Légitimer l’ingérence politique : Un nouvel ordre moral écologique ?

Légitimer l’ingérence politique : Un nouvel ordre moral écologique ?

Notre axe de recherche principal étant davantage centré sur la sphère politique, c’est tout naturellement par cet aspect que nous commencerons cette analyse. Auregard de la diversité des mesures conçues pour œuvrer à la maîtrise de la demande en électricité, une réflexion sur l’instrumentation de cette politique publique s’avère en effet intéressante en ce qu’elle est révélatrice d’un rapport gouvernants/gouvernés.
À cet égard, on constate au demeurant que les dispositifs d’information et d’incitation (jugés plus neutres politiquement) sont généralement préférés aux instruments contraignants ou normatifs22. De fait, plutôt que de s’intéresser spécifiquement aux instruments législatif (Loi d’Orientation sur l’Energie), économique (certificats d’économie d’énergie), incitatif (créditsd’impôts) ou ceux de standardisation « best practices » (Diagnostic de Performance Energétique)évoqués dans la classification proposée par Pierre Lascoumes et Patrick Le Galès23, nous suivrons plus particulièrement la forme informative et communicationnelle de l’instrumentation politique (i.e. les modes de sensibilisation) en ce qu’elle illustre, au gré de ses transformations, une évolution singulière des rapports qui unissent les sphères politique et domestique.
Expression du libre-arbitre des acteurs dans leur rapport aux objets, lescomportements des ménages échappent aux contraintes de l’action publique et s’avèrentdonc très difficiles à faire changer. De plus, quand il s’agit, comme c’est le cas ici, d’unepolitique de rupture avec les routines, des résistances se font sentir. C’est pourquoi lespolitiques de maîtrise de l’énergie qui se sont succédées depuis plus de 35 ans se sontcantonnées à une dimension strictement incitative, tant il semble inacceptable pour lesecteur résidentiel de voir la sphère publique inférer de manière coercitive sur la praxis quotidienne des ménages. À la différence de Cuba24 où ce terme reste encore en vigueur, il y a longtemps déjà qu’il ne s’agit plus de parler de propagande pour désignerles campagnes d’incitation à la sobriété électrique mises en œuvre dans des pays comme la France ou le Royaume-Uni25. En effet, il ne s’agit pas pour les démocraties de mettre en oeuvre unequelconque forme de conditionnement massif de la population26, mais plutôt de discipliner les citoyens en encadrant leurs conduites à distance27. C’est pourquoi, à l’instar de ce que l’on a pu également remarquer concernant d’autres types de recommandations politiquesrelatives aux pratiques individuelles28, la mise en scène du message adressé aux citoyens a dû s’adapter au fil du temps.
Au-delà de cette évolution dans la façon de convaincre, il convient de souligner que les différentes campagnes d’information initiées par l’Etat s’inscrivent dans le cadre d’unestratégie politique dont les objectifs ne se limitent pas à aider les citoyens à faire les bons choix. En effet, des logiques secondaires motivent également ses politiques de contrôle des pratiques individuelles. Ainsi, les dispositions prises sur la consommation de tabac ne sontpas seulement un moyen de lutter contre le tabagisme passif, mais aussi une façon de limiter les coûts futurs que ce type de pratique individuelle engendrera pour le système de santé.
De même, au-delà d’une protection des enfants, c’est l’ensemble des conséquences sanitaires induites par l’obésité que le législateur veut prévenir en intervenant sur cette question30. Dans une moindre mesure, la prévention routière s’intègre également dans cette perspective, au sens où elle n’a pas seulement vocation à limiter la mortalité immédiate. La sensibilisation aux risques de la route devrait en effet contribuer à réduire le nombre d’accidentés que les pouvoirs publics devront prendre en charge par le biais des aides au handicap31. Enfin, pour en revenir aux politiques qui nous intéressent ici, l’incitation aux économies d’énergie ne relève pas exclusivement d’une dynamique environnementale. Il s’agit dans le même temps de rééquilibrer la balance commerciale et de reporter les coûts depopulation. Dans le même sens, neuf millions d’ampoules à incandescence ont été échangées contre des construction/extension de l’infrastructure électrique nationale. Au-delà du caractère moral de l’intervention (Etat protecteur), on trouve donc une dimension financière à plus ou moins long terme (Etat investisseur). On ne saurait toutefois restreindre la logique d’action étatique à ce second niveau, comme le montrent d’autres formes de régulation publique des pratiques individuelles où l’encadrement normalisateur prévaut de façon quasi-exclusive32.

