Synthèse des natures des unités rencontrées
Nous avons retenu des travaux instigateurs de Guiraud, de la TME ou encore de la submorphémique que deux signes (ou plus) pouvaient entretenir des rapports d’analogie formelle sans que, pour autant, le lieu de cette analogie ne soit un morphème (au sens guillaumien). Tous les aspects du signifiant sont, au contraire, à prendre en compte pour déceler la réalisation du processus métonymique. Cela ouvre la possibilité d’envisager l’existence d’unités (pré)sémiologiques ou graphiques.
Tout d’abord, dans le champ de la motivation interne, nous trouvons les évocations basées sur des saisies à un stade précoce, articulatoire (matrice, étymons, d’une part et kinèmes, d’autre part) impliquent possiblement un nombre plus important de signifiants. Il en va de même pour Guiraud lorsqu’il désigne laracine onomatopéique T.K. maintes fois évoquée ici et ses variantes, dont le mouvement articulatoire et les métaphores qui peuvent y être liées ne sont en effet pas universelles, ou plutôt peuvent ou non être sollicitées par les sujets parlants des différents idiomes. Dans le champ de la motivation externe, Guiraud, Nemo et Molho ont montré que des recoupements étaient opérables en fonction des mêmes mécanismes régis par la forme.
Par ailleurs, l’étude des travaux de Bohas et Dat, Nemo, Eskénazi ouencore Bottineau nous a indiqué qu’un signifiant n’était pas nécessairement lisible dans sa linéarité ou de façon synthétique. C’est ainsi que dans le cas des « anagrammes » ou des « paragrammes », les mêmes phones peuvent se trouver dans deux mots de ens proches.
Enfin, nous avons retenu de Catach et de Gruaz que le graphisme pouvait endosser des rôles structurels variés et qu’il était le lieu de motivations potentielles, ici aussi régies par le signifiant mis en lien avec ses pairs. Aucun aspect sémiologique n’est donc à évincer dans l’analyse car un signifiant emporte avec soi cette capacité complexe et statutaire de se composer quantitativement de plusieurs traits phonétiques, phones, et segments mais aussi d’être qualitativement à la fois une image acoustique, graphique et le résultat d’un processus articulatoire. C’est la comparution en discours qui donnera la pertinence du choix et du « siège » de la motivation.
Continuum des figures d’analogie
Nous pouvons d’ores et déjà établir un continuum des unités que l’on peut trouver au long du processus sémiogénétique :
(1) Matrice (Bohas) : un point articulatoire unique fédérateur;
(2) Kinèmes (Toussaint) : mouvements articulatoires comme évocateurs d’un point de vue ;
(3) Formant (Molho) / cognème (Bottineau) sous forme de déductions cratyliennes ou de rationalisation du processus articulatoire grammaticalisé, avec prise en compte de critères sémiosyntaxiques ;
(4) Marqueur sub-lexical (Philps) : il s’agit ici de groupe phonétique et non plus seulement du produit du processus articulatoire d’un seul phone. Positionnement unique à l’attaque et à l’initiale du mot (classificateur) / structures onomatopéiques de Guiraud ;
(5) Idéophones lexicaux(Bottineau) degré de variabilité supérieur car possibilité d’inversion et d’expansion des racines. Positionnements divers (positions rhématiques de mineure et de majeure cognitives) ;
(6) Morphème selon Nemo qui démontre une flexibilité, cette fois au niveausegmental ou, du moins, sur des racines bilitères ou trilitères, stade donc ultérieur à celui des idéophones.
(7) Structures morphologiques (dont la composition tautologique) selon Guiraud qui implique deux termes et apparaissent comme des unités d’analogie en tant que moyen pour fédérer plusieurs vocables en plus de les motiver456.
Le cas particulier de la structuration multiple
Nous avons constaté avec les mots français bébé, poupon, bonbon, etc., que certains vocables pouvaient faire l’objet de plusieurs structurations. Ainsi, dans chaque cas, le fragment de signifiant est un signal de rattachement à tel ou tel concept. Cette prise en considération amène à ne pas faire l’écueil du « fétichisme de la forme » en ne posant pas nécessairement une forme rattachable à une structure et une autre forme à une autre structure.
Ici, le rattachement ne se situe simplement pas au même niveau : si l’un est le produit d’une articulation phonétique, l’autre est la manifestation de l’entrée dans un réseau duplicatif de deux labiales.
