Le film et la Nuit : genèse d’un événement de poésie
Bien qu’il s’agisse dans un premier temps d’établir de nécessaires distinctions entre le film et le spectacle tel qu’il s’est effectivement déroulé, il convient de dépasser l’idée facilement défendable d’une supériorité du spectacle sur sa captation. Dans cette optique en effet, le film ne serait qu’unpoint de vue incomplet et imparfait sur l’événement de poésie, dont il ne serait que le reflet partiel et partial, une façon commode mais limitée d’inscrire le spectacle sur un support exploitable et diffusable.
À l’origine de la Nuit : le documentaire
Considérer ainsi une relation de dépendance du film par rapport au spectacle serait profondément méconnaître les conditions qui ont conduit à la réalisation du documentaire. D’une certaine façon, on peut considérer qu’à l’inverse, c’est le film qui a permis à la Nuit d’exister et que la réalisation du reportage fut un prétexte qui a conduit à la décision d’organiser le spectacle.
En 1968, à la Bibliothèque nationale du Québec, alors située rue Saint-Denis, se déroulent plusieurs spectacles de poésie organisés par Gaston Miron et Claude Haeffely en soutien aux prisonniers politiques québécois : « Poèmes et chants de la résistance ». Cette tournée de spectacles réunit de nombreux poètes, dont Gaston Miron et Michèle Lalonde pour ne citer que les plus en vue. Parmi les spectateurs se trouve Jean-Claude Labrecque, jeune réalisateur membre de l’Office National du Film (ONF). Impressionné par la vivacité du spectacle et par la force de cette poésie militante, Labrecque décide de filmer ce qui ne devait être au départ qu’une série d’entrevues avec différents poètes. Le désir du cinéaste est de filmer ces poètes dans une perspective archivistique. Jean-Claude Labrecque et Jean-Pierre Masse organisent alors, en collaboration avec Gaston Miron, Claude Haeffeley et Joël Cormier, la Nuit de la poésie. Dans le reportage consacré à la Nuit de la poésie 1970, Joël Cormier explique la surprise des organisateurs face à l’évolution de l’événement : « On va faire un film et on va créer l’événement pour faire le film. Par contre, personne ne pouvait prévoir ce que ça allait être ». Comme le rappelle également Jean-Claude Labrecque : « ce ne devait être qu’un plateau de tournage136 ».
Le réalisateur, accompagné de Jean-Pierre Masse et de son équipe technique disposent alors trois caméras dans la salle du Gésù à Montréal, une ancienne église transformée en salle de spectacle à l’angle de la rue Sainte Catherine et de la rue Fleury. Ayant fait une timide publicité dans quelques CEGEP137 et universités, les organisateurs n’attendaient pas un public aussi nombreux.
Dès la fin de l’après-midi, une foule immense se presse aux portes du théâtre. La file d’attente est si importante qu’elle déborde sur la rue suivante et entoure la salle de spectacle.
Ce qui ne devait donc être au départ qu’un plateau de tournage ouvert à un public limité est alors devenu, bien au-delà de la volonté de ses organisateurs, l’un des événements populaires les plus importants de l’histoire du pays. La dimension mythique de l’événement tient donc également, dans une certaine mesure, à cette formidable réaction populaire, à cet engouement spontané et à cet incontrôlable débordement de l’organisation. Le service de sécurité est dépassé et il est difficile de savoir aujourd’hui combien de personnes se sont présentées aux portes du spectacle. Ceux qui ont eu la chance de pouvoir entrer dans la salle n’ont pas quitté leurs places de peur de les perdre et de nombreuses personnes sont restées à attendre dehors sans pouvoir entrer dans la salle. Le spectacle est retransmis sur des écrans qui permettent alors à un plus grand nombre d’entendre les poètes.
Le film parvient à rendre compte de cette ambiance et de cette forte affluence du public assis un peu partout qui tente de se faire une place face aux écrans retransmettant le spectacle. Le film débute en présentant la foule qui attend aux portes. Montée sur un toit, la caméra filme des organisateurs qui s’adressent à la foule. « Vous cherchez la poésie là où elle n’est pas. Vous l’avez en vous, à l’intérieur tout est arrangé. Qui va réciter un poème là ?… Ils annoncent qu’ils auront des places dans une heure…138 » D’ores et déjà, le ton est donné.
Les jeunes organisateurs de la Nuit laissent entendre la portée dissidente de leur entreprise et invectivent le public en le « chauffant » avant son entrée dans la salle.
