L’expérience visuelle
Pour évaluer l’effet de l’expérience visuelle, on compare généralement trois populations : des participants non-voyants précoces dont la cécité est survenue dès la naissance ou après quelques semaines ou mois de vie, des participants non-voyants tardifs, qui ont eu une expérience visuelle pendant au moins les trois ou quatre premières années de leur vie et les voyants que l’on fait travailler sans voir. Selon Hatwell (2006, p470) « Les aveugles congénitaux n’ont aucune représentation visuelle mais utilisent le toucher et l’audition de manière intensive. Les voyants privés momentanément de la vue bénéficient de très riches représentations visuelles mais sont très peu entraînés à utiliser le toucher sans l’accompagnement visuel habituel.
Ces deux facteurs (peu d’exercice de la modalité tactilokinesthésique et bénéfice des représentations visuelles antérieures) jouent en sens opposé, et c’est l’effet de leur résultante qui est observé quand on compare les performances tactiles des aveugles congénitaux et des voyants travaillant sans voir. Quant aux aveugles tardifs, ils bénéficient à la fois des représentations visuelles élaborées pendant la première enfance (même si elles ne sont plus conscientes) et de l’exercice du toucher. »
Certaines études montrent de meilleures performances des participants voyants parrapport aux participants non-voyants. Chez les personnes non-voyantes, on peut égalementobserver des différences entre non-voyants tardifs et précoces. Le débat sur l’importance de l’expérience visuelle pour la reconnaissance d’images tactiles est ancien mais toujours d’actualité. Les premières réflexions prônent un rôle central de l’imagerie visuelle. Ainsi, Warren (1984) affirmait que le recodage visuel ou l’usage de l’imagerie visuelle était nécessaire pour une perception tactile adéquate des images.
Lederman et al. (1990) ont proposé deux modèles de l’appréhension haptique : le modèle d’appréhension direct et le modèle de la médiation visuelle. Selon les auteures il est nécessaire de faire la distinction entre information matérielle et information structurelle. Les informations matérielles sont par exemple la texture, la dureté ou les caractéristiques thermiques tandis que les informations structurelles sont entre autres la forme et la taille. Dansle modèle d’appréhension haptique direct, le système haptique est considéré comme un système perceptuel distinct. Ce système a son propre appareil physiologique et son propre mode de traitement adapté à l’intégration d’informations matérielles.
De ce fait, lorsque l’informationmatérielle est perçue, celle-ci est traduite directement en représentation haptique. Ce modèleserait celui utilisé lors de l’identification d’objets réels possédant de nombreuses propriétésmatérielles. Les images avec contours, pleines ou avec plusieurs niveaux de relief ne proposent pas d’informations matérielles, et ne donnent accès qu’à des informations structurelles liées à la forme. Ces informations restreintes pourraient contraindre le système haptique à fonctionner par le biais du modèle de médiation visuelle. Selon ce modèle, l’identification haptique nécessite quatre étapes de traitement : (i) exploration haptique, (ii) transfert ou traduction de l’information haptique en une image visuelle, (iii) identification du concept et (iv) récupération du nom de l’objet.
Lors de l’étape (ii) l’individu doit extraire les segments locaux du contour par le biais de mouvements d’explorations complexes (e.g. suivi de contour), les intégrer sous forme de représentation, et comparer la représentation ainsi créée avec ce qu’ils connaissent de l’objet réel. Cette extraction lente et séquentielle de l’information structurelle par le toucher impose une forte charge cognitive qui expliquerait le taux de reconnaissance faible des images en relief comparé aux objets réels. Le fonctionnement du modèle de la médiation visuelle souligne également l’importance de l’expérience visuelle. En effet, l’étape (ii) du modèle suppose que les informations haptiques soient traduites en une représentation visuelle avant l’identification.
Dans leur étude, Scocchia, Stucchi et Loomis (2009) ont cherché à vérifier l’importance de la médiation visuelle dans la reconnaissance d’images tactiles chez des personnes voyantes en modifiant l’alignement de la tête du participant et de l’image. Les auteurs partent del’hypothèse que l’imagerie visuelle est plus vivace et détaillée lorsque l’espace représentationnel est aligné avec la position de la tête et du regard. Dans leur étude, les taux d’identification lorsque la tête du participant était dans l’axe des dessins étaient meilleurs (43%) que lorsque la tête n’était pas alignée (32%). Il semble donc que la difficulté liée à la représentation visuelle d’une image désaxée ait altéré la capacité d’identification des dessins en relief. L’imagerie visuelle aurait donc un rôle non négligeable sur la reconnaissance d’images tactiles.
