang grâce aux mariages avec les ra’atira, tandis que ces derniers ne pouvaient se marier avec les ari’i. Parmi cette classe des manahune, certains voyageurs incluent les teuteu, qui selon Cook constituaient un groupe et non une classe sociale (Beaglehole, 1968, vol I : cixxviii). Les teuteu étaient les serviteurs des nobles et « ceux qui servaient les femmes étaient appelés teutai » (Morrison, 1966[1789] : 137). Enfin, les plus bas niveaux de la société étaient occupés par les esclaves ou les prisonniers de guerre.
Selon les propos de C. Langevin-Duval, dans l’ancienne société maohi, « la transmission des titres et des biens s’effectuait de la même manière pour les deux sexes et indifféremment aux lignées masculines ou féminines » (Langevin-Duval, 1979 : 188). La chefferie tahitienne était basée sur la primogéniture, le rang transcendant le genre. Ainsi les titres et les biens se transmettaient sans discrimination de sexe mais tout était donné au premier né, fille ou garçon. Dans la classe ari’i l’enfant premier né était plus sacré que les autres enfants. Ce principe de séniorité pour la succession aux titres, le matahiapo, permettait aux femmes de jouer un rôle dans les plus hautes sphères du pouvoir mais néanmoins l’immense majorité des chefs étaient des hommes. La plupart des écrits sur l’ancienne société tahitienne expliquent que dès sa naissance l’enfant devenait le chef de famille, tout l’honneur et la dignité du père étaient transférés au premier né, garçon ou fille. De plus, dans la classe aristocratique des ari’i, le rang se transmettait en lignée utérine, ce qui explique le contrôle des mariages et de la sexualité des femmes des classes supérieures, désireuses de conserver la « pureté » du sang noble de la famille. Ainsi les filles de la classe ari’i, et surtout les filles de chefs, devaient rester vierges jusqu’à leur mariage. Selon les propos de Cook : « The Earee’s [ari’i] and others of superiors rank never to inter marry with the Toutous [rang inférieur] or others of inferiors rank » (Beaglehole,1968, vol II : 411). Lorsqu’une femme ari’i se mariait avec un homme de rang inférieur à elle, les enfants du mariage étaient tués, à moins de faire une cérémonie au marae (temple religieux) pour lever l’impureté.
En marge de cette hiérarchie il y avait une sorte de société ou secte, elle-même hiérarchisée en huit rangs : les arioi. Notons que cette société était spécifique aux îles de la Société. Selon les différents rapports historiques, ce groupe fut décrit tour à tour comme : « des chefs agités ou non établis, de jeunes gens au tempérament irréfléchi, amoureux et déréglé, qui consacrent leur jeunesse à une vie de plaisir et de débauche » (Morrison, 1966[1789] : 195) ; comme une société dont le but unique était l’initiation aux mystères du dieu Oro (J-A. Moerenhout, 1959[1837] : 484) ; comme « une troupe de comédiens ambulants auxquels on reconnaissait le droit de tenir des propos libertins » (W. Ellis, 1972 : 158). D’après Teuira Henry, « seules les personnes bien développées, d’un aspect agréable et qualifiées de feia purotu c’est-à-dire de personnes gracieuses étaient admises dans la secte, dans laquelle les deux sexes jouissaient du même rang et des mêmes privilèges » (T. Henry, 1993 : 241). Mais tous les auteurs notent que cette société était hautement respectée par la population : les arioi occupaient des positions privilégiées chez les Maohi. Cette « secte » se divisait en huit ordres dont les membres se distinguaient par leurs vêtements, leurs tatouages et d’autres insignes. Pour faire partie de la secte il fallait être initié, et les prétendants à cette initiation étaient tenus de ne pas avoir d’enfants : l’infanticide était ainsi très fréquent au sein des arioi sauf parmi les plus hauts grades où le premier né était épargné. Lors de l’initiation des nouveaux membres à la secte arioi les rituels comportaient des travestissements, des mimes des fonctions naturelles féminines. Les arioi se déplaçaient de place en place et d’une île à l’autre et durant leurs représentations les comédiens pouvaient flatter et ridiculiser petits et grands (T. Henry, 1993 : 247). Notons que les arioi qui appartenaient aux plus hauts grades ne participaient pas aux représentations et divertissements donnés pour le public, ils y assistaient néanmoins dans une « tribune » d’honneur.
Les premiers récits sur Tonga et Tahiti font part de l’organisation des deux sociétés : il s’agissait de hiérarchies « sacrées » gouvernées par un chef et stratifiées selon un système complexe. On les a appelées des « hiérarchies sacrées » car les souverains étaient censés descendre des dieux. A la fois pour Tonga et pour Tahiti, la société était divisée en groupes, ordres ou états dont l’accès se faisait sur des critères de naissance. La dichotomie la plus importante était celle des statuts : les individus naissaient avec un rang élevé ou non et demeuraient généralement ainsi durant leur vie.
On s’attachera à présent à voir ce que ces mêmes observateurs ont écrits sur l’homme-femme : le fakafefine à Tonga et le māhū à Tahiti.