La sphère administrative
Avant que le commerce avec Manille s’établisse, la demande et la consommation de soies espagnoles, de tissus de laine et de lin, étaient fortes à la Nouvelle Espagne. Lorsque les voyages du galion de Manille se firent plus réguliers, la laine et le lin continuèrent d’être prisés, mais la soie espagnole ne rencontra plus le même succès parce que la cargaison principale des galions se composait des soies chinoises et d’autres objets de luxe. Outre la Nouvelle Espagne et le Pérou, toute l’Amérique espagnole appréciait ces marchandises d’Orient. Le goût de la population et la demande qui s’en suivit entraînèrent l’augmentation de son commerce et les conséquences ne se firent pas attendre, déclenchant une vague de problèmes.
Du côté de la Nouvelle Espagne, les commerçants se déplaçaient à Manille et payaient en argent les soieries chinoises; comme le rappelle Emma Blair: tan insaciables como los chinos por su plata, eran los mexicanos por su seda40.
Du côté du Pérou, le commerce direct entre Manille et Callao41 avait été autorisé; un fort développement économique en résulta en 1581 et 1582, mais la ligne entre Manille et le Pérou fut rapidement interdite, du fait qu’elle portait préjudice à la liaison Séville – Portobelo. Mais de toutes façons, les commerçants péruviens, ou peruleros comme on les appelait alors, arrivaient lourdement chargés de pesos frappés au Pérou, grâce auxquels ils obtenaient la préférence des marchands de Manille à la foire d’Acapulco.
Du côté de Manille, une fois la route commerciale entre Manille, Acapulco et les rivages de Fujian établie , les jonques arrivèrent plus nombreuses afin de répondre à la demande d’articles de luxe. Ces embarcations et leurs équipages devaient repartir là d’où ils venaient, laissant derrière elles à Manille les marchands et officiels qui avaient reçu une autorisation de séjour écrite. Mais cette disposition n’était pas respectée, et les Chinois devinrent bien vite plus nombreux que les Espagnols. Ceux-ci craignaient pour leur propre sécurité et n’avaient pas confiance dans la population chinoise; ils l’estimaient ruin y inquieta, vile et turbulente, cruelle, capable de traîtrises, sujette à de nombreux vices et à de mauvaises habitudes. La majorité était infieles. De plus, pour le paiement de leurs marchandises, ils n’acceptaient qu’argent et reales qu’ils découpaient pour les utiliser dans le commerce de détail. Du côté de l’Espagne, la concurrence novohispana avec les soieries espagnoles affecta grandement le commerce; les plaintes des commerçants de Séville et de Cadix, comme celles des grossistes et manufacturiers de soie, furent portées à la connaissance du Roi en 1591. La couronne espagnole estimait que les intérêts de la métropole étaient supérieurs à ceux des colonies, que le commerce réalisé entre Acapulco et Manille était intérieur, sous une même juridiction provinciale, et n’était pas un commerce entre colonies du fait que Manille dépendait de la Nouvelle Espagne.
Par ailleurs, il n’y avait pas que la question de la concurrence sur la soie et sur les produits venant d’Espagne pour les marchés américains: les commerçants de Nouvelle Espagne et péruviens payaient les marchandises du galion de Manille avec des pesos en argent. Cet argent partait ensuite en Extrême-Orient, particulièrement en Chine via la province de Fukien44, où repartaient les sangleyes à leur retour de Manille; mais l’argent, une fois introduit en Chine, ne revenait plus.
La Caisse Royale, les Trésoreries Royales, la Douane et les entrepôts Royaux
Le succès des Finances Royales était fondamental pour l’organisation administrative qui soutenait l’action du Roi et de l’Espagne; ceci a de nombreux liens avec notre thème d’étude : Manille, le galion et Acapulco sont trois points d’application distincts des mêmes dispositions d’ordre financier.
La Hacienda est le nerf de toute l’organisation royale. La nécessaire présentation des éléments définissant ci-dessous à grands traits les Finances Royales à Acapulco peut paraître un peu aride. Elle n’est cependant pas suffisante pour expliquer les liaisons, les conséquences et les résultats de la relation que les Philippines, le galion et la Nouvelle Espagne entretinrent et il faudra revenir sur ces sujets de façon régulière pour bien expliquer les relations qui furent établies ainsi que leurs modifications tout au long du XVIIème siècle. Mais comment ce service royal s’installa-t-il à Acapulco?
