Prédiction de l’altération de la communication

Construction du score holistique de communication

Les troubles de parole sont une plainte fréquente des patients traités pour un cancer de la cavité buccale et de l’oropharynx. Or, aucun outil ne permet à ce jour de quantifier de façon globale l’impact du trouble de parole sur la communication quotidienne des sujets traités pour un cancer de la cavitébuccale ou de l’oropharynx. Certains évaluent les limitations d’activités et les restrictions de participation, comme le PHI (Balaguer et al., 2020b) ou le domaine « Phonation » ou « Psychosocial » du CHI (Balaguer et al., 2021a). D’autres items relatifs à la communication, au contact social ou à la parole sont présents dans les deux modules de l’EORTC QLQ (Aaronson et al., 1993; Bjordal et al., 1999).
D’autres questionnaires évaluent la dynamique communicationnelle mais ne sont pas validés en cancérologie ORL : c’est le cas de l’ECVB (Mazaux et al., 2006) et du DIP (Letanneux et al., 2013) ; ou ne sont pas validés en français comme le CPIB (Baylor et al., 2009).
Ces outils aboutissent à des scores par items, regroupés en scores globaux.
En raison de leur construction par addition ou moyenne, ces scores et sousscores dimensionnels sont finalement peu représentatifs des limitations de communication réellement perçues par les patients. De plus, tous ces questionnaires ciblent différents aspects de la communication, mais aucun outil ne permet d’obtenir un score global, holistique, représentatif de l’impact sur la communication des troubles de parole en cancérologie ORL.
Notre objectif est ici de construire un score holistique de communication représentant au mieux l’impact fonctionnel sur la communication des troubles de parole chez les patients traités pour un cancer de la cavité buccale ou de l’oropharynx. Pour cela, nous avons adopté une méthodologie proche de celle utilisée pour la sélection des paramètres issus des analyses du signal de parole.

Présentation des items

Pour construire ce score, une première étape a été de collecter les items relatifs à la parole, à la communication et à la qualité de vie globale et relative à la santé parmi l’ensemble des questionnaires recueillis. Un total de 174 items a été initialement collecté. Le détail des motifs d’inclusion et d’exclusion des 174 paramètres (que nous allons développer dans la suite de ce  manuscrit) est donné en Annexe VIII. Deux questionnaires relatifs à la dynamique communicationnelle ont été intégralement conservés en raison de leur richesse et de leur proximité conceptuelle avec notre objectif de mesure de l’altération des capacités communicationnelles : l’ECVB (34 items) et le DIP (49 items). Pour rappel (voir section 2.5.1), deux réponses par item à l’ECVB ont été recueillies. Une version « patient » a été complétée par le patient seul avant l’entretien semi-dirigé, de façon à obtenir le point de vue de patient sans intermédiaire et pour enrichir le contenu de la discussion en préparant le sujet aux grandes thématiques abordées. Une version « examinateur » a été complétée par l’orthophoniste au cours de l’entretien, sur la base des informations apportées par le patient. L’orthophoniste ne prenait pas connaissance au préalable des réponses de la version « patient ». Une étude des résultats entre ces deux versions a été conduite, afin de mener au choix de la version de l’ECVB conservée pour la suite des analyses. Un test de Wilcoxon en série appariée (ECVB « examinateur » vs. ECVB « patient ») a été réalisé pour chacun des 34 items, pour les sept dimensions et pour le score global final.
Finalement, un seul item présente une différence significative (mais très proche du seuil de significativité fixé) entre les deux versions (p = 0,046). Il s’agit de l’item ecvb5 « Avec un membre de votre famille ou un de vos amis, avez-vous des difficultés pour avoir une conversation sur un sujet plus abstrait ou plus compliqué, par exemple : l’actualité, l’éducation, le chômage, la littérature… ? ». Sur cet item, les scores de l’ECVB « patient » sont en moyenne légèrement inférieurs à ceux de l’ECVB « examinateur » (ECVB « sujet » : m = 1,8 (écart-type = 0,913), médiane = 2 ; ECVB « examinateur » : m = 2 (écart-type = 0,957), médiane = 2).
Un ICC a également été calculé entre les scores « patient » et « examinateur ». Pour sept scores (16,7 %), les résultats sont parfaitement identiques entre les deux versions, et l’ICC n’a de fait pas pu être calculé. L’ICC est supérieur ou égal à 0,95 dans 21 scores (50 %). Les ICC sont compris entre 0,85 et 0,95 dans tous les autres cas (14/42, soit 33,3 %).
Les résultats montrent ainsi une équivalence des deux versions « patient » et « examinateur ». Ainsi, afin de permettre au patient de prendre le temps de répondre aux questions et de préparer l’entretien en l’absence de trouble cognitif avéré, il semble intéressant de proposer en cancérologie ORL au patient de compléter lui-même l’ECVB au préalable, et que l’ECVB soit utilisé comme un outil PRO (Patients Reported Outcomes). Dans cette étude, seuls les scores issus de la version « patient » seront ainsi utilisés.
La version originale du DIP, validée en neurologie après de patients atteints de la maladie de Parkinson, contient 48 items. Pour cette étude, nous avons ajouté un item à la section C « Comment je perçois la réaction des autres face à ma parole », afin d’éclaircir une formulation absconse. L’item dipc6 « Les personnes qui ne me connaissent pas ne me considèrent pas négativement malgré mon problème de parole », a été conservé malgré sa formulation peu explicite, mais a été complété par un nouvel item évaluant le même concept mais avec une formulation différente : l’item dipc15 « Les inconnus n’ont pas d’a priori négatif sur moi malgré mon problème de parole ».
Nous avons enfin également conservé quelques items d’autres questionnaires liés à notre objectif : l’ensemble des 18 items du PHI évaluant le handicap de parole perçu, huit items du CHI (les quatre du domaine « Phonation » et les quatre du domaine « Psychosocial ») ainsi que les 30 items de l’EORTC QLQC30 et les 35 de l’EORTC QLQ-H&N35 mesurant la qualité de vie globale et relative à la parole.