Le film montre les coulisses avant le spectacle. On y voit les poètes s’affairer en tous sens, se saluer et donner quelques entrevues. En fait, ces entrevues n’ont pas été réalisées avant le spectacle, mais au moment de la sortie de scène des poètes. Le film les présente au début dans un souci de cohérence. Cependant, il convient de les replacer dans leur contexte et de signaler cette différence entre les événements tels qu’ils se sont réellement déroulés et la façon dont le montage les restitue. De fait, parmi les entrevues se trouve celle de Claude Gauvreau (1925-1971). Il paraît très sûr de lui et confiant et s’amuse même à se prétendre l’un des plus grands poètes de l’univers. Cette assurance du poète que l’on constate dans la courte entrevue trahit la réalité de sa personnalité faite de confiance et de doutes (il s’est suicidé peu après). Le poète était présent dans la salle depuis le début de l’après-midi et répétait ses textes en coulisses en les lisant à voix haute. L’entrevue réalisée après sa performance montre un homme fier et sûr de lui. Si cette entrevue avait été réalisée avant sa performance, il est fort probable qu’il n’aurait pas affiché une telle assurance.
L’ONF : une tradition du documentaire spécifiquement québécoise
L’Office National du Film a été créé en 1939. Pendant la période de la guerre, l’Office s’est considérablement enrichi d’un point de vue matériel bénéficiant de l’envoi de films, de matériel cinématographique provenant de tous les pays souffrant du conflit. Bien qu’il s’agisse d’un organisme fédéral, il a particulièrement favorisé la naissance d’une tradition filmique propre au Québec, plus particulièrement dans le domaine du documentaire139. Les jeunes réalisateurs de la Province ont ainsi bénéficié de nombreux apports techniques et ont pu développer de nouvelles techniques, assurer et définir ainsi leur pratique de réalisation. Depuis cette date, les réalisateurs ont livré de nombreux reportages visant à archiver la parole du peuple. Les quelques documentaires déjà réalisés s’attachent à donner la parole aux Québécois et à inscrire cette voix dans une histoire patrimoniale. Que l’on observe des films comme Pour la suite du monde140 réalisé en 1962 ou encore la même année, À Saint-Henri le 5 septembre141, on y constate cette esthétique propre aux réalisateurs de l’ONF qui consiste à laisser la parole aux gens observés en évitant autant que faire se peut d’y ajouter un point de vue extérieur. Cette recherche d’objectivité, qui peut paraître suspecte au regard de la tradition du film, correspond à une préoccupation singulière dans l’histoire québécoise. Il s’agit de proposer un témoignage et de faire en sorte que ce dernier soit le plus neutre possible. Cette tradition du documentaire est encore d’actualité et reste l’un des traits caractéristiques du cinéma québécois.
C’est donc ce même souci d’objectivité et de neutralité qui anime les réalisateurs lors du tournage de la Nuit de la poésie. Ils disposent alors dans la salle trois caméras à des postes fixes. Il s’agit pour les réalisateurs de limiter au maximum les mouvements de caméra et de n’agir que de façon épisodique sur les cadres en ne faisant que des rapprochements de focales afin de proposer des plans plus rapprochés. La Nuit de la poésie révèle cette esthétique si particulière et il faut pour comprendre les choix de Jean-Claude Labrecque et Jean-Pierre Masse, replacer leur entreprise dans ce contexte si particulier du documentaire de l’ONF. Dominique Noguez dira à ce propos que la grande force de ce documentaire réside précisément dans son désir de neutralité, de « sobriété » :
Des choix artistiques
Le statut du documentaire influence donc des choix artistiques et esthétiques au-delà de la recherche d’objectivité. Ce 24 mars 1970, au théâtre du Gésù, il n’y avait pas moins de soixante poètes qui se sont succédés sur scène depuis le début de la soirée jusqu’au petit matin. Car, on l’a vu, cette Nuit de la poésie 1970 a bien duré une nuit entière, contrairement aux éditions qui lui ont succédé, qui furent plus courtes. Le documentaire durant deux heures seulement, les réalisateurs ont dû opérer des choix et se résoudre à faire une sélection parmi les poètes en en retenant vingt-deux seulement, soit le tiers des poètes ayant effectivement participé à l’événement. Parce qu’il est lui-même condensation des temps forts et « lecture » de l’événement, le film pose donc à l’observateur la question des critères qui ont présidé à ce choix.