L’administration royale résidait à Acapulco dans les maisons royales -Casas Reales-; bien que leur localisation n’ait pas été fixe à leur début, elles abritaient la caisse royale -Caja Real-, le domicile des Officiers Royaux et leurs bureaux. En 1597, le Roi ordonna d’ajouter deux bureaux publics, les Entrepôts Royaux et la Douane, déclarant que: todas las mercaderías que derechamente no se llevaren a las dichas casas y aduana por encubrir y dejar de pagar los derechos a mi pertenecientes se tomen por perdidas46 . Mais ce ne fut réellement qu’au début de 1602 que, sous la pression exercée par les Officiers Royaux sur le Roi, le vice-roi comte de Monterrey acheta le terrain et construisit la Douane et ses entrepôts, pour la somme totale de deux mille pesos.
L’urbanisation d’Acapulco se dessine autour de l’espace de la foire
Ces particularités dans l’évolution des immeubles abritant la Real Hacienda montrent comment, au cours du XVIIème siècle, l’administration royale s’organisa pour combattre la contrebande, imposer le paiement des impôts, et adapter le tracé urbain aux nécessités de contrôle des mouvements de marchandises.
La construction de la nouvelle ville avait essayé de suivre le plan espagnol imposé durant la colonie; le centre de l’organisation urbaine était la rue principale, la Calle Real, qui courrait en ligne droite du Nord au Sud, traversée par des rues latérales d’Est en Ouest; entre ces rues latérales, se répartissaient les parcelles qui formaient les pâtés de maisons.
Elle avait été tracée en face de la grande plage de la baie, limitée par un monticule, où l’on construisit par la suite le fort de San Diego, et par une langue de terre se projetant dans la baie, accueillant dans les parcelles des premiers plans, face à la plage, les édifices représentatifs du pouvoir royal : la maison du Castellano, les Casas Reales, la Douane et ses entrepôts, et l’église.
Le pouvoir militaire
Alors que la disposition naturelle de la baie d’Acapulco apportait une grande sécurité et une forte protection au galion de Manille, le contexte politique avec les différentes puissances européennes dans lequel vivait l’Espagne et les conflits causés par les provinces des Pays Bas qui cherchaient leur indépendance déplacèrent la guerre jusqu’aux côtes de l’océan Pacifique de la Nouvelle Espagne, et Acapulco, base logistique et opérationnelle des Îles Philippines pour le galion de Manille, en souffrit les conséquences. Les autorités de l’Empire, du viceroyaume et d’Acapulco, durent ainsi créer un point d’appui militaire, afin, dans un premier temps, de protéger le port et le galion. Puis, avec l’expérience obtenue lors des différentes incursions de l’ennemi tout au long du siècle, les stratégies et tactiques militaires furent définies et affinées jusqu’à faire bénéficier le galion d’une protection tout le long de la route qu’il empruntait après voir atteint les côtes de la Nouvelle Espagne.
La peur à Acapulco
L’incursion du corsaire anglais Francis Drake, le Draque qui se saisit de Huatulco en 1579, et la capture en 1587 du galion Santa Ana par le pirate anglais Cavendish près de Cabo San Lucas98, créèrent une psychose de panique: les habitants d’Acapulco vivaient quotidiennement dans l’inquiétude parce qu’ils savaient que le galion comme le port étaient recherchés par les pirates.
La population était terrorisée par la mise à sac des villages, les morts, les viols, les tortures, les mutilations. On prenait des otages, on brûlait et pillait les villes. On demandait des rançons pour les séquestrés ou les populations capturées, et si le paiement n’était pas obtenu, les hommes étaient assassinés, et la ruine et la désolation s’abattaient sur les lieux99. Leurs craintes étaient accentuées par le caractère temporaire des défenses d’Acapulco100.
Diverses demandes d’amélioration de la protection du port et de sa population furent présentées: en 1582, cherchant un remède à ces difficultés, le vice-roi comte de la Coruña avait proposé au Roi le plan du fort qu’il convenait de construire à Acapulco; en 1593, don Luis de Velasco avait insisté sur la nécessité d’une forteresse, et en 1600, le comte de Monterrey revint solliciter sa construction auprès de Philippe III. Mais la participation de l’Espagne aux principales guerres européennes durant les vingt dernières années du XVIème siècle avaient affaibli ses possibilités financières; le déficit budgétaire avait conduit le règne de Philippe III101 à suivre une nouvelle politique extérieure de paix et à entrer dans une période d’austérité budgétaire. Ainsi, en 1609, à la signature de la Trêve des Douze Ans qui mettait un terme temporaire à la guerre contre les Provinces Unies des Pays-Bas, l’Espagne concentra ses moyens sur la défense de ses possessions en Méditerranée et de ses routes atlantiques.Bien que parfaitement justifiées, les demandes pour protéger le port d’Acapulco restèrent donc sans suite.
