Troisième personne du singulier
La désinence de troisième personne du singulier ne sera envisagée qu’au présent puisque cette personne est marquée par une désinence zéro au prétérit. Au présent, elle apparaît parfois vocalisée dans les textes en écriture arabe : un fathe pour la voyelle /ӑ/. TS est celui qui en contient le plus, 5 occurrences208, par exemple bxwra d, bixv arad, « il mange » (TS 9, 11). Comme pour les 4 autres exemples, la vocalisation intervient toujours quand les formes du présent et du prétérit sont homographes209, et que seul ce /ӑ/, présent dans la première et absent de la seconde, permet de les distinguer. Or il s’agit d’une voyelle brève et donc non notée dans l’écriture arabe. Il faut toutefois souligner que de nombreuses autres formes ne sont pas vocalisées, et qu’alors seuls le contexte et/ou la syntaxe permettent de lever l’ambiguïté entre les deux temps. Pour le judéo-persan, selon les textes, la désinence est notée soit par un dalet (-d), soit par un yod et un dalet (-yd). Le tableau qui suit présente leur répartition.On constate tout d’abord que – à l’exception des deux premiers, et encore ne sontils pas significatifs au regard du faible nombre d’occurrences –, aucun texte ne présente qu’une des deux formes à l’exclusion de l’autre. Ainsi, lorsque Gindin212 dit que, dans tel dialecte, la désinence est en -ad et qu’elle est en -yd dans tel autre, il ne s’agit en fait que d’affaire de proportions. En classant les textes, on s’aperçoit qu’un premier groupe rassemble JP3, JP4 et TE1 avec une désinence -d majoritaire tandis que JP5 et TE2 présentent -yd. Mais comment doit-on lire ces formes ? Sont-elles identiques ? Auquel cas ce ne serait qu’une question de graphie. Ou bien sommes-nous en présence de deux désinences différentes ? Ce qui est étonnant, c’est de voir que JP3 et JP4 qui émanent du sud-ouest, et TE1 , caractéristique du nord-ouest, appartiendraient en cela au même groupe.
Des vocalisations permettent néanmoins de les distinguer : là où les occurrences de TE1 sont vocalisées en /-ӑd/213, quelques occurrences de JP4 le sont en /-ĭd/ avec la voyelle babylonienne ḥireq214. Quant à JP3, même sans vocalisation, la prononciation pourrait être identique. En effet, il est difficile d’avancer que, sans vocalisation, il doit s’agir de /-ӑd/ comme dans le persan du nord : le scribe judéo-persan a pu ne pas juger utile de vocaliser une forme très courante que tout le monde savait prononcer /-ĭd/. Nous aurions donc /-ad/ au nord et /-id/ au sud-ouest, ce qui finalement est plus conforme à ce que nous attendions.
Les formes -yd, elles, ne sont jamais vocalisées en /-ēd/ ou /-īd/ mais on peutraisonnablement penser que même si elles continuent la désinence -ēd du moyen perse elles seraient à prononcer /īd/216, voire /ĭd/217, comme le suggère les vocalisations de JP4.
L’évolution de /ē/ à /ī/, ou /ĭ/, serait identique à celle de la deuxième personne du singulier. A l’appui de cette hypothèse, nous pouvons ajouter la forme prybyhi d, « il est
trompé » (TE1 56, 9), vocalisée par un ḥirik ḥaser, qui représente un /ĭ/.
A côté des nombreuses occurrences non vocalisées, une forme paraît néanmoins étrange : en TE1 134, 9, le scribe vocalise en /-a/ un suffixe -yd (’brwzha yd, « il prend feu »). Mais il faut souligner qu’il s’agit ici d’un passif synthétique. Or, comme nous le verrons, il se forme avec le suffixe -h- ou -yh- et se rencontre surtout dans TE2 . On est donc en droit de penser que, n’étant pas familier de ce passif synthétique, le second scribe du premier dialecte a inversé le yod et le hei et a donc écrit ’brwzha yd pour ’brwzyha d. Et probablement conscient d’avoir noté une désinence -yd contraire à l’usage de TE1 , il l’aurait alors vocalisée. Là où la désinence -yd est minoritaire, la situation varie selon les textes. Dans TE1 , les désinences en -yd sont toutes219 adjointes à des radicaux en -y-. On les rencontre toujours avec le verbe ’yyd, « il vient ». Avec d’autres verbes, le scribe hésite parfois : ainsi trouvons nous 2 gwyyd, « il dit », 1 b’yyd, « il faut », et 1 prm’yyd, « il ordonne », à côté des formes plus courantes de gwyd, b’yd et prm’yd, tandis que gryyd, « il pleure », est plus fréquent que gryd (3/1 occurrences). Pour d’autres verbes enfin, seule la forme avec un unique yod existe : p’yd, « il est debout », et ’bz’yd, « il ajoute ». On peut donc supposer qu’il s’agit plus d’un usage graphique consistant à doubler le yod dans ces verbes que d’une réalité phonétique, et que la désinence reste probablement à lire /-ӑd/, à moins que la semi-voyelle yod terminant le radical n’ait eu une influence sur le timbre de la voyelle de la désinence. En revanche, dans JP3 et JP4, les formes en -yd se rencontrent également adjointes à des radicaux en consonne220, ce qui renforce l’idée selon laquelle il faut lire toutes les occurrences avec un phonème /ē/ ou plus certainement /ĭ/.