Cette « duplicité » du signifiant donne alors lieu à une sorte d’« ambiguïté » possible, mais elle n’est que de surface. Si la composition tautologique, par exemple, peut représenter la jonction de deux segments virtuellement impliqués dans l’expression de l’idée d’« insistance », des vocables peuvent se présenter comme équivoques. Ne peut-on pas partir du principe que le signifiant se prête souvent à une lecture plurielle car il représente « une chose et son analogue » ? Phénomène que Guiraud avait peut-être commencé à détecter avec ce qu’il nommait la « dérivation composite » ? Les cas signalés en introduction de bambouler [bamb – ouler ou bamber x bouler] ; trimer [tri(m) – baler ou traîner x baller] ; bistailler [bis – tailler ou bisser x tailler] ; haricoter [har – icoter ou harier x coter] ; gafouiller [gaf – ouiller ou gaffer x fouiller] ; patouiller [pat – ouiller ou patter x touiller]458 manifestent en effet cette possibilité de lecture multiple du signifiant. Toutefois, dans chaque cas un seul signifiant permet les deux découpages et donc un seul signifié est impliqué.
De la stabilité en tant que critère de rattachement à un concept
Nous avons constaté qu’économie et mémorisation, deux processus liés, se manifestaient notamment dans le lexique par le biais d’une motivation métonymique. C’est, du point de vue quantitatif, un seul fragment du signifiant qui sert à la référentiatio. Et du point de vue qualitatif, en tant que résultat d’un recoupement à l’échelle d’une structure ou d’un système, cet invariant est conçu comme le plus stable459. Nemo prend en compte ce dernier critère mais ne le fait porter que sur un seul élément submorphologique.
Critique du critère de la stabilité « exclusive »
Pour Nemo, l’information sémantique n’est pas attachée holistiquement au signifiant mais en fait à une partie du signifiant, qui s’avère la plus rigide et donc la moins sensible aux déformations du signifiant. Autrement dit admettre la flexibilité du signifiant comme réalité linguistique, c’est à la fois admettre que cette flexibilité peut être régulière et qu’il y a aussi du non flexible.460
Il est alors possible de compléter en citant un passage de la thèse d’habilitation de l’auteur : […] le postulat fondamental de la sémantique lingui stique est qu’il y a de l’information attachée aux unités linguistiques, sera reconnu comme un morphème toute unité à laquelle peut être associée la même information sémantiqueprincipe[ que nous avons rappelé plus haut et qui dépasse ainsi la structuration telle qu’envisagée par Guiraud].
[Par ailleurs,…] la seule façon de montrer qu’une i nformation sémantique est attachée à une unité linguistique est de prendre en compte l’ensemble de ces emplois, on ne peut associer à un morphème que de l’information sémantique et en aucun cas de l’information syntaxique.461
Si l’on s’en tient à nos conclusions du chapitre pr emier posant le signifiant comme rattaché à un signifié et non à une information sémantique, nous pouvons objecter aux hypothèses de Nemo que le mot n’est vu ici que comme partiellement signifiant. Car cette information sémantique (i.e. le référent conceptuel) n’est pas la seule à être évocable. Nemo semble, en outre, y borner le potentiel sémantique du signe aux possibilités de référentiations les plus fréquemment rencontrées, et omet, en parallèle, sur le plan sémiologique les autres composantes matérielles du signifiant. Si nous prenons un autre exemple : comble et complet (cf. Nemo, 2005 : 215), quoique liés par l’invariant [k-m] x labiale x [l], suivant la logique de l’auteur qui évince les voyelles, ces adjectifs pourront être aussi reliés à d’autres mots tels bloquer ou blinder en vertu d’autres fragments différemment actualisé dans cette même synchronie. Ils pourraient en effet être associés par les invariants respectifs [blok-] et [bl] x [voyelle nasalisée]. De même, plus épisodiquement (ou par jeu), qu’empêche de corréler astre et satire dans le cas de l’évocation poétique d’une étoile maligne ? Et ce, en vertu des procédés invoqués par l’auteur lui-même de l’expansion et de l’inversion ?
Ainsi, la limitation à un fragment du signifiant en fonction du seul critère de sa stabilité borne drastiquement les capacités d’actualisation du signe et interdit tout jeu linguistique ou toute exploitation poétique du lexique. Il est, de plus, fort à craindre que l’on retombe ici dans le principe de la hiérarchisation des emplois à laquelle nous nous opposons. Une information sémantique semble en effet ici se limiter au sens dit « plein » ou « premier » tandis que le signe, de notre point de vue, n’interdit aucun des autres emplois. Or, si l’on ne prend pas le parti d’une hiérarchie des usages discursifs, la notion même de stabilité ne devient pertinente que conditionnée par des recoupements morpho-sémantiques. Plusieurs fragments pourraient alors ponctuellement acquérir cette stabilité en fonction de l’usage qui est fait des signifiants qui les contiennent.
Du point de vue de la stabilité, le rapport voyelles / consonnes est un autre paramètre dont nous nous devons de tenir compte. En effet, parmi les méthodes étudiées dans ce chapitre, seules les théories du formant et des cognèmes logent les consonnes à la même enseigne que les voyelles, ce qui donne matière à questionnement.