MATERIEL ET METHODE
Design de l’étude
Il s’agit d’une étude transversale, comparative, de cohorte, menée dans le service de réanimation médicale du Centre Hospitalier Universitaire Nord de Marseille, le centre régional de référence du traitement des insuffisances respiratoires aiguës par ECMO-VV. Tous les patients traités pour un SDRA sévère et sortis vivants de réanimation entre Mai 2011 et Mars 2017 étaient prospectivement screenés pour inclusion.
Les critères pour définir un SDRA sévère étaient ceux de la définition de Berlin (20) plus un rapport PaO2 sur FiO2 (rapport P/F) inférieur à 100 sous ventilation mécanique avec une PEEP supérieure ou égale à 10 cmH2O pendant plus de 48 heures.
Les critères d’indication de mise sous ECMO-VV étaient un rapport P/F inférieur à 70 pendant au moins 2 heures avec une FiO2 à 1, un rapport P/F inférieur à 100 avec une pression de plateau supérieure à 35 cmH2O, ou une acidose respiratoire avec un pH inférieur à 7,15 malgré une fréquence respiratoire supérieure à 35 par minute.
Les contre-indications absolues à la mise sous ECMO étaient une contre-indication à l’anticoagulation par héparine, un score SOFA supérieur à 18 après une durée de ventilation mécanique inférieure à 7 jours, ou un score SOFA supérieur à 12 quand la durée de ventilation mécanique était supérieure à 7 jours.
Les patients sous ECMO veino-artérielle, les patients mis sous ECMO-VV dans les suites ou dans l’attente d’une transplantation pulmonaire, les patients présentant un antécédent de pathologie psychiatrique ou un trouble cognitif préexistant et les patients ne parlant pas français étaient exclus de l’étude.
Les patients éligibles à l’inclusion étaient contactés par téléphone et leur consentement oral était recueilli. Un questionnaire comprenant des tests d’auto-évaluation neuropsychologiques et de la qualité de vie leur était adressé afin de pouvoir le remplir avant la consultation. Les patients étaient ensuite évalués lors d’une consultation de suivi à l’hôpital -ou à la maison en cas d’impossibilité pour se déplacer- entre 18 et 24 mois après leur sortie de réanimation par un médecin et le psychologue clinicien de la réanimation.
Cette étude a reçu l’approbation de l’Institut Fédératif de Recherche 48, comité d’éthique et de recherche de la faculté d’Aix-Marseille.
Caractéristiques des patients et du séjour en réanimation
Toutes les informations cliniques et biologiques étaient recueillies de manière prospective durant le séjour en réanimation. Le premier jour de recueil correspondait au jour où les critères de SDRA sévère étaient remplis. Certains patients étaient adressés dans notre centre de référence en provenance d’autres réanimations.
Protocole d’évaluation des patients
La consultation de suivi avait lieu au Centre Hospitalo-Universitaire Nord de Marseille, ou au domicile des patients.
Les patients passaient tout d’abord un entretien médical avec un médecin de la réanimation (MA ou AS) pour évaluer leurs activités et symptômes éventuels depuis la sortie de réanimation.
Les fonctions cognitives, critère de jugement principal de cette étude, étaient ensuite évaluées par le psychologue clinicien du service de réanimation à l’aide de la Wechsler Adult Intelligence Scale, 4e edition (WAIS-IV) (21,22). La durée de passation du test était d’approximativement deux heures. La WAIS-IV se compose de 10 tests principaux et 5 soustests supplémentaires qui permettent d’évaluer quatre grands domaines cognitifs : la compréhension verbale, le raisonnement perceptif, la mémoire de travail et la vitesse d’exécution. L’indice de compréhension verbale (ICV) reflète les performances verbales, le niveau de culture et d’éducation du patient indépendamment de ses capacités d’attention et de concentration ou de la vitesse de réalisation des tâches. L’indice de raisonnement perceptif (IRP) évalue les capacités visuo-spatiales et la flexibilité cognitive. L’indice de mémoire de travail (IMT) évalue les performances d’attention et de concentration ainsi que la capacité de résolution mentale de problèmes. L’indice de vitesse de traitement (IVT) évalue la performance du sujet dans des domaines nécessitant précision et rapidité d’exécution. Ces quatre index sont regroupés pour donner le Quotient Intellectuel Total (QIT) qui reflète l’efficience cognitive globale. Les scores obtenus à l’aide de la WAIS-IV sont standardisés dans la population française en tenant compte de l’âge et du sexe.
Concernant l’évaluation des critères de jugement secondaires, des questionnaires d’auto-évaluation validés par la littérature étaient adressés aux patients : l’inventaire abrégé de la dépression de Beck (13 items) (23,24), l’inventaire d’anxiété de Beck (25,26), l’échelle d’impact d’un événement traumatisant (IES) (27,28) pour évaluer le risque de PTSD (des scores ≥ 36 étant associés à des symptômes significatifs de PTSD (29)) et le Short-Form General Health Survey (SF-36) (30,31) qui évalue la qualité de vie. Les questionnaires étaient envoyés au patient par courrier et recueillis le jour de la consultation afin de réduire la durée de passation des tests.