Désinence écrite avec -m
Hors de notre corpus, il existe des formes, citées par Lazard230, où la finale de première personne du pluriel est notée par -m. Sans qu’il lui soit possible de trancher, l’auteur se demande comment lire cette forme. Serait-ce /-um/, comme dans le moyen perse des inscriptions et celui de Tourfan231, puis comme dans le persan du Khorassan, ou bien /-am/, comme le suggère la vocalisation de certaines formes tirées des Tabaqāt d’Ansārī232 ? Mais Lazard s’interroge sur l’authenticité de la vocalisation que rapporte Ivanow. La question se pose d’autant plus qu’Ivanow rapproche cette désinence de première personne du pluriel de celle que l’on trouve dans le persan du Khorassan, à savoir -um233. La désinence /-um/ paraît alors beaucoup plus probable puisqu’elle rejoint la forme du moyen perse ; l’hypothèse de /-am/, elle, poserait le problème de la possibilité même d’une origine.
Deuxième personne du pluriel
Vocalisation
La deuxième personne du pluriel est vocalisée en /ē/ par un ṣere dans TE1 . Cette désinence /-ēd/ est la désinence attendue234 : la voyelle /ē/ du moyen perse s’est maintenue devant la dentale /d/. Les vocalisations sont : b’šē yd, « vous serez » (TE1 9, 10) ; nyšē yd, « vous voyez » (TE1 12, 41) ; trsē yd, « vous avez peur » (TE1 13, 1) ; et dans les traductions de l’hébreu : hyštē yd, « vous laissez » (TE1 135, 37) ; n’ ’ndr gyrē yd, « ne prenez pas » (TE1 136, 4), et šybyhē yd, « vous pleurerez235 » (TE1 136, 7). Dans notre corpus, tous ces exemples de vocalisation relèvent du premier dialecte, et les occurrences de la seconde main se trouvent uniquement dans des traductions de l’hébreu alors que ce n’est jamais le cas pour la première main. Il est néanmoins difficile de proposer une explication de cet état de fait. Dans certaines régions, cette désinence /-ēd/ a évolué en /-īd/ au cours des XIIIe -XIVe siècles en même temps que les autres /ē/. En revanche, elle a été conservée en /-ēd/ en tadjik et en kâboli.
Forme -ēt
A côté de cette désinence habituelle, on rencontre aussi la terminaison -ēt dans les textes en écriture arabe comme dans les textes judéo-persans. Certaines sont vocalisées en /ē/. Voici ces formes en -ēt : bigīrēt, « prenez » (HM 253, 12)237 ; dans TE1 : ’brdē yty, « vous apportiez » (TE1 12, 40), krdē yt, « vous avez fait » (TE1 19, 4), et krdyt, « vous avez fait » (TE1 19, 4 ; 19, 8 ; 19, 9 ; 19, 11) ; n’ xwrē yt, « ne mangez pas » (TE1 136, 4) ; ’yē yt, « vous venez » (TE1 136, 6) ; dans TE2 : krdyt, « vous avez fait » (TE2 186, 32 et 186, 33)238. On ne peut pas parler d’un conservatisme puisque cette forme ne semble pas exister en moyen perse239. Comme on trouve cet allomorphe dans les dialectes du nord (HM et TE1 ) 240 et dans celui du sud-ouest (TE2 ), on aurait pu écarter l’argument dialectal. Mais à y regarder de plus près, on s’aperçoit que TE2 ne présente que les deux formes citées, qui plus est du même verbe, krdyt. Or Gindin241 souligne que cette forme est doublement atypique : terminaison -ēt et radical du passé en krd- alors que dans ce dialecte la forme usuelle est kyrd-. N’est-il pas alors possible de voir dans cette forme un
emprunt à l’autre partie de TE, c’est-à-dire au premier dialecte où le radical usuel est bien krd- ? Cela n’aurait rien d’étonnant242, surtout dans une traduction de l’hébreu. Notre hypothèse dialectale se voit renforcée par le fait qu’on ne trouve l’allomorphe ni dans les textes JP, ni, semble-t-il, dans le Qor’ān-e Qods, l’un et l’autre typiques de la langue du sud, et qu’on le rencontre ailleurs en judéo-persan, dans le Tafsīr de la Genèse, qui provient du nord ouest243. Enfin, cette désinence existe encore dans des parlers tadjiks actuels.
