Les contours d’un cadre conceptuel d’analyse

Néo-institutionnalisme

Le marché de la télémédecine, les projets et expérimentations sont interdépendants de l‟environnement institutionnel dans lequel ils s‟insèrent (et par lequel ils naissent). La théorie institutionnelle peut être mobilisée pour étudier la construction de stratégies, les dynamiques d‟émergence et la logique des acteurs. Elle apparaît pertinente particulièrement dans le domaine de la télémédecine avec des acteurs issus de différents champs (public, privé, associatif), et se retrouvant par exemple, dans le domaine de la santé ou du soin à domicile en présence de l‟acteur public. Ce constat nécessite des explications d‟ordre social, institutionnel et culturel (qui ne sont pas présentes dans le modèle de l‟acteur rationnel).

Cadre général du néo-institutionnalisme

Le néo-institutionnalisme se développe à partir des années 1970-1980 dans les sciences sociales. Ce paradigme est présent dans plusieurs disciplines : en économie, en sciences politiques, en psychologie, en sociologie et structuré de la même façon mais avec une approche des institutions propre à chaque discipline (Powell et DiMaggio, 1991 et Théret, 2000). Tous ces travaux enrichissent la compréhension du fonctionnement des marchés.
Selon North (1990) le néo-institutionnalisme part du principe, à l‟inverse des thèses néoclassiques, que les individus ont une information incomplète et des capacités limitées faisant donc face à une incertitude quant aux événements et résultats imprévus et aux coûts de transaction supportés pour acquérir de l‟information. Pour réduire les risques et les coûts de transactions, les humains créent des institutions, des constitutions, des lois, contrats, etc. (institutions formelles) et des normes de conduites, des croyances et des habitudes de pensées et de comportement (institutions informelles). Comme l‟expliquent Ménard et Shirley, « new institutional economics studies institutions and how institutions interact with organizational arrangements » (2005, p. 1). En effet, l‟objet d‟étude concerne les cadres institutionnels dans lesquelles les organisations évoluent. La particularité de l‟institutionnalisme est son scepticisme vis-à-vis de l‟acteur rationnel. Ce courant accorde beaucoup d‟importance aux rapports entre les organisations et les environnements dans lesquels celles-ci opèrent ainsi qu‟au rôle de la culture dans la construction de l‟organisation (Powell et DiMaggio, 1991). Le néo-institutionnalisme appréhende les organisations comme des entités « encastrées » dans un contexte social (Granovetter, 1985 ; Suchman, 1995), interconnectées et socialement construites par leur environnement (Powell et DiMaggio, 1991).
L‟environnement institutionnel constitue la grille à travers laquelle les acteurs perçoivent le monde, les catégories de structure, d‟action et de pensée (Powell et DiMaggio, 1991). Dans cette perspective, même le marché est sous l‟influence de l‟environnement institutionnel, car les marchés, eux aussi, sont socialement construits et inclus dans de plus vastes structures politiques et culturelles (Greenwood, Hinings et Suddaby, 2002, p. 60). Le marché est un donc un construit social, lié à une époque et une culture.
Les notions de champ organisationnel et d‟isomorphisme institutionnel nous semblent essentielles pour notre travail de recherche dans la mesure où ces notions permettent de concevoir l‟analyse d‟un marché au regard des caractéristiques de son environnement.

La notion de champ organisationnel

Le courant du néo-institutionnalisme économique avance l‟idée que l‟ensemble des relations qu‟entretiennent les managers d‟une organisation avec les acteurs de l‟environnement constitue « le champ organisationnel » (Di Maggio et Powell, 1983, p. 148). Les champs organisationnels sont définis par Di Maggio et Powell (1983) comme un ensemble d‟organisations qui « agrégées, constituent une aire de vie institutionnelle reconnue : fournisseurs clés, consommateurs de ressources et produits, institutions réglementaires, et autres organisations qui produisent des services ou produits similaires » (p. 148-149). De fait l‟attention est fixée sur la totalité des acteurs pertinents structurant un système, dont la logique de fonctionnement est propre, au-delà du seul domaine économico concurrentiel (Di Maggio et Powell, 1983, p. 148). Ainsi l‟utilisation de la notion de champ organisationnel pousse à dépasser le seul domaine économicoconcurrentiel, c‟est-à dire des concurrents ou des réseaux qui interagissent.
Aussi les analyses menées en termes de champs organisationnels de la théorie néoinstitutionnaliste (Di Maggio et Powell, 1983 ; Bensedrine et Demil, 1998 ; Greenwood, Hinings et Suddaby, 2002) peuvent être mobilisées en management stratégique. L‟existence d‟un champ s‟établit avec la reconnaissance mutuelle entre acteurs de différentes firmes de leur interdépendance et par le partage d‟une même conception de l‟action légitime, du rôle et de la place de chacun de ces organismes (Fligstein, 1993). La délimitation du champ est donc subjective (délimitation géographique, par communauté professionnelles, technologies).

L’isomorphisme institutionnel

Le concept d‟isomorphisme institutionnel est utilisé pour décrire la façon dont desorganisations tendent à se ressembler dans le contexte institutionnel. Des entreprises ou organisations présentes dans un champ organisationnel auront tendance à ressembler à celles présentes dans ce même champ (Powell et DiMaggio, 1991).
Di Maggio et Powell (1983