Analyses statistiques
Les statistiques descriptives incluaient des pourcentages pour les variables catégorielles et des médianes et leurs intervalles interquartiles (IQR) pour les variables continues. Les comparaisons ont été effectuées à l’aide du test Chi-carré de Pearson ou du test exact de Fisher pour les variables catégorielles et du test U de Mann Whitney pour les variables continues, en fonction de leur distribution.
Selon l’échelle standard de cotation de la WAIS-IV (moyenne à 100 et écart-type à 15) (21), nous avons défini la présence d’un trouble cognitif comme un score inférieur de plus d’un écart-type (SD) dans au moins un des quatre indices de la WAIS-IV (ICV, IRP, IMT ou IVT).
Des analyses de sensibilité ont été effectuées avec d’autres définitions de trouble cognitif. Nous avons effectué des analyses univariées pour évaluer les déterminants potentiels de survenue de troubles cognitifs comme défini précédemment. Les variables significatives dans l’analyse univariée (p<0,05) ou celles considérées comme cliniquement pertinentes ont été incluses dans une analyse de régression logistique. Le modèle final fournissait les odd ratio (OR) et les intervalles de confiance à 95% (IC). L’analyse statistique a été réalisée à l’aide du logiciel SPSS statistics 20.
RESULTATS
Patients
Entre Mai 2011 et Mars 2017, 125 patients admis pour un SDRA sévère sont sortis vivants de notre réanimation. Quatre patients du groupe ECMO et sept du groupe non-ECMO sont décédés avant la consultation de suivi à deux ans.
Les motifs de non-inclusion de cette étude sont détaillés dans la Figure 1. Nous avons identifié 92 patients sortis vivants de réanimation potentiellement éligibles. Quarante-neuf d’entre eux avaient été traités par ECMO-VV (groupe ECMO-VV) et 43 ont été traités de manière conventionnelle (groupe non-ECMO). Deux patients (un dans chaque groupe) ont été exclus de l’étude car ils présentaient des séquelles d’un accident vasculaire cérébral survenu après leur sortie de réanimation. Les autres motifs d’exclusion sont détaillés dans la Figure 1.
Au total, 40 patients ont été inclus, soit 45,7% des patients éligibles, 22 dans le groupe ECMO et 18 dans le groupe non-ECMO.
Statut cognitif
Le temps médian [intervalle interquartile] de la consultation de suivi était de 20 [17-22] mois après la sortie de réanimation dans le groupe ECMO et de 22 [18-23] mois dans le groupe non-ECMO (p = 0,35). Douze (55%) patients du groupe ECMO et dix (56%) du groupe non-ECMO présentaient une altération de leurs fonctions cognitives (définie comme un score inférieur de plus d’un écart-type dans au moins un indice de la WAIS-IV) sans qu’il y ait de différence significative entre les deux groupes (p = 0,95). Il n’y avait toujours aucune différence significative entre les deux groupes quels que soient le seuil et la définition d’un trouble cognitif utilisés lors de l’analyse de sensibilité (Suppléments eTableau 2).
Les scores des différents index de la WAIS-IV sont présentés dans la Figure 2 et détaillés dans les suppléments eTableau3. Le QIT était compris dans un intervalle de plus ou moins un écart-type ou était supérieur de plus d’un écart-type chez 17 (77%) patients du groupe ECMO-VV et 13 (72%) patients du groupe non-ECMO. Deux (9%) patients du groupe ECMOVV avaient un QIT inférieur de plus d’un écart-type contre deux (11%) patients du groupe nonECMO (p = 0,83). Un seul patient dans chaque groupe avait un QIT inférieur de plus de 2 écarts-types (p =0,88).
Après ajustement sur la durée d’hypoxémie profonde (PaO2 < 50 mmHg), la durée de sédations par benzodiazépines, le bilan entrées-sorties cumulé des 7 premiers jours et la durée d’hyponatrémie inférieure à 135 mmol/L, il n’y avait toujours aucune différence significative entre les deux groupes en termes d’altération des fonctions cognitives. Comme le niveau d’éducation était différent entre les deux groupes, nous avons analysé séparément les deux indices de la WAIS-IV pouvant être affectés par ce paramètre : l’Indice de Compréhension Verbale (VCI) et l’Indice de Mémoire de Travail (IMT). Cette analyse neretrouvait également aucune différence entre les deux groupes, même après ajustement.
Pronostic psychologique
Huit (36%) patients du groupe ECMO-VV reportaient des symptômes de dépression modérés à sévères contre sept (39%) dans le groupe non-ECMO (p = 0,87). Douze (55%) patients du groupe ECMO-VV et huit (44%) patients du groupe non-ECMO présentaient des symptômes d’anxiété modérés à sévères (p = 0,53) (Tableau 3).