Institutions et dispositifs au service de la sobriété électrique

Pour en revenir plus précisément à la question des médiateurs de l’action publique en matière de maîtrise des consommations domestiques d’électricité, il faut au préalable distinguer deux niveaux actanciels qui correspondent chacun à un mode de structuration particulier de la dynamique politique. Le premier est de nature institutionnelle et correspond aux différentes administrations (centrales, déconcentrées et décentralisées) qui ont pour mission de diffuser (à l’aune de leurs possibilités respectives) la volonté du politique de voir se mettre en œuvre une maîtrise des consommations domestiques d’énergie. Dans ce cadre, des ministères, des administrations et des collectivités territoriales vont en effet intervenir en parallèle, en développant chacun leur stratégie.
Le second niveau correspond quant à lui aux instruments de l’action publique, c’est-àdire aux dispositifs qui outillent l’action de promotion des économies d’énergie. À ce stade, il s’agit alors d’analyser ce qui relève d’une culture de l’image d’une part, d’une culture de l’écrit d’autre part, et enfin de la combinaison de ces deux approches. À cet égard, il convient donc de dissocier les différents supports utilisés pour véhiculer le projet politique, sans pour autant chercher à opposer tel médium avec tel autre. Ainsi, qu’on parle de spotstélévisuels ou radiophoniques, de fiches pratiques, d’affichage urbain ou de livrets informatifs, tout est intéressant à interroger pour essayer de comprendre comment ces dispositifs d’intéressement33 et de captation34 influent dans la relation entre le prescripteur et le destinataire.

Les évolutions de la communication gouvernementale

La situation étant bien différente de ce qu’elle était suite au premier choc pétrolier en 1973, on constate aujourd’hui qu’une double translation temporelle des enjeux et des modes d’encouragement s’est opérée depuis cette époque. D’une politique de réaction face à une crise économique et énergétique, on est en effet passé depuis la fin des années 90 à une gestion planifiée de l’environnement sur le long terme Ce faisant, les politiques ont substitué au problème pétrolier (En France, on n’a pas de pétrole mais on a des idées) un nouveau défi national pour la préservation du climat (Faisons vite, ça chauffe). En conséquence, la grammaire politique usitée pour s’adresser aux citoyens a aussi radicalement changé. Tandis que dans les années 1970, les gouvernants venaient à la télévision s’adresser à la Nation (en appelant les ménages à faire preuve de « sagesse » au nom de « cette vertu traditionnelle dupeuple français qui est l’esprit d’économie » 35), la relation directe entre le pouvoir politique et la population s’est distendue dans les années qui ont suivies. Désormais tenue de composer avec le « bon vouloir d’acteurs irréductiblement autonomes », l’action gouvernementale doit –à défaut de pouvoir les contrôler de manière effective- se contenter d’atteindre une meilleure prévisibilité voire une inflexion des comportements en s’attaquant aux représentations qui les organisent, en vue des les rendre plus compatibles avec les exigences de l’action publique36. Dans cette perspective, le travail de conception du message a donc été délégué aux professionnels de la communication, afin que ceux-ci définissent les stratégies à employer en la matière. Face à l’impossible définition d’un système de sanctions acceptables et à défaut d’uneforme de taxation satisfaisante38 qui contribuerait à faire participer l’ensemble des consommateurs, c’est l’incitation qui reste aujourd’hui encore la norme39 quand il s’agit de promouvoir la maîtrise des usages énergétiques. À cet égard, il convient cependant de remarquer que si certaines formes d’incitation tarifaire développées à la fin des années 1980 ont pu s’imposer comme des moyens efficaces de limiter les consommations d’électricité, ces modes d’encouragement se sont pourtant révélés limités. En effet, ces tarifs atypiques ont principalement intéressé les entreprises et les ménages disposant de capitaux importants(tant sur le plan cognitif que financier), ceux-ci percevant plus aisément le retour sur investissement d’un tel choix en termes d’économies. C’est pourquoi de nouveaux outils incitatifs ont été créés sous l’impulsion de l’Union Européenne (étiquetage des appareils performants) et à l’initiative du législateur (instauration de crédits d’impôts spécifiques).
Entre temps, c’est un autre instrument d’incitation qui a fait son retour dans l’espace public, après une éclipse partielle d’une dizaine d’années, lorsque la campagne d’information « Préservons notre argent, préservons la planète » a été lancée au second semestre 2001. Articulant pour la première fois les dimensions économique et environnementale des économies d’énergie, cet outil de communication publique a contribué à ancrer la position de l’Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Energie (ADEME) comme médiateur de la volonté gouvernementale en la matière. Illustrant une évolution sémantique, le slogan de cette campagne se veut innovant en ce qu’il ne se réfère pas au verbe « économiser » mais à celui de « préserver ». Le caractère restrictif de la pénurie s’efface donc au profit d’une dimension protectrice (à la fois individuelle et globalisante) qui rappelle la notion anglophone de conservation qui s’applique aussi bien à l’énergie qu’à l’environnement, et qui servait -à la même époque et de la même manière (Save your Money, Save Your Planet)- à promouvoir la sobriété énergétique Outre-Manche. Déclinée sur plusieurs supports, cette démarche de sensibilisation aux économies d’énergie ne va pas remporter un succès comparable à celui de la « chasse aux gaspis ». Par ailleurs, la double logique d’action (économique et environnementale) n’ayant pas été vraiment saisie par les destinataires du message, il va être décidé de travailler en ce sens pour consolider le lien qui unit désormais ces deux motifs.

