Résister aux récompenses immédiates

Induire de la fatigue

Les tâches permettant de fatiguer le contrôle cognitif sont celles qui l’utilisent. Pour nous représenter la logique, nous pouvons faire le parallèle avec un muscle. Si vous avez couru un marathon, il vous sera difficile d’effectuer une activité autre que la course, mais sollicitant les mêmes muscles comme monter des escaliers. Ainsi les tâches de contrôle cognitif ou les fonctions cognitives de haut niveau sollicitent les mêmes structures induisant une fatigabilité.
Les tâches cognitives reposant sur l’exercice du contrôle cognitif peuvent induire, lorsque prolongées dans le temps, de la fatigue mentale. La plupart des fonctions exécutives (initiation, inhibition, mémoire de travail, flexibilité, planification …) reposent sur l’utilisation du contrôle cognitif, cette théorie est d’ailleurs sous-tendue par un réseau cérébral commun s’activant lors de ces différentes tâches (Niendam et al., 2012). Plusieurs études ont d’ailleurs fait le lien entre la fatigue cognitive et les difficultés observées lors de l’exécution de certaines tâches reposant sur le contrôle cognitif. (Cook, O’Connor, Lange, & Steffener, 2007; Holtzer & Foley, 2009; J. Persson, Larsson, & Reuter-Lorenz, 2013; J. Persson, Welsh, Jonides, & Reuter-Lorenz, 2007; van der Linden, Frese, & Meijman, 2003).
D’après les études menées par notre équipe de recherche, la fenêtre de temps nécessaire chez les adultes sains avant d’observer des manifestations de fatigue lors d’exécution de tâches reposant sur les fonctions exécutives est largement supérieure à celle observée dans les études de Baumeister et serait plutôt de l’ordre de grandeur d’une demi-journée de travail à savoir 4-5h (Blain et al., 2016). Dans cette étude, les participants devaient effectuer deux types de tâches : une tâche de mémoire de travail de type n-back (ex : on présente successivement des lettres à l’écran [ex : Y C M G V M C V M] ; le participant doit dire si oui ou non la dernière lettre présentée correspond à celle présentée il y a 3 essais (ou il y a 1 ou 2 essais selon la difficulté de la tâche). Une tâche de flexibilité mentale de type n-switch (ex : on présente des lettres à l’écran, le participant doit, en fonction de la couleur de la lettre, la discriminer en consonne/voyelle ou bien majuscule/minuscule. Dans un intervalle fixé la couleur de la lettre peut varier n-nombre de fois, demandant alors au participant de changer n-fois la règle à appliquer).

Capturer un changement de préférence

Une fois que les tâches destinées à fatiguer le contrôle cognitif sont mises en place, il est nécessaire de trouver la mesure permettant de capturer la fatigabilité. Nous avons vu dans un chapitre précédent que les mesures de fatigabilité en clinique pouvaient être évaluées grâce à la variation de performance au fil du temps. Nous aurions donc pu faire état des performances dans ces fonctions exécutives. Seulement ces mesures de performances peuvent être la résultante de multiples facteurs déterminant les réponses correctes et incorrectes et manquent parfois de sensibilité (Blain et al., 2016).
En basculant sur l’étude des choix intertemporels, on dispose de l’avantage de proposer une tâche ne comportant pas de bonne ou de mauvaise réponse puisqu’elle s’intéresse uniquement aux préférences des participants. Les choix intertemporels se définissent par la présentation à un participant d’un choix à faire entre deux options. Une des options propose une récompense imminente (proche dans le temps, voir immédiate si elle est proposée immédiatement) et une récompense plus importante, mais différée. Par exemple : Préférez-vous avoir 35€ dans 3 jours ou 50€ dans 3 mois ?
Les choix intertemporels proposent également l’avantage de pouvoir être calibré sur les préférences initiales de l’individu et ainsi recentrer les choix à faire proche des points d’indifférence et augmenter la sensibilité du test. Cette particularité permet de mettre en évidence le décompte temporel propre à chaque individu.
Par ailleurs, grâce à ce paradigme de choix on peut mettre en évidence une fonction en lien avec la prise de décision et observer les modifications dans ce mécanisme et notamment l’augmentation des choix « impulsifs ». Ces renversements de préférence sont fortement d’intérêt dans notre étude, car ils témoignent au niveau comportemental d’une difficulté à engager le contrôle cognitif dans la prise de décision rendant plus difficile la résistance face aux récompenses immédiates (Blain et al., 2016, 2019; Essex et al., 2012; Figner et al., 2010).
Afin de détailler ces différentes composantes dans la tâche de choix intertemporels, nous nous appuierons sur la modélisation computationnelle.