A Acapulco, la simple annonce de navires ennemis entraînait la frénésie de sa population, tant les civils que les représentants du gouvernement. On le constate à la lecture des comptes des Officiers Royaux de 1607: cette année-là, le majordome d’une propriété de Colotepec répandit la nouvelle qu’en compagnie d’un autre Espagnol il avait vu plusieurs bateaux à Puerto Escondido. Sitôt le message reçu à Acapulco, les courriers partirent: l’un rapidement vers Mexico pour prévenir le vice-roi marquis de Salinas et un autre pour prévenir les Justicias de Tecpan et Zacatula pour qu’ils préparent le régiment prévu accourir au secours de la défense du port103 . Le Vice-Roi ordonna de déplacer les marchandises conservées dans les entrepôts royaux ainsi que les jeux de voiles du San Francisco vers Corralejo de Sabanilla, demandant le concours de soixante mules. Finalement, rien ne se passa cette fois-là, mais on ordonna que les galions soient désormais renforcés et équipés d’artillerie.
La peur était justifiée, le manque de défenses l’exacerbait; manquant de protection, on ne pouvait affronter le problème qu’avec des solutions palliatives, sans trouver une parade au cœur du problème.
Le changement de mentalité des Novohispanos face à la guerre
Quand la guerre entra réellement dans la baie d’Acapulco, elle ne prit pas le port par surprise: huit mois auparavant, d’Espagne, on avait prévenu le vice-roi marquis de Guadalcázar de l’imminence du péril ennemi.
Le Vice-Roi ordonna à Gregorio de Porras, alcalde mayor d’Acapulco, qu’il s’occupât de la protection du port. L’alcalde délégua la tâche à Nicolás de Cardona qui préparait alors une expédition vers las Californias105. Cardona, en compagnie de trente arquebusiers, renforça pendant deux mois et demi les murailles existantes, en prépara quelques nouvelles à des points stratégiques de part et d’autre de la Bocana, installa des pièces d’artillerie, fit creuser des tranchées; on nettoya les arquebuses et les mousquets106. Arrivé par la suite, le général Melchor Fernández de Córdoba releva avec ses moyens militaires Nicolás de Cardona qui, avec sa flottille, appareilla le 21 mars 1615 vers las Californias107.
L’adversité confirme les premières décisions de mise en place de stratégies militaires efficaces
Les fêtes, les éloges, les rêves de la population d’Acapulco ne correspondirent qu’à des chimères lorsqu’en août 1624 les navires San Agustín et Nuestra Señora de la Concepción en provenance du Pérou prévinrent les autorités du vice-royaume de l’arrivée d’une nouvelle flotte hollandaise connue pour sa cruauté.
Une fois de plus, la couronne espagnole était impliquée dans une guerre avec quasiment l’ensemble des grandes puissances européennes: la Trêve de Douze Ans avec les Provinces des Pays-Bas était arrivée à sa fin et les Hollandais avaient mis sur pied une alliance défensive128 par laquelle les Anglais acceptaient de participer activement à la défense du commerce contre les Espagnols et les Portugais. Le Prince Maurice d’Orange s’était proposé pour saper le pouvoir du Roi d’Espagne, mettant à sac les côtes de la Mar del Sur, en capturant les bâtiments espagnols et en détruisant les forteresses qui défendaient les ports des colonies espagnoles.
La date était cruciale, le galion était sur le point d’arriver aux côtes de la Nouvelle Espagne.
La nouvelle modifia les activités ordinaires du vice-royaume et des habitants du port. Mais l’expérience maintenant était là: les Officiers Royaux reçurent l’ordre d’acheter le San Agustín, arrivé du Pérou, et de le reconditionner en aviso pour que, depuis le port, il parte à la recherche du galion de Manille129. On mit en place un poste d’observation depuis la montagne de la Mira, à partir duquel un vigile observait la côte; un code de signaux de fumée serait envoyé dès que les premières voiles de l’ennemi apparaitraient; maintenant plus habiles, lorsqu’ils verraient la fumée, ils feraient sonner le tocsin des églises pour prévenir la population.