De la science au bon sens : Expliquer les enjeux du changement climatique

Principaux outils de médiation politique pour « sensibiliser » les ménages aux économies d’énergie, les vecteurs informationnels qu’elle conçoit sont tantôt d’une grande simplicité (spots publicitaires), et tantôt plus méticuleusement argumentés pour justifier l’intérêt que chacun peut trouver à agir en correspondance avec ce qui est recommandé. Diverses grandeurs se trouvent alors mobilisées pour mettre en œuvre cette démarche couplée d’information, de persuasion et de préconisation. L’analyse détaillée de l’un de ces outils de communication (destiné au « grand public » et consacré à la question du changementclimatique49) nous a permis de voir comment s’articulent diverses logiques dans une subtile recette où se côtoient l’abstrait et le concret, l’incertitude et l’expérience, le passéet le futur.
Démarrant par une présentation de l’effet de serre, ce document informatif s’emploie d’emblée à présenter ce phénomène comme étant un fait incontestable, et non pas seulement comme une hypothèse incertaine. En insistant sur l’unanimité des experts internationaux, il s’agit alors d’imposer le caractère irréfutable des prospectives scientifiques.
De même, en présentant les cycles de Milankovitch, la démonstration s’appuie sur un certain degré de complexité comme preuve du vrai. Toutefois, cette légitimation préalable du propos ancrée dans un monde industriel est contrainte de reconnaître que certaines incertitudes perdurent quant aux temporalités et à la nature exacte des impacts d’un futur changement climatique. Eludant les controverses scientifiques sur ces aspects, l’ADEME fait alors volte-face en mobilisant la mémoire collective au travers de l’évocation de la canicule de 2003. Ayant « marquée tous les esprits », elle est présentée en « exemple » de ce qu’il pourrait advenir, en dépit du fait que cet épisode climatique extrême n’est pas imputable à l’intensification de l’effet de serre et qu’il n’est pas certain qu’il soit véritablement révélateur des dérèglements que pourrait connaître la France au cours du siècle à venir. Cependant, enprenant désormais appui sur le monde de l’opinion, l’ADEME contribue à rendre plus concret l’exposé de prospective scientifique qu’elle avait exposée jusqu’à là. Par l’emploi successif de termes anxiogènes décrivant les conséquences redoutées d’un réchauffement de la planète, le document se fait alors plus catastrophiste comme s’il s’agissait de susciter une réaction craintive de ceux qui construisent quotidiennement les risques du futur. Par la suite, le dossier se poursuit en évoquant les tentatives de régulation internationale du problème, avant d’en venir plus spécifiquement à la réalité française. C’est alors que se pose le problème du secteur résidentiel dont la croissance de la consommation énergétique se révèle comparativement assez importante. Dans le prolongement naturel de cette présentation en entonnoir où s’entremêlent les justifications issues des mondes industriel et de l’opinion, le propos du document se précise donc encore un peu plus, puisque le titre de la partie (« L’effet de serre et vous ») ne renvoie plus à la simple explication d’une problématique globale et abstraite, mais aux lecteurs eux-mêmes. Il s’agit désormais d’interroger la responsabilité de chacun dans l’intensification de l’effet de serre. De fait, l’individu devient partie prenante d’un problème qui n’était jusqu’à présent que scientifique et politique. On apprend ainsi que « la moitié du CO2 émis dans l’atmosphère en France est liée à nos comportements quotidiens ». Partant de cette situation, un constat s’impose : »Aux vues de ces statistiques, il est certain que des économies d’énergie réalisées par un grand nombre de ménages permettraient une réduction importante des émissions françaises de CO2. » Outillée par l’emploi de quelques statistiques qui valident scientifiquement le propos50, la démonstration conduit à une certitude : les ménages peuvent largement agir pour réduire l’effet de serre. Et il semblerait même qu’ils y seraient disposés si l’on en croit les résultats d’un sondage présenté ensuite : « En 2005, la lutte contre l’effet de serre arrivait en 3ème position des préoccupations environnementales des Français (…) 75% des Français sont conscients qu’il faudra modifier de façon importante nos modes de vie pour empêcher l’augmentation de l’effet de serre. »
Dans ce cas, le travail de sensibilisation opéré par les auteurs du dossier ne s’appuie plus sur des théories scientifiques, mais sur une majorité statistique d’opinions individuelles. C’est l’expression du sens commun qui vient donc valider le bon sens (en se plaçant dans le monde de l’opinion) de ce qui est présenté dans le document. Toutefois, cette seule mobilisation de la bonne volonté collective ne peut suffire à encourager le passage à l’acte des individus. C’est donc au travers d’un appel à l’action individuelle de tout un chacun que s’opère le passage vers ce qui semble davantage relever du monde civique :
« Une conclusion s’impose : dans notre vie quotidienne, nous avons un impact sur le climat.
Agir pour économiser l’énergie nous permettra de lutter ensemble contre le changement climatique.  » Isolé du reste du texte, ce propos se présente comme le résultat de l’équation exposée auparavant. Après l’exposé des faits scientifiques qui valident le sérieux de ce qui est dit, après la mise en risque opérée par le biais de ces mêmes scientifiques (dans leur rôle de lanceurs d’alerte), et après l’évocation de l’éveil du monde face à ce problème tandis que les émissions individuelles augmentent, une nouvelle phase a vocation à se mettre en œuvre : celle du combat (lutter ; contre) collectif (nous ; ensemble).