Modélisation computationnelle

En informatique le terme computationnel fait référence à un processus (ou algorithme) bien défini qui transforme un set d’entrée en un set de sortie dans un nombre fini d’étapes. L’application qui concerne nos travaux rentre sous la coupe de l’approche méthodologique utilisant la computation afin de mener des recherches sur les systèmes cognitifs. Plus précisément, dans le domaine clinique et selon la taxonomie proposée par la Translational Neuromodeling Unit de Zurich (Stephan, Siemerkus, Bischof, & Haker, 2017) notre étude rentre dans le champ de la neurologie computationnelle puisqu’elle utilise dans le cadre d’une application dans un domaine médical spécifique des connaissances développées par les neurosciences computationnelles dédiées à la compréhension de comment et de ce que le cerveau traite.
Les modèles computationnels sur lesquels repose notre étude de la fatigabilité se basent sur les modèles de la prise de décision tels que décrits dans le cadre de choix intertemporels ci-dessus. On cherche alors à modéliser la proportion de choix impulsifs ( ) dans les choix intertemporels en fonction de différents facteurs. Cette modélisation passe par deux fonctions : une fonction modélisant la prise de décision (le choix effectué) et une deuxième fonction modélisant le décompte temporel effectué par rapport aux options proposées. Dans chacune de ces fonctions sont associées des paramètres libres que l’on cherche à dégager.
La fonction modélisant la prise de décision repose sur la différence entre la valeur subjective d’une récompense imminente ( ) et celle d’une récompense différée ( ).
Le premier paramètre libre que l’on voit apparaître dans cette fonction est le paramètre de stochasticité ou température ( ) qui permet de quantifier le bruit des choix, c’est-à-dire à quel point est-ce qu’une personne à qui l’on présenterait deux fois le même choix prendrait exactement la même décision les deux fois. Par exemple si on vous propose de manger une poire ou une pomme, allez-vous choisir dans tous les cas de figure l’un ou l’autre de ces fruits, ou bien votre décision peut-elle varier ?
Le deuxième paramètre libre dont on discutera dans le détail des modèles ci-après est le facteur d’actualisation ( ). La valeur de la récompense différée ( ) dépend de ce paramètre. Il permet de traduire à quelle vitesse une personne dévalue subjectivement la monnaie (ou toute autre récompense) en fonction d’un délai donné ( ). Par exemple, si on vous propose d’obtenir 50€ demain ou bien dans une semaine vous allez naturellement déconsidérer subjectivement les 50€ proposés dans une semaine. Ce facteur d’actualisation peut-être soit exponentiel, soit hyperbolique.
Figure 6 Représentation des modèles de décompte temporel exponentiel et hyperbolique.
Figure extraite de (Stevens, 2009). Dans ce cas précis, la récompense différée ( ) vaut 1.

Le modèle exponentiel (Samuelson, 1937)

Dans le modèle exponentiel, le facteur d’actualisation est exponentiel. C’est-à-dire que la dévaluation de la récompense différée ( ) s’effectue de manière exponentielle. La valeur subjective de la récompense imminente est celle de la valeur de la récompense la plus petite, mais perçue plus tôt.

Le modèle hyperbolique (Mazur, 1988)

Ce modèle est une modification du module exponentiel. Dans ce modèle, le facteur d’actualisation est ainsi hyperbolique. C’est-à-dire que la dévaluation de la récompense différée ( ) s’effectue de manière hyperbolique. La valeur subjective de la récompense imminente est celle de la valeur de la récompense la plus petite, mais perçue plus tôt.

Le modèle exponentiel plus biais (Samuelson, 1937)

Ce modèle est identique au modèle exponentiel concernant la dévaluation de la récompense différée ( ) qui s’effectue également de manière exponentielle. En revanche, concernant la valeur subjective de la récompense imminente est fait l’ajout d’un biais pour le présent. C’est-à-dire que face à un choix comprenant une récompense qui viendrait immédiatement, les personnes auront tendance à favoriser cette récompense dans leurs choix. La valeur subjective accordée à une récompense qui viendrait immédiatement serait donc plus importante que la même récompense avec un délai, même minime. Ce nouveau paramètre libre vient s’ajouter aux 2 autres décrits précédemment.

L’estimation des paramètres

En dépit de l’existence de multiples approches afin d’estimer les paramètres d’un modèle computationnel, nous restreindrons notre discussion à celle des modèles génératifs bayésiens. La définition des modèles génératifs que l’on peut trouver dans l’article de Frässle (Frässle et al., 2018) stipule que ces modèles donnent une probabilité jointe ( , | ) de données mesurées ( ) et des paramètres des modèles ( ), en fonction du modèle ( ). Ceci demande de spécifier la fonction de vraisemblance ( | , ) , qui décrit la probabilité d’une donnée en fonction des paramètres du modèle, mais également la distribution a priori ( | ) qui encode un régime de valeurs de paramètres plausibles a priori.
En miroir, les modèles génératifs permettent également de trouver les valeurs des paramètres « cachés » (qui sont inaccessibles à la mesure directe) d’un modèle computationnel en partant de données observées et mesurées. Ce processus, connu sous le nom d’inversion du modèle (ou inférence), consiste à calculer la distribution a posteriori des paramètres du modèle selon le théorème de Bayes pour lequel ( | ) représente la vraisemblance marginale, c’est-à-dire la probabilité d’obtenir les données mesurées selon le modèle en prenant un échantillon aléatoire à partir de la distribution a priori (voir équation dans la Figure 7).
Figure 7 [A] Représentation du calcul en utilisant le théorème de Bayes de la distribution a posteriori compromis entre une distribution a priori et une vraisemblance [B] Représentation imagée d’un modèle génératif permettant dans un sens de générer des données à partir d’un modèle défini, mais également dans l’autre sens de dévoiler les paramètres cachés du système par le principe d’inférence ou d’inversion du modèle. 1
Le calcul de l’inférence est le plus souvent fait en utilisant des techniques d’approximation Bayesienne. Dans notre étude, nous utiliserons la plus usitée dans l’équipe de recherche qui est l’échantillonnage bayésien variationnel (Daunizeau, Adam, & Rigoux, 2014). D’un point de vue opérationnel, en utilisant la VBA-toolbox2 (Daunizeau et al., 2014) développée au sein de l’équipe de recherche et permettant l’analyse variationnelle bayésienne, nous avons calculé les paramètres pour chacun des modèles, mais également comparé les différents modèles et choisi le plus représentatif des données à la fois provenant des patients et des sujets sains.
Pour notre étude, nous avons procédé au choix du modèle correspondant le mieux aux données obtenues.

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