Les conventions visuelles
Plusieurs études de Kennedy (1993) et Heller (Heller, 2002; Heller, McCarthy, & Clark, 2005) convergent pour montrer que l’imagerie visuelle n’est pas nécessaire aux personnes non voyantes pour comprendre (et produire) des images tactiles. Pour ces chercheurs, les faibles taux d’identification observés dans les études s’expliqueraient principalement par une expérience limitée de la modalité haptique avec les images tactiles. Ces images sont des représentations bidimensionnelles d’objets tridimensionnels. Or, le passage de la 3D à la 2D implique des déformations de l’objet, ayant pour conséquence une possible inadéquation entre l’expérience perceptive haptique et la représentation picturale de l’objet. En effet, bien que simplifiées, les images tactiles sont souvent basées sur des images « visuelles ». Cette hypothèse peut être mise en lien avec les dessins présentés dans la Partie 3.3 4. En effet, nous avons observé que certaines conventions iconographiques utilisées par les enfants malvoyants ont rendu difficile la reconnaissance des dessins par les enfants non-voyants.
De plus les images peuvent contenir, par exemple, la présence de perspective ou d’occultation qui sont des conventions visuelles typiques, apprises par les personnes voyantes.
Ces représentations peuvent être mal interprétées par les personnes non-voyantes. Les différences de taux d’identification tactile en fonction du statut visuel (aveugle précoce ou tardif) pourraient donc s’expliquer par un manque de familiarité avec les conventions visuelles (Heller et al., 2005; Millar, 1975).
Pour vérifier cette hypothèse, Thompson et al. (2006) ont créé de nouvelles images bidimensionnelles comportant des indices de profondeur différents des conventions graphiques visuelles classiques (Figure 10). Dans la première partie de leur étude les chercheurs utilisent des images tactiles classiques (images visuelles simplement mises en relief) et trouvent une différence significative entre les groupes de personnes voyantes, non-voyantes précoces et non voyantes tardives. Dans la seconde partie, les participants doivent reconnaitre les nouvelles images créées pour l’étude. Avec ces nouvelles images, les taux d’identification deviennent similaires (voyants = 56%, non-voyants précoces =50% et non-voyants tardifs = 69%). Il semble donc que le fait de retirer les conventions graphiques visuelles (profondeur, perspectives) permette aux participants non-voyants précoces de reconnaitre les images avec des performances équivalentes aux participants non-voyants tardifs et voyants.
La compétence et la familiarité
Certaines études montrent de meilleures performances pour l’identification d’images tactiles chez les personnes avec une déficience visuelle ou non-voyantes tardives (D’Angiulli et al., 1998; D’Anguilli & Waraich, 2002; Heller, 1989a; Orlandi, 2015; Picard et al., 2014). Ces résultats peuvent être expliqués par une certaine compétence des personnes avec une déficience visuelle pour l’extraction d’informations tactiles. En effet, en raison de leur déficience ces personnes sont amenées à utiliser le système haptique plus fréquemment. Behrmann et Ewell (2003) ont observé que le taux d’identification d’images tactiles pouvait être amélioré par l’expérience et l’apprentissage. Les chercheuses ont entraîné des adultes voyants travaillant sans voir à reconnaître des formes abstraites en relief par le toucher.
Dans cette étude, le groupe ayant été entraîné montre de meilleures performances que le groupe sans entraînement (91.3% vs. 81.6%).
Plusieurs études confirment l’effet de l’entraînement sur la reconnaissance d’imagestactiles chez des enfants non-voyants. Berla et Butterfield (1977) ont comparé les performances de deux groupes d’enfants de 6 à 17 ans. Le premier groupe d’enfants a suivi trois sessions d’entraînement. Durant ces sessions, les participants devaient tracer une forme avec leur index puis pointer trois caractéristiques distinctives de cette forme (i.e. parties qui dépassent, parties pointues, parties qui rentrent vers l’intérieur, parties qui sont incurvées). Le deuxième groupe n’a suivi aucun entraînement. Ces enfants devaient ensuite reconnaitre une forme en relief parmi quatre autres. Pour cette tâche, le pourcentage de bonnes réponses chez le groupe d’enfants entraînés était plus important que pour le groupe d’enfants novices (entraînés = 57.8%, novices = 43.8%).
D’Anguilli et Waraich (2002), ont demandé à des enfants voyants, non-voyants et malvoyants de reconnaitre des images tactiles. Les enfants voyants étaient séparés en deux groupes : un groupe était guidé durant l’exploration tactile (le doigt de l’enfant était déplacé sur l’image) et l’autre explorait librement. Dans cette étude, les enfants non-voyants avaient de meilleures performances que tous les autres groupes et les enfants voyants sans guidage montraient les plus mauvaises performances (respectivement : 57% et 10%). Les performances des enfants voyants avec guidage étaient moins bonnes que celles des enfants non-voyants mais meilleures que celles des enfants malvoyants (respectivement : 35% et 29%). Selon les auteurs, les enfants non-voyants auraient de meilleures stratégies d’exploration haptique car ils sont fréquemment exposés et entraînés à l’exploration de matériel en relief. Les enfants malvoyants auraient également une certaine compétence dans l’exploration tactile car ils utilisent le toucherpour compenser leur faible de vision. Les enfants voyants n’auraient pas appris de stratégies d’exploration efficaces ce qui explique leurs plus mauvaises performances dans la tâche.
Cependant, lorsque ces enfants reçoivent un guidage durant l’exploration, leurs performances s’améliorent et deviennent meilleures que celles des enfants malvoyants.
Dans une seconde partie de l’étude, D’Anguilli et Waraich (2002) ont de nouveau demandé aux enfants de reconnaître les images. Le groupe d’enfants voyants guidés lors de la première partie de l’étude ne l’était plus pour cette seconde partie. Les chercheurs ont observé une amélioration des performances pour tous les groupes d’enfant par rapport à la première tâche de reconnaissance. La familiarité avec le matériel tactile proposé permet donc d’améliorer les performances de reconnaissance. De plus, les performances des enfants non-voyants, malvoyants et des enfants voyants ayant reçu un guidage lors de la première partie sont similaires tandis que les performances des enfants voyants sans guidage sont restées les plus faibles. Il semble donc que le guidage reçu lors de la première partie de l’étude ait permis aux enfants voyants d’apprendre des stratégies d’exploration efficaces et de les appliquer dans la seconde partie de l’étude.
Une récente étude confirme l’effet de l’expérience sur la reconnaissance d’images tactile chez des enfants non-voyants précoces (Theurel et al., 2013). Dans cette étude, les enfants ayant un degré de pratique de lecture de livres tactiles modéré à régulier ont mieux reconnu les images tactiles que les enfants ayant un niveau de pratique tactile peu fréquent, voire absent (42% vs. 27%). Des résultats similaires ont été observés dans l’étude de Orlandi (2015) avec des enfants voyants, non-voyants et malvoyants. Les débutants produisaient significativement moins de reconnaissances correctes que les enfants intermédiaires et les enfants expérimentés (respectivement 36.8 %, 65.1 % et 80.7 %).
La familiarité des personnes non-voyantes avec le contenu tactile leur permet donc de développer des stratégies d’exploration efficaces pour la reconnaissance d’images tactiles.
Cette compétence haptique peut expliquer les meilleures performances des personnes nonvoyantes dans certaines études. De plus, les personnes non-voyantes tardives bénéficient d’une certaine compétence haptique combinée à une expérience visuelle qui peut expliquer leursmeilleures performances (Heller, 1989a).
L’accès au nom de l’objet
Peu de travaux se sont intéressés à l’apport d’indices sémantiques sur l’identification des images en relief auprès d’adultes. Dans plupart des études les auteurs interprètent une réponse erronée (ou l’absence de réponse) pour l’identification d’une image tactile comme étant liée à une difficulté à percevoir cette image. Cependant, l’identification d’images implique également la récupération du nom de l’objet en mémoire et donc un accès à la représentation verbale de l’objet. Une réponse erronée peut donc également être interprétée comme une incapacité à accéder à la mémoire sémantique pour récupérer le nom de l’objet. Heller (1989a), a comparé les performances d’adultes voyants travaillant sans voir, de non-voyants précoces et de non-voyants tardifs dans deux tâches d’identification d’images tactiles : la première sans aucun indice et la seconde en donnant la liste des mots à reconnaitre aux participants.
Dans cette étude, le fait de donner la liste de mots a amélioré la reconnaissance des images (non-voyants tardifs : sans indice = 36%, avec indice = 82%, voyants : sans indice = 13%, avec indice = 60%, non-voyants précoces : sans indice = 9%, avec indice = 49%).Heller et al. (1996) ont ensuite mené plusieurs expérimentations afin d’évaluer l’effet de l’accès au nom de l’image sur l’identification d’images avec contour en relief.
Dans une première expérimentation, des participants voyants travaillant sans voir devaient reconnaitre des images tactiles selon deux conditions : sans information ou après avoir été informés de la catégorie sémantique de l’objet qu’ils allaient toucher (e.g. fruit, meuble). Les participants ayant été informés de la catégorie ont montré de meilleures performances (taux de reconnaissance = 25%) que les participants n’ayant reçu aucune information supplémentaire (taux de reconnaissance = 63%). Cependant il est possible que le fait de donner l’information sémantique ait guidé l’exploration haptique.
Dans une deuxième expérimentation, les auteurs ont comparé les performances de participants voyants travaillant sans voir lorsque l’information sur la catégorie sémantique est donnée avant ou directement après l’exploration. Les performances entre les deux groupes étaient similaires lorsque l’information sur la catégorie était donnée avant l’exploration (taux de reconnaissance = 53%) ou après l’exploration (taux de reconnaissance = 58%). Le fait que l’information sémantique ait pu guider l’exploration haptique ne semble donc pas pouvoir expliquer les résultats.
Dans une troisième expérience, les auteurs ont demandé aux participants de retrouver une image parmi trois de catégorie sémantique identique (e.g. les auteurs présentaient l’image d’une pomme, d’une banane et d’une fraise et les participants avaient pour consigne de trouver la pomme). Cette tâche était réalisée selon deux conditions : indication de la catégorie sémantique avant la recherche ou aucune d’information. Les performances entre les deux groupes étaient similaires lorsque l’information sur la catégorie sémantique était donnée (taux de reconnaissance = 87%) ou non (taux de reconnaissance = 84%). Ces résultats montrent que ce n’est pas l’accès à la catégorie de mot en elle-même qui permet une meilleure reconnaissance. L’accès à la catégorie permettrait simplement d’aider à la récupération en mémoire par amorçage sémantique et en limitant les possibilités. En effet, lorsque le nom de l’objet est indiqué, l’accès à l’information sur la catégorie sémantique n’a plus d’effet sur la reconnaissance.
Dans une dernière expérience, les auteurs proposent d’étudier l’effet du statut visuel (non-voyants tardifs, non-voyant précoces ou voyants) sur la reconnaissance lorsque la catégorie sémantique de l’objet est indiquée avant l’exploration. Dans cette expérience, les chercheurs n’ont pas observé de différence significative entre les participants non-voyants tardifs (taux de reconnaissance = 71%) et voyants (taux de reconnaissance = 57%).
Cependant, les performances des participants non-voyants précoces étaient inférieures à celles des deux autres groupes (taux de reconnaissance = 37%). Un effet significatif de l’interaction entre letype d’image et le statut visuel a été observé. Les participants non-voyants précoces avaient des performances similaires aux deux autres groupes pour les images de véhicules ou de fruit. Cependant, ils ont montré plus de difficultés dans l’identification de meubles et de parties du corps. Par exemple le dessin de la lampe n’a été reconnu par aucun des participants non-voyants tardifs. Il est très probable que les personnes non-voyantes aient une expérience limitée de l’objet lampe qu’ils n’utiliseraient que très peu.
Le type d’image
Il existe différentes techniques d’illustrations qui mènent à des taux d’identification différents. Certains chercheurs ont comparé des techniques d’illustration « classiques » telles que les images en contours en relief, les images pleines, les images avec plusieurs niveaux de relief et les images texturées (voir Partie 4.1 Figure 9)
Les images avec contours et pleines
Thompson et al. (2003) ont demandé à un groupe de participants voyants travaillant sansvoir de reconnaître des images avec contours en relief et des images pleines. Dans cette étude,le taux d’identification des images pleines était meilleur que celui des images avec contours en relief (57% vs. 68%). Les images pleines peuvent permettre d’éviter la mise en place d’un processus déductif de remplissage de zones délimitées par les contours de l’image (Arnheim, 1976) et d’éviter les éventuelles confusions entre le fond et la forme.
Les images avec contours, à plusieurs niveaux de relief et texturées
Theurel et al. (2013) ont comparé des images en contours en relief, des images à plusieurs niveaux de relief et des images texturées. Dans cette étude, les images texturées ont été mieux reconnues que les deux autres types d’image (texture = 35.87%, plusieurs niveaux de relief = 29.89%, contours en relief = 27.17%). Les images texturées permettent de limiter les confusions entre le contour de la forme et d’éviter les processus de déduction (Arnheim, 1976) tout comme les images pleines présentées dans l’étude de Thompson et al. (2003).
Cependant, les images texturées ont un avantage comparé aux images pleines ou à plusieurs niveaux en relief. : elles permettent de faire un lien avec les vraies propriétés matérielles des objets (e.g. de la fourrure pour représenter les poils d’un animal). La possibilité de faire un lien avec des caractéristiques matérielles de l’objet peut donc expliquer les meilleurs taux de reconnaissance liés à l’utilisation de ce type d’image. Nous discuterons de ces résultats plus en détail dans le Chapitre 2.
Malheureusement, dans de nombreuses illustrations texturées présentes dans des livres, l’utilisation de la texture n’est présente que pour « colorier les différentes parties de l’image sans explorer les rapports significatifs entre ces textures et les propriétés matérielles réelles des objets » (Valente & Gentaz, 2019 p162) alors que Vinter et al. (2019) ont confirmé l’importance de la congruence entre texture utilisée et caractéristique de l’objet pour la compréhension des illustrations par les enfants.
La Figure 12 présente un exemple de ce « coloriage » tactile : à l’exception de la texture en bois pour le tronc de l’arbre aucune des textures n’est utilisée pour sa pertinence par rapport aux caractéristiques matérielles de l’objet représenté.