L’éducation à l’environnement et au développement durable

Considérée comme l’institution privilégiée pour l’apprentissage moral de l’enfant, l’Ecole a longtemps été un lieu d’apprentissage concernant le respect dû à la nature (aux animaux, aux arbres, aux rivières57). À l’instar des leçons de morale qui ont laissé la place à l’éducation civique, la mise à distance du caractère normatif des enseignements dans les années 1970 a conduit à abandonner progressivement l’apprentissage de ce savoir être environnemental. Intégrés au savoir formel des sciences physiques et des sciences naturelles, les programmes d’Education à l’Environnement ont renouvelé la façon d’appréhender l’écologie avec les scolaires, sans pour autant abandonner complètement la conception manichéenne qui prévalait, en maintenant une distinction stricte entre bons et mauvais usages.
Prenant la suite de la circulaire (77-300) « Education à l’Environnement » du 29 août 1977, un nouveau texte réglementaire (circulaire 2004-110) a décidé le 8 juillet 2004 de la généralisation -de la maternelle à la terminale- d’une « éducation à l’environnement pour un développement durable ». Sur l’ensemble de la scolarité, ce sont 60 heures spécifiques qui ont donc été allouées à cet enseignement transversal, l’objectif étant de permettre aux d’élèves « d’agir de manière responsable » avec l’environnement. En la matière comme en bien d’autres, ce sont les antennes territoriales du Centre National de la Documentation Pédagogique (CNDP, regroupées au sein du réseau SCEREN58) qui sont chargées de mettre à disposition les informations utiles aux enseignants dans leur mission éducative. Elles peuvent pour cela compter sur les publications spécifiques qui paraissent en abondance depuis une décennie sur le marché des outils écolo-pédagogiques. Depuis 2007, un Pôle national de ressources en éducation à l’environnement a par ailleurs été créé pour favoriser la mutualisation des expériences.
Comme cela avait été le cas dans les années 1990, lors de la mise en place du tri sélectif des déchets ménagers, les enfants peuvent également être mobilisés comme ambassadeurs de pratiques novatrices au sein de la cellule familiale. Considérés comme étant des relais efficaces de la prescription publique en matière d’usages domestiques59, les enfants ne sont cependant pas uniformément sollicités du fait de l’appropriation différenciée de ce type de programmes éducatifs par les enseignants. Les initiatives en ce sens restent donc souvent localisées, et tributaires de l’intérêt qu’accordent les professionnels de l’éducation aux questions du changement climatique et de la sobriété énergétique.

La fonction publique en charge de l’exemplarité

Dans un sens assez proche, mais en direction d’un public tout autre, on peut également rencontrer ce type de médiation au sein de l’Administration. C’est notamment ce que la ville de Nîmes a tenté de faire dans le cadre de l’opération EcoPrim qui visait à intéresser les agents municipaux à la sobriété énergétique en leur proposant de redistribuer partiellement les économies réalisées sous la forme de primes. Prenant appui sur un « réseau de référents et d’agents-relais », cette dynamique locale a permis une diminution des consommations énergétiques de l’ordre de 15% au cours des deux premières semaines. Par la suite, le bilan a toutefois fait apparaître un retour progressif aux niveaux de consommation habituels. Présentée dans un colloque sur l’écocitoyenneté auquel nous assistions60, cette opération avait suscité un débat important. En effet, certains des participants critiquaient cette démarche (accusée de privilégier les intérêts financiers individuels sur les implications écologiques collectives de l’acte économe) tandis que d’autres considéraient que cette expérience mériterait d’être exportée et améliorée.

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