Cet allomorphe dialectal est-il soumis à une loi phonologique ? Nous pourrions déceler dans ce changement de la dentale sonore pour la dentale sourde un phénomène de dissimilation. En effet, nos exemples ont comme consonne finale du radical les sonores /d/, /r/ et /y/. Mais, question de hasard, la situation change si l’on regarde tout TE. Les autres exemples que donne Gindin de cette désinence -ēt présentent d’autres consonnes finales du radical aussi diverses que les sourdes /t/, /s/ et /š/ face aux sonores /n/, /j/ et /h/ en plus de celles mentionnées ci-dessus245. Pour TE, nous aurions donc six sonores pour seulement trois sourdes, ce qui amène Shaked246 à supposer un rôle du voisement. Dans les exemples donnés par Lazard247 pour les textes en écriture arabe, les radicaux sont d’ailleurs souvent terminés par une sonore. Il pourrait donc y avoir une tendance à la dissimilation : une consonne sonore à la fin du radical serait souvent accompagnée de la désinence à dentale sourde. Toutefois, Lazard souligne qu’il s’agit de la forme la plus courante dans certains tafsīrs ainsi que pour d’autres textes248, sans évoquer le rôle éventuel du radical. En outre, pour les mêmes verbes que nous avons relevés, on trouve par exemple krdyd (TE2 186, 34) ; xwryd (TE2 183, 33)249 ; ’ye yd250 (TE1 52, 21), c’est-àdire deux consonnes sonores, pour le radical comme pour la terminaison. Enfin, paradoxalement, Shaked indique que cette dissimilation aurait alors dû avoir lieu aussi à la troisième personne du singulier, ce qui n’est jamais le cas251. Nous sommes donc réservée quant à la cause phonologique252.
Faut-il alors voir dans cet allomorphe, à la suite de Lazard253, une analogie avec les enclitiques personnels ? De même que -ēm paraît répondre à -mān à la première personne du pluriel, il y aurait -ēt pour correspondre à -tān à la deuxième. Cette hypothèse peut être envisagée. Le problème demeure néanmoins de savoir pourquoi les deux formes cohabitent dans un même texte. Y aurait-il alors une autre cause qui pour l’instant nous échappe ?
Désinence -ē
Dans notre corpus, la désinence de deuxième personne du pluriel apparaît parfois sous la forme -ē, avec amuissement de la dentale finale254 . On trouve une occurrence dans PR, dans les variantes qu’apportent les manuscrits G et Z. Ainsi, à côté de ravad retenu par Tauer, nous avons les formes kunē en G1 , G3 et Z, et kunēd en G2 (PR 18, 5 et note 8). On peut certes supposer qu’il s’agit d’une hésitation des manuscrits entre une deuxième personne du singulier et une deuxième personne du pluriel, mais on peut aussi y voir l’allomorphe -ē de deuxième personne du pluriel. En RA, l’unique occurrence relevée est même accompagnée du pronom de deuxième personne du pluriel šumā, « vous » : šumā namēdānē, « vous, vous ne savez pas » (RA 304a, 2). Ce -ē pour marquer la deuxième personne du pluriel est aussi attesté dans les textes anciens et dans certains parlers tadjiks actuels255. Cela pourrait être l’origine de la désinence -in de l’actuel persan familier de Téhéran avec, pour l’ajout de la nasale finale, une analogie avec la troisième personne du pluriel. Au vu du très faible nombre d’occurrences dans notre corpus, on ne peut donc rien conclure sur la localisation dialectale de cette désinence, mais il ne semblerait pas impossible qu’elle appartienne au nord du domaine iranien257 : PR, RA, et hors corpus, lettre de Dandān-Uiliq, certains parlers tadjiks et persan de Téhéran.