Au-delà de la question de la sélection et de la condensation qui assurent la possibilité de la mémoire et de la transmission et de l’événement lui-même, il convient également de poser celle de la post-production qui a conduit à proposer une re-construction de la Nuit et qui livre donc les performances de chacun des poètes dans un ordre différent de celui du spectacle. Ainsi, le spectacle offrait une alternance de lectures, de chansons et intermèdes musicaux. Ces passages ont été réunis et recomposés dans le film ou du moins, il y a chez les réalisateurs la volonté de proposer un ordre donnant une certaine cohérence à ces interventions musicales. À la suite des entrevues et des passages filmés en coulisse, le film présente en ouverture la performance musicale du collectif de l’Infonie, dirigé par Walter Boudreau.
Dans Les archives de l’âme, Lucien Francoeur, poète et musicien qui participera aux éditions suivantes et qui n’était à l’époque qu’un simple spectateur, révèle que cette intervention musicale lui a permis de sortir d’une certaine torpeur et de réveiller un peu le public. Le passage musical qui ouvre la Nuit dans le film s’est donc déroulé en réalité à la fin du spectacle. Les réalisateurs ont d’ailleurs choisi d’en placer un autre extrait à la fin du film, révélant le véritable ordre qui fut celui du spectacle. Dans le film, les performances ayant une dimension musicale ou les poèmes dits par des chansonniers ont tendance à se suivre, ce qui révèle le souci des réalisateurs pour la recherche d’une certaine cohérence, d’une relative unité dans l’enchaînement des performances.
La Nuit de la poésie, dans la conscience collective, reste donc largement tributaire de la version filmée par Jean-Pierre Masse et Jean-Claude-Labrecque. Il est difficile d’évoquer l’événement en dehors de cette version filmée qui, bien que livrant un témoignage direct et « objectif » de l’événement, a conduit à figer, filtrer et interpréter la représentation.
Du Spectacle à sa captation : une certaine vision de la poésie
Nous nous proposons tout d’abord de présenter cette Nuit de la poésie telle qu’elle est restituée par le film en livrant la liste des poètes et de leurs poèmes afin que l’on puisse se représenter le déroulement de la Nuit. Il est difficile d’opposer de manière totalement rigoureuse le déroulement du film au regard du déroulement du spectacle lui-même et de proposer une confrontation terme à terme entre l’événement et sa fixation. On s’attachera néanmoins à signaler les différences les plus significatives. C’est donc bien à partir du film, qui en constitue la trace patrimoniale que nous travaillerons, tentant de signaler lorsque cela sera possible, les écarts les plus importants.
Observer cette poésie déclamée lors du spectacle revient à replacer les auteurs et leurs œuvres respectives dans un contexte historique, culturel et politique. La date du 27 mars 1970 constitue donc un repère qui nous permet d’aborder ces poèmes dans une perspective nouvelle sans nécessairement dépendre du regard rétrospectif qui est le nôtre aujourd’hui. Ainsi, il faut tenir compte du fait que nombre des poètes invités à participer étaient à l’époque encore relativement méconnus et que certains que l’on a aujourd’hui érigés en référence ou qui jouissent d’un statut privilégié n’étaient alors qu’au début de leur carrière. Gaston Miron luimême, qui est aujourd’hui considéré comme le plus grand poète du Québec et qui avait déjà à l’époque une fonction importante dans le monde de la poésie du fait de son activité d’éditeur à l’Hexagone, était encore largement méconnu du public en tant que poète. Pour beaucoup d’autres encore, la Nuit a représenté un moment privilégié qui leur a permis de se faire connaître, de se faire une place dans le milieu des poètes et de faire connaître leur œuvre à un moment décisif de leur carrière.
Autre élément d’importance : la date de la performance engage une réflexion sur les conditions de l’écriture ou sur la présence de variantes entre les versions lues et publiées de mêmes poèmes. Observer les poèmes tels qu’ils sont lus lors de l’événement revient donc à poser la question de genèse de l’écriture et invite à interroger le travail de sélection et d’adaptation de leurs poèmes par les auteurs mêmes. Si certains des textes lus lors de la Nuit avaient déjà été publiés, on observe que certains poètes opèrent des changements ou des adaptations en fonction du contexte de la Nuit. D’autres, en revanche, lisent des textes encore inédits. Dans tous les cas, la question de la relation au public et de son impact sur la création se trouve posée.