Les théories sociologiques du conflit
A l’origine, la sociologie s’est toujours préoccupée de la recherche de l’harmonie, du modèle de société le plus achevé, à partir de la connaissance des modes d’organisation, de fonctionnement et d’évolution de la société globale. Pour ce faire, certains aspects dont la connaissance contribuerait à une meilleure existence de l’homme en société ont été d’une manière ou d’une autre appréhendés par les théoriciens du social. Il en est ainsi du conflit.
Le débat sur le rôle du conflit dans les sociétés a o ccupé une place centrale à l’intérieur des sciences sociales et notamment en sociologie au cours des deux derniers siècles. Si la plupart des sociologues s’accordent pour constater que le conflit est inhérent à la vie sociale, deux positions particulières sont repérables (même si une troisième est possible pour certains). Les premiers qui envisagent le conflit comme une relation sociale normale et qui, dans une moindre mesure, en font le moteur de toute société ; alors que d’autres le considèrent comme le symptôme d’un dysfonctionnement.
Dans les philosophies du contrat social, cette première vision du conflit apparaissait déjà avec Héraclite et Homère. Le premier considère que le conflit est le principe ou le père de toutes choses, mais en précisant également qu’il produit l’harmonie, ce qui veut dire qu’iljoue le rôle d’un régulateur alors que pour l’autre, c’est par le conflit que les hommes font une distinction entre le juste et l’injuste, entre le bien et le mal.
Dans la tradition classique de la sociologie, les théories allant dans ce sens semblent faire légion et tournent autour de la pensée de Marx5 pou qui, les conflits ne sont pas des accidents de la vie sociale à l’intérieur de chaque société et qu’il existe une permanence des conflits dans toute société. En second lieu, il a mis en lumière le fait que le conflit soit avant tout conflit d’intérêt et qu’au final une ligne de partage va s’instaurer entre ceux qui désirent le changement et ceux qui s’y opposent. De même, la théorie marxiste considère que ce sont les conflits sociaux qui sont le moteur principal du changement social.
Si Marx a le mérite de faire partie des premiers théoriciens en la matière et que les autres n’ont fait que se positionner par rapport à lui, c’est Georges Simmel6 qui parmi les classiques a le plus abordé le phénomène. Ce dernier à qui nous devons une analyse des différentes formes de conflits, insiste d’emblée sur le fait que le conflit soit une forme de « sociation » car “ la société a autant besoin d’association que de compétition. Loin de se confondre avec une cause [de] dysfonctionnement désastreuse, le conflit est une source de régulation qui traverse et structure une multitude de champs et de formes sociales…, il structure les relations collectives et renforce, quand il ne crée pas, l’identité sociale. ” Parlant des nombreuses causes des conflits dont la haine, l’envie, le besoin, le désir etc. Simmel dans une perspective psychologique soutient d’abord qu’il existe en chacun de nous une pulsion formelle d’hostilité, un instinct naturel d’opposition. Pour lui, le conflit et la contradiction font partie de chaque homme et concoure à créer l’unité de sa personnalité. Toute vie est faite de mouvements, d’échanges, d’interactions, d’oppositions, donc de conflits. Les hommes sont différents et il est difficile de vivre avec des individus qui peuvent avoir des opinions radicalement opposés aux nôtres. Simmel d’expliquer que « si nous ne pouvions nous élever contre ces personnalités, nous pourrions supporter de vivre au milieu d’elles. Cela nous permet de ne pas être passifs, mais au contraire de nous affirmer dans notre relation à l’autre.»
S’agissant des groupes sociaux, Simmel traite deux phénomènes apparents mais distincts. Il estime tout d’abord que le conflit pose des limites entre les groupes à l’intérieur d’un système social en renforçant la conscience du groupe et en marquant la séparation ; il établit ainsi l’identité des groupes dans ce système. L’auteur est d’avis que les répulsions réciproques maintiennent un système social total parce qu’elles créent un équilibre entre les différents groupes.
En bref, pour Simmel, le conflit peut servir à faire disparaître les éléments de désintégration qui surviennent au cours des relations et à rétablir l’unité. Dans la mesure où le conflit résorbe la tension entre les protagonistes, il a d es fonctions stabilisantes et devient un élément de cohésion. Pour Weber7 , «le conflit ne peut être exclu de la vie sociale» en ce sens qu’il contribue de bien des manières au maintien des groupes ou à l ’émergence de nouveaux groupes sociaux.