Sélection des items

En raison du format des données où le nombre de variables (j = 174 items retenus) est largement supérieur au nombre d’observations (n = 25 sujets), une méthodologie de réduction de dimensionnalité a été appliquée (CarreiraPerpinán, 1997; Chadeau Hyam et al., 2013; Cunningham, 2014). La détermination des caractéristiques de la variable-cible de cette réduction de dimensionnalité est primordiale car elle va conditionner la méthodologie statistique utilisée.
Ainsi, le score holistique de communication (ou SHC) que nous souhaitons construire est considéré comme une variable latente. En effet, il ne peut pas être directement observé ni mesuré, et il nécessite plusieurs variables manifestes comme indicateurs qui sont, elles, observables et mesurables. Cette variable latente explique les réponses sur les variables mesurées : en d’autres termes, le SHC est à l’origine des valeurs prises par les variables manifestes.
Le SHC sera construit comme une variable latente quantitative. Une seconde étape d’analyse sera de construire un SHC qualitatif pour confirmer les performances de ce score et aider à son analyse.
Les variables manifestes correspondent aux items des questionnaires. Bien que les réponses à ces variables soient construites sous la forme d’échelles de Likert (donc catégorielles ordinales), elles seront traitées dans cette étude selon une approche naïve, c’est-à-dire comme des variables quantitatives. Un test de Shapiro-Wilk, permettant de tester l’hypothèse nulle de normalité de distribution, montre que moins d’un quart de ces variables manifestes n’a pas de distribution normale, ce qui conforte le choix de cette approche.
Une première sélection d’items au moyen d’un jury d’experts, puis une sélection statistique a permis d’aboutir à un nombre réduit de paramètres pertinents, non redondants et suffisamment variables. Une analyse factorielle a été conduite, puis nous avons réalisé une validation croisée de ce score. Enfin, une analyse en profils latents menant à la construction d’un SHC qualitatif a permis d’aider à analyser les performances du SHC (voir Figure 24). Nous allons maintenant développer chacune de ces étapes.

Validité de construit

Il s’agit ici de savoir si, concernant les concepts qui sont mesurés, les mesures retenues (les 44 items) sont associées entre elles, témoignant d’une redondance inutile de l’information.
Le critère de non-redondance des items a été étudié au moyen d’une analyse de la matrice de corrélation inter-items. Les coefficients de Spearman (non paramétriques) ont été utilisés en raison de l’effectif réduit (n < 30) de cette étude. Un seuil à 0,90 a été choisi : un seul des items corrélés entre eux à 0,90 ou plus ne peut être retenu pour la suite des analyses.
Dans ce cas, afin d’obtenir des items suffisamment variables, et donc permettant une meilleure mesure de la variabilité interindividuelle, seul l’item avec le coefficient de variation (si la distribution de cet item soit une loi normale, vérifiée au moyen du test de Shapiro-Wilk) ou l’index de dispersion (si la distribution ne suit pas de distribution normale) le plus élevé a été retenu.
Quatre items ont été exclus en raison d’une corrélation trop importante avec d’autres items. Quarante items sont finalement retenus pour la construction du score holistique de communication (voir Tableau 23).

Discussion

La construction du SHC a permis d’élaborer un indicateur novateur, prenant en compte les dimensions symptomatologique (par exemple : item phif4 « Je dois faire un effort pour parler »), interactionnelle (par exemple : item phic3 « J’ai du mal à communiquer avec des personnes peu familières »), pragmatique (par exemple : ecvb25 « Au restaurant / café, avez-vous des difficultés pour passer votre commande vous-même ? »), mais aussi psychoaffective (par exemple : dipd9 « Je me sens à l’ase pour m’exprimer dans la plupart des situations, tant à la maison qu’à l’extérieur »). Les stratégies de compensation des difficultés de communication sont également prises en compte (par exemple : dipd3 « Lorsque les gens ne me comprennent pas, j’essaye de faire passer mon message par d’autres moyens »).
Dans cette étude, une corrélation de Spearman à 0,79 est retrouvée entre le SHC et le score perceptif de sévérité attribué par le jury de six auditeurs experts. Cette valeur est bien plus élevée que celles retrouvées dans d’autres études. Chez des patients laryngectomisés totaux, la corrélation entre sévérité perçue par les patients de leur trouble de parole et le CPIB est de 0,055 (Eadie et al., 2016). Elle se situe aux alentours de 0,40 chez les patients traités pour un cancer de la cavité buccale ou de l’oropharynx entre un score composite « London Speech Evaluation Scale » (constitué d’auto-évaluations sous forme d’échelles de Likert de l’intelligibilité, de l’articulation, de la nasalité, du débit et de la faiblesse de parole) et deux items du SHI (Dwivedi et al., 2016). Ces différences de performances entre la corrélation forte dans notre étude et les corrélations retrouvés dans la littérature peuvent s’expliquer notamment par les moyens de mesure utilisés, tant du côté du trouble de parole (auto-perception globale ou sur des concepts plus spécifiques mais qui restent malgré tout sujets à une certaine variabilité conceptuelle, contre une mesure externe par un auditeur), que du côté de la communication (échelles de handicap de parole SHI, contre score holistique global).

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