Les scores de l’échelle d’impact d’évènements traumatisants (IES) montraient une augmentation du risque de PTSD chez 7 (33%) patients du groupe ECMO et huit (44%) patients du groupe non-ECMO (p = 0,48) (Tableau 3).
DISCUSSION
Les résultats de cette étude suggèrent que le traitement par ECMO-VV n’est pas associé à un pronostic cognitif et neuropsychologique à long-terme plus péjoratif comparé à la ventilation conventionnelle chez des patients survivants d’un SDRA sévère. Il s’agit de la première étude à évaluer le pronostic cognitif et neuropsychologique à long terme chez les patients admis en réanimation pour un SDRA sévère et sortis vivants en comparant deux groupes : les patients traités par ECMO-VV et ceux traités par ventilation conventionnelle à l’aide d’un instrument de mesure bien établi et validé permettant une analyse fine des fonctions cognitives au moyen d’une évaluation en personne par un psychologue clinicien.
Validité externe
Le principal écueil pour comparer les études de pronostic psycho cognitif est la grande variabilité des outils de mesure utilisés et l’absence de seuil consensuel pour définir l’altération des fonctions cognitives.
Seules deux études s’intéressant au pronostic cognitif des patients traités par ECMOVV pour un SDRA sévère ont utilisé la WAIS-IV comme échelle de mesure, comme dans notre étude. Von Bahr et al (32) retrouvent des résultats similaires à notre étude avec un QIT médian de 97, en revanche, la durée de suivi était beaucoup plus longue que dans notre étude avec une médiane de 9 ans après sortie de la réanimation. Holzgraefe et al (33) retrouvent également des résultats similaires à une médiane de 3,2 ans après la sortie de réanimation mais avec un petit effectif de 7 patients dans cette cohorte. Cependant, aucune de ces deux études n’avait de groupe contrôle sans ECMO.
Par ailleurs, de nombreuses études similaires incluaient des patients traités par ECMO veino-veineuse et des patients traités par ECMO veino-arterielle (19,32). Or, le risque de complications neurologiques -et par conséquent d’altération des fonctions cognitives- est plus élevé sous ECMO veino-arterielle que sous ECMO veino-veineuse.
Dans l’étude de Risnes et al (19), 33% des patients traités par ECMO présentaient une altération des fonctions cognitives, prédominant sur l’attention et la mémoire verbale 5 ans après leur sortie de réanimation et une association entre l’existence de troubles cognitifs et la présence d’anomalies sur l’imagerie cérébrale était retrouvée. Cependant, les fonctions cognitives étaient évaluées à l’aide d’un score composite non validé regroupant plusieurs outils de mesure, et la population étudiée regroupait des adultes et des enfants avec des indications diverses de recours à l’ECMO (19).
Dans notre étude, les patients n’avaient pas d’imagerie cérébrale systématique durant ou après leur séjour en réanimation, cependant l’incidence des lésions neuroradiologiques chez les patients traités par ECMO-VV est relativement rare (17-26% selon les cohortes) (19,32).
L’étude de Luyt et al (34), seule autre étude comparative, retrouvait des résultats similaires à notre étude en termes de qualité de vie, incidence des symptômes anxieux, dépressifs et de PTSD chez des patients en SDRA sévère suite à une grippe A H1N1 traités ou non par ECMO, un an après leur sortie de réanimation. En revanche, les fonctions cognitives n’étaient pas évaluées dans cette étude.
Stratégies de prévention
Cette étude souligne l’importance de mettre en place des stratégies de prévention des séquelles psycho-cognitives chez les patients admis en réanimation pour un SDRA sévère. Des interventions pendant le séjour en réanimation comme la rédaction d’un journal par l’équipe médicale et les proches à destination du patient (38), l’intervention d’un psychologue (39), et une aide sociale (36) ainsi que des programmes de réhabilitation après la sortie de réanimation (40) peuvent s’avérer utiles pour diminuer l’incidence des troubles psycho-cognitifs. La mise en place de consultations de suivi post-réanimation afin de prévenir, dépister et traiter les troubles psycho-cognitifs permettrait d’améliorer le pronostic à long terme des patients admis en réanimation pour un SDRA sévère.
CONCLUSION
En conclusion, cette étude montre que le recours à l’ECMO-VV chez les patients de réanimation présentant un SDRA sévère ne semble pas aggraver leur pronostic cognitif et neuropsychologique à long terme. Néanmoins, la prévalence des troubles cognitifs et des séquelles neuropsychologiques chez les patients survivant à un SDRA sévère reste élevée, avec comme conséquences un retentissement important sur la vie personnelle, professionnelle et sociétale ainsi qu’une altération de leur qualité de vie. Le développement de stratégies de prévention et de traitement des séquelles psycho-cognitives chez ces patients reste un enjeu majeur en réanimation.