C’est ainsi qu’il fait du conflit une forme « normale » de toute relation sociale. Pour lui, la lutte est une forme normale d’action sociale et que « la paix n’est rien d’autre qu’un changement dans la forme du conflit… » Ce faisant, il soutient que « se situer du point de vue des acteurs amène logiquement à chercher à comprendre ce qui les conduit au conflit. Quelles sont les décisions qui provoquent un conflit ? Quelles sont les raisons pour les acteurs sociaux d’y participer, d’y mettre un terme? » Enfin pour Weber les jeux des conflits se polarisent autour des intérêts matériels, du prestige et du pouvoir, le pouvoir étant un trait structurel de tout conflit.
Lewis Coser8 dans « Les fonctions du conflit social » qui du reste ressemble fort bien à un diagnostic de la théorie de Simmel, abonde dans le même sens que ce dernier. Pour lui, « la tension dialectique entre l’ordre et le désordre, entre l’instauration et la destruction de la paix et de l’harmonie intérieures, caractérisera probablement l’avenir du genre humain, comme il a caractérisé le passé. Selon l’auteur, les antagonismes sont indispensables car s’ils n’existaient pas les différents groupes sociaux se seraient dissous puisqu’il n’y aurait plus de démarcation fluide qui facilite la mobilité et la promotion sociales qui sont l’idéal de toute société. D’ailleurs, c’est en ce sens qu’il invoque William Blake pour qui, « sans contraintes, le progrès n’existe pas. Attirance et répulsion, Raison et énergie, Amour et haine, sont nécessaire à l’existence humaine. »
Cependant, Coser dont l’espoir n’est pas de supprimer radicalement les conflits, ce qui d’après lui est impossible, pense qu’il faut au moins les canaliser, les réglementer, les maîtriser afin d’affaiblir leur impact destructeur. Pour ce faire, Coser s’inspirant de la philosophie de Hobbes, pense que les structures sociales doivent contenir ou créer toujours des mécanismes qui permettent de contrôler et de diriger les conflits par des règlements normatifs.
Coser de renchérir qu’il y’a des occasions de conflits dans toutes les formes de structure sociale car les individus et les sous groupes sont toujours susceptibles de se plaindre de manquer de ressources, de prestige ou de pouvoir. Mais les structures sociales diffèrent dans la manière dont elles admettent l’expression de revendications opposées. Certaines tolèrent mieux que d’autres le conflit.
Pour Coser, le conflit a tendance à dégrader la structure sociale quand celle-ci refuse de le tolérer et de l’institutionnaliser. La violence d’un conflit qui menace de désagréger le consensus de base d’un système social est à la rigidité de la structure. Ce n’est pas le conflit en tant que tel, qui menace l’équilibre d’une telle structure, mais la rigidité qui permet aux hostilités de s’accumuler et de se concentrer sur une seule ligne de clivage quand le conflit éclate.
Quant aux pères de la sociologie américaine, ils voyaient eux aussi dans le conflit une composante inhérente et indissociable des structures sociales. La plupart d’entre eux partageaient l’idée de Robert Park10 selon laquelle, « « le comportement » est conscient là et seulement là où il y’a conflit. C’est seulement là que se trouvent les conditions d’une conduite rationnelle. » Freund (1983)11 après avoir examiné dans « Sociologie du conflit », comment, durant des siècles, on a conçu la place des conflits dans la société, précise comment ils naissent, se développent, se déroulent et se dénouent. C’est ainsi qu’il soutient que si tout peut devenir conflit et si celui-ci peut surgir dans n’importe quelle relation sociale, c’est que la conflictualité est inhérente, consubstantielle à toute société, au même titre que la violence ou la bienveillance. La conflictualité ne constitue donc pas un phé nomène anormal ou pathologique, que l’on pourrait éliminer définitivement des relations sociales.
Les théoriciens du changement social voient à travers le conflit, le moteur de toute société dans la mesure où il est source de changement. Ainsi pour Rocher, « conflits et contradictions sont un facteur de changement social, [… qui] naissent directement de l’action sociale. […] Ils sont engendrés par le fonctionnement de tout système social. [… le conflit] est une des voies nécessaires par laquelle passe la société pour s’adapter sans cesse à des situations nouvelles et pour survivre dans le cours de sa propre évolution. » Ralf Dahrendorf, Charles Tilly12, Max Gluckman13, tous étaient d’accord avec les conceptions classiques pour admettre que les conflits sociaux sont une composante essentielle de l’interaction et du processus social. Loin d’être toujours un f acteur « négatif » qui « déchire » le tissu social et affaiblit les liens de la vie sociale, les conflits sociaux peuvent contribuer au maintien des groupes sociaux et des strates sociales ainsi qu’à l’émergence de nouveaux groupements. Pour eux des changements dans l’équilibre du pouvoi r entre les groupes et les classes sociales s’expliquent largement par l’issue des conflits qui les ont opposés.
Des théoriciens comme Sorel ont aussi accordé une certaine place à cette fonction du conflit pour établir et maintenir l’identité du groupe. Pour lui, sans nul doute, il y’a un rapport étroit entre le conflit et la cohésion du groupe. Parlant de rapport de classe, il estime que pour que la classe ouvrière conserve son caractère distinctif, il faut qu’il soit constamment en lutte contre la bourgeoisie. Ce n’est que par l’action et grâce à l’action que ses membres peuvent prendre conscience de leur identité de classe. Sorel d’ajouter qu’ « un système social a besoin de conflit ne fut-ce que pour ranimer ses énergies et revitaliser ses forces créatrices. Le conflit empêche le système social de se fossiliser. »
Toujours dans cette logique, Michel Maffesoli pense que le conflit est nécessaire pour le progrès social. Il affirme que « derrière l’obsession clinique de la non violence se masque l’obsession de l’unique et de l’indifférencié. L’hétérogène engendre le conflit, mais elle est en même temps source de vie, l’identique ou l’homogène, s’il est plus pacifique, est potentiellement mortifère. »
Thomas Schelling commence d’abord par classer les théories qui traitent des situation de conflit en deux grandes catégories : d’une part celles qui considèrent le conflit comme un état « pathologique » dont il im porte de déterminer les causes et les traitements éventuels, d’autre part celles qui le tiennent pour un simple état de fait et qui se p réoccupe exclusivement des comportements des protagonistes. C’est ainsi qu’au sein de cette dernière classe, il distingue les études qui prennent en compte ce comportement dans toute sa complexité, avec ses él éments rationnels, conscients et inconscients et celles qui limitent délibérément leurs investigations au seul comportement rationnel, conscient, optimal. C’est dans cette dernière catégorie que l’auteur range sa « stratégie du conflit » qu’il décrit comme un jeu. C’est alors qu’il considère le jeu comme « un affrontement au cours duquel chacun fait de son mieux pour « gagner » et le comportement des adversaires ne se ramènent enfin de compte qu’à la recherche des règles permettant de s’assurer les meilleures chances du succès ».
Cependant, ceux qui alimentent la théorie du c onflit comme symptôme d’un dysfonctionnement, se basent relativement sur la pensée de Simmel qu’ils critiquent d’avoir mis uniquement en évidence le rôle du c onflit comme facteur d’équilibre social sans pour autant aborder son effet négatif, à sav oir celui de la « perturbation » et éventuellement des « saccages » qu’il opère dans la société. Ainsi, malgré le fait de ne pas nier l’existence possible de conflits qui ne favorisent pas forcément la régulation sociale et de souligner que « lorsque le conflit a en vue la destruction pure et simple de l’autre, alors il ne se différencie guère du crime crapuleux et sa fonction d’unité tend vers zéro. », la représentation que Simmel se fait du conflit est aux yeux de certains penseurs idéalistes. C’est dans cette optique que Freund, même s’il a partagé la vision de l’auteur, reconnaît tout de même cette « dynamique ambivalente » du conflit en ce sens que ce dernier peut avoir des effets positifs dans la formation et le développement, voire l’épanouissement d’une société, mais aussi et surtout des aspects négatifs de destruction et de désintégration.
Cadre méthodologique
La recherche documentaire
Elle s’est déroulée tout au long de l’étude et nous a conduit à faire le tour de plusieurs centres de documentation : Bibliothèque Universitaire (BU), Institue des Sciences de l’Environnement (ISE), UICN, Institut Fondamental d’Afrique Noire (IFAN), Direction de la Prévision et de la Statistique (DPS), Centre de Suivi Ecologique (CSE), UNESCO et l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD), les services techniques départementaux et régionaux de Fatick et les services décentralisés de la zone. L’Internet aussi a été mis à profit.
Durant cette phase, nous avons pu réunir une documentation fournie et diversifiée aussi bien sur la RBDS, les conflits de même que sur la méthodologie de recherche.