L’amour du travail

De la motivation

Pour Douglas McGregor, l’objectif d’une organisation ne peut être atteint que si les objectifs personnels de ses acteurs sont également atteints. Pour lui, une organisation qui ne tient pas compte des moti-vations personnelles de ses membres est une mauvaise organisation. Ainsi, le changement de poste d’un salarié ne peut se faire de façon efficace que si l’on tient compte de l’avis et de la volonté de l’inté-ressé. Dans cette perspective, une organisation se doit d’être à la fois efficace, c’est-à-dire qu’elle se doit d’atteindre l’objectif qu’elle s’est fixé, et efficiente, c’est-à-dire qu’elle se doit également de donner satisfaction à ses acteurs. Fort bien…
Mais McGregor n’est pas assez naïf pour penser qu’une coïncidence parfaite entre le « désir » de l’organisation et le désir du sujet puisse être toujours possible. Il convient donc d’essayer de trouver pour chaque cas, pour chaque acteur, le meilleur compromis entre les objectifs organisationnels et les objectifs personnels. Il s’agit ainsi de faire de telle sorte que chaque acteur s’engage à atteindre l’objectif de l’organisation tout en satisfaisant ses aspirations personnelles.
L’intérêt de l’approche de McGregor est de souligner la contradiction ou la coïncidence entre les buts de l’organisation et les buts individuels de chaque acteur, entre le « désir » de l’organisation et le désir du sujet. La zone de coïncidence est plus ou moins étendue. Elle est variable pour chaque individu. Si elle est réduite à sa portion congrue, un divorce est souhaitable, pour l’organisation comme pour l’inté-ressé. Si cette zone est suffisante, s’ouvre alors la dimension de la négo-ciation entre le manager et son subordonné. Qu’est-ce qui est à faire ? Quelle est la compétence du subordonné ? Qu’est-ce qu’il souhaite faire et qu’est-ce qu’il ne souhaite pas faire ? Pour le manager, qu’est-ce qui est négociable et qu’est-ce qui n’est pas négociable ? L’entretien annuel d’évaluation est un bon moyen de faire le point avec un salarié et de fixer un « contrat individuel ». Dans une entreprise, au-delà de l’aspect formel du contrat de travail et du profil de poste, toute tâche devrait être négociable entre le manager et son subordonné, dans l’intérêt de l’entreprise comme de l’individu. Hélas, l’entretien annuel d’évaluation n’est souvent qu’une simple formalité où rien ne se dit, rien ne se discute, rien ne se négocie et rien ne s’évalue. Dans la pratique, peu de managers savent négocier avec leurs collaborateurs, par manque de temps, par incapacité à écouter, par autoritarisme avec la peur de perdre du pouvoir et de perdre la face, et trop souvent aussi par cynisme ou par mépris.
Parler de « désir » de l’organisation a de quoi surprendre. Voilà que l’organisation aurait des désirs ? En fait, l’objectif de l’organisation est toujours incarné par un ou des responsables. Alors, il se peut bien que le projet organisationnel prenne un tour singulier chez chaque responsable et que cet objectif, cette ardente obligation collective se transforme en hydre à plusieurs têtes. Le désir de l’organisation se décline alors à travers les multiples représentations que s’en font les responsables.
D’autre part, il est notoirement connu que la définition d’un grand nombre de profils de postes est parfaitement fantaisiste par rapport à la réalité de la tâche à accomplir ; parce qu’elle a été faite sur un coin de table à la va-vite avant le recrutement ou parce qu’elle a été élaborée par un DRH ou un consultant incompétents. Le profil de poste devient alors un piège pour celui qui l’occupe, et le désir de l’organi-sation une mission impossible, même pour l’agent le plus servile.

MOTIVATION OU DÉSIR ?

Enfin, il faut bien reconnaître que le souhait de McGregor d’une coïncidence entre les objectifs de l’organisation et ceux de ses acteurs révèle en filigrane ce que les marxistes désignent par le terme de collaboration de classes au sein de l’entreprise. Si actionnaires et sala-riés ont certes l’objectif commun de la pérennité de l’entreprise, leurs objectifs sont radicalement opposés en matière de rémunération. Dividendes élevés et salaires élevés ne font pas nécessairement bon ménage. Désir contre désir, ou classe contre classe ?
Contrairement à ce que pensait Frederick Taylor, le salaire n’est pas la seule motivation au travail, et l’un des principaux opposants à cette théorie naïve sera Maslow avec sa fameuse pyramide hiérarchisée des besoins du salarié. À côté des besoins vitaux, on y trouve la dimension narcissique dans la motivation au travail avec le désir de reconnais-sance sociale.
Comment motiver les salariés à leur travail ? Cette grave question, ayant surtout pour objectif de concilier les intérêts du salarié et de son employeur, donnera des ailes à une multitude de fades réfor-mateurs, qui inventeront la rotation des postes, les équipes auto-nomes, la direction par objectif, les cercles de qualité, les groupes d’expression directe, etc. On prendra notamment pour modèle dans ce domaine « américâneries » et « japoniaiseries ».
Ce que ne pouvaient comprendre ces réformateurs du monde de l’entreprise, c’est que la motivation, si elle est liée en partie aux condi-tions de travail, est surtout déterminée par l’histoire de chaque salarié et le sens qu’il met dans son activité en fonction de son histoire.
La motivation est ainsi l’une des nombreuses tartes à la crème des théo-ries managériales. Il faudrait motiver ses collaborateurs : comment donc les motiver ? Comme si la motivation pouvait s’injecter comme de la vitamine C, du magnésium ou des amphétamines ! Le « patrio-tisme » d’entreprise devient alors un impératif !
La motivation, c’est l’affaire des salariés, de leur histoire personnelle ou professionnelle, de leurs « signifiants », c’est-à-dire de ce qui échappe à leur responsable. C’est ainsi, chaque histoire personnelle, comme chaque motivation, est différente !

PSYCHANALYSE DES PASSIONS DANS L’ENTREPRISE

Le manager est responsable des conditions de travail qu’il offre à ses collaborateurs. Il doit leur faciliter le travail, c’est une des fonctions du management. Mais leur motivation, en fin de compte, c’est l’affaire de l’intéressé, pas de son supérieur hiérarchique…
À écouter les étudiants des grandes écoles de management, à écouter des managers d’entreprise, le choix de la firme dans laquelle on travaille est rarement un choix guidé par le désir ; mis à part quelques responsables d’entreprises familiales, pour lesquels l’entreprise a un sens historique, symbolique. Pour la plupart de ces managers, le choix est négatif, alimentaire, avec un vague miroitement narcissique, parce que l’entreprise est un bel objet imaginaire en Occident. L’entrée dans l’entreprise se fait trop souvent sans véritable motivation, sans signi-fiant. On entre dans l’entreprise parce que l’on ne veut rien savoir de son désir et parce qu’il faut bien vivre. Pour trop de managers, entrer dans l’entreprise, c’est se mettre la tête dans le sable pour une bonne partie de sa vie. Le réveil par la sonnette d’alarme d’un licenciement ou de la mise à la retraite est parfois brutal et douloureux sur le plan psychique : il est maintenant trop tard pour savoir ce que l’on a voulu faire de sa vie professionnelle, quand on en a déjà l’essentiel derrière soi…
Combien de fois ai-je entendu des patients exprimer leur souhait de changer d’entreprise, parce qu’ils en ont marre ! Mais pour quoi faire ? Une expérience très instructive consiste à leur faire le test de la bonne fée. Une fée leur donne demain le métier de leurs rêves, lequel choisissent-ils ? La plupart du temps, ils ne savent pas. On veut bien partir, mais on ne sait pas où aller…
Enfin, la motivation du salarié, et ça, la très conformiste pyramide de Maslow ne pouvait pas le concevoir, c’est aussi la pulsion de mort à l’œuvre avec le désir de soumission et la jouissance masochiste. Obéir peut être un soulagement, ou une satisfaction, inconscient. Par là, le sujet ne vise pas à s’affirmer, bien au contraire, car s’affirmer, c’est prendre des risques. Gouverné par la peur, il cherche à s’engloutir en lui-même. Être soumis, c’est vivre une petite mort… La motivation a aussi son côté obscur de la force pulsionnelle…

MOTIVATION OU DÉSIR ?

Motiver !
Q. — Je viens d’être affecté à un poste de directeur commercial dans cette entreprise de luxe. À 38 ans, c’est mon premier poste de directeur. Inutile de vous dire comme je suis motivé, malgré une rémunération inférieure à ce qui est pratiqué ailleurs pour le même type de fonction. Comment puis-je transmettre ma motivation à mes collaborateurs ? Je suis persuadé qu’un vendeur motivé est un vendeur efficace. Pourquoi pas un système de primes ?
(Frédéric)
R. — La motivation, ça ne vient pas en donnant des complé-ments alimentaires à vos collaborateurs. Ça ne vient pas non plus avec des bonnes paroles, ni même forcément avec des primes. Bref, manipuler ne sert à rien pour motiver.
D’abord le lien entre motivation et efficacité n’a jamais été formellement prouvé. Il est un de ces nombreux mythes du management comme l’excellence, la qualité totale ou le zéro défaut. Un collaborateur peut être très motivé et parfaitement incompétent ; un autre peut être tout à fait compétent, tout en traînant les pieds, parce qu’il a rêvé d’autre chose.
C’est vrai, pour travailler il vaut mieux être motivé, c’est plus confortable. Tant mieux donc pour les collaborateurs motivés. Mais ce que je vais vous dire va vous étonner, voire vous choquer. La motivation de vos collaborateurs, ça ne vous regarde pas, c’est leur affaire ! Ce qui doit vous intéresser, c’est leur effi-cacité, pas leurs états d’âme.
La motivation au travail, c’est l’affaire de chacun, ça dépend en partie sans doute de la rémunération, des conditions de travail, mais ça dépend surtout du sens qu’a ce travail dans l’histoire de chacun. On sait très bien qu’avec le même salaire, les mêmes conditions de travail, Pierre va être motivé alors que Paul va prendre en grippe son travail. Pourquoi ? Parce que l’histoire professionnelle de Pierre n’est pas la même que celle de Paul.
Alors, en matière de motivation de vos collaborateurs, soyez modeste, renoncez à « motiver », et attachez-vous plutôt à négo-cier avec chacun des objectifs acceptables pour l’entreprise et acceptables pour chacun de vos collaborateurs. Ne motivez pas, mais écoutez leur désir…
Des primes ? N’oubliez pas qu’une prime est bien souvent le salaire pour compenser une absence de motivation. La prime vient toujours à la place d’un désagrément. La prime ne motive pas, elle compense une nuisance, elle est le salaire de l’ennui, elle est le salaire de la non-motivation… Frederick Taylor pensait que le travail ouvrier était tellement ennuyeux que l’argent, sous la forme d’un salaire au rendement, était la seule « motivation » de l’ouvrier. Il avait tout faux, ce Taylor. Le salaire au rendement ne motivait pas l’ouvrier : quitte à perdre sa vie à la gagner, autant la perdre à la gagner bien. Alors ne transformez pas vos collaborateurs en « ouvriers » de la vente. Que cela ne vous interdise pas de leur octroyer des primes, bien entendu, mais la façon dont ils l’apprécieront, c’est leur affaire…
Motiver, c’est vouloir gérer le désir de l’autre. Projet insensé. S’il y a bien quelque chose qui ne se gère pas, c’est le désir. Le désir est soumis à la logique des « signifiants », ces choses qui nous hantent parfois depuis notre enfance et qui sont propres à chacun de nous, logique qui échappe à toute recette managé-riale. En forçant le trait, on peut affirmer que toute la vie adulte se passe à dénouer ou régler les émotions et désirs marquants de l’enfance et de l’adolescence… Au fait, pourquoi êtes-vous donc si motivé par ce nouveau poste alors que vous affichez un salaire somme toute modeste ?
La bougeotte
Q. — J’ai 35 ans et je suis directeur commercial dans une belle PME de l’agroalimentaire. L’ambiance est excellente. Je m’entends bien avec le directeur général et l’ensemble de l’équipe. Mes activités sont variées et je ne m’ennuie pas un instant. Mais ça fait 5 ans que je travaille dans cette même société. N’est-il pas temps pour moi d’aller voir ailleurs ?
(Éric)
R. — À vrai dire, on a du mal à comprendre quelles sont vos motivations, excepté celle de « bouger ». N’êtes-vous pas influencé par la mode du « nomadisme professionnel », selon laquelle il faudrait changer d’entreprise tous les 3 à 5 ans, afin d’échapper à l’ennui et d’optimiser sa carrière ?
Vous dites que vous vous sentez bien dans votre poste actuel. Vous avez bénéficié jusqu’ici de promotions, vous aimez animer une équipe et vous n’avez pas le sentiment d’avoir fait le « tour de la question ». C’est peut-être le sens de votre acti-vité qui est en cause et auquel vous devez réfléchir. Le secteur de l’agroalimentaire vous convient-il ? Auriez-vous plus de satisfaction dans l’automobile ou le textile ? Sinon, pourquoi vouloir changer ? On croit toujours que l’herbe est plus verte ailleurs… Mais ce n’est pas toujours le cas et tout changement professionnel comporte des risques.
Pour exceller dans un métier, il faut du temps, de la patience et une certaine stabilité. Voyez les artisans d’art : ils ne cherchent pas à bouger, mais à se perfectionner dans la maîtrise d’un métier qu’ils aiment. Ils sont aux antipodes de la recherche d’une carrière, qui exigerait une errance d’une entreprise à une autre.
Plutôt que de raisonner en termes de poste fonctionnel et de carrière, il vous serait peut-être plus utile de vous interroger sur vos motivations profondes pour votre métier actuel. Qu’évoquent pour vous les métiers de vos parents et pourquoi pas celui de vos grands-parents ou de quelqu’un que vous admirez tout particulièrement ? N’oubliez pas qu’en chan-geant fréquemment d’entreprise, vous vous condamnez à vivre en permanence en situation de stress d’adaptation. Si vous pouvez supporter une forte dose de stress à votre âge, vous risquez par la suite de vous épuiser physiquement et psychique-ment. Avec tous les risques de pathologie que cela implique à long terme. Réfléchissez honnêtement à ce qui vous pousse à bouger. Cette petite introspection devrait vous permettre de savoir si vous devez quitter ou non votre entreprise. Elle vous évitera les écueils du nomadisme professionnel.

Désir et négociation

La négociation est trop souvent considérée comme un match où il faut gagner contre l’autre. La négociation se vit alors comme un conflit. Le bon négociateur serait un « tueur »… Mais pour bien négocier, il faut respecter l’autre, il faut admettre qu’il a des droits, des intérêts, des motivations et des désirs. Il convient alors de le traiter comme un partenaire et non comme un ennemi.
Négocier, c’est être aussi au clair sur ce que l’on veut, sur ce que l’on ne veut pas, sur ce qui est négociable et sur ce qui ne l’est pas. Mais pour ça, il faut d’abord négocier avec soi-même, c’est-à-dire savoir ce qu’est son propre désir. Beaucoup trop de négociations commencent alors que les protagonistes ne savent pas vraiment ce qu’ils veulent. Avant de négocier avec le désir de l’autre, il faut d’abord être au clair avec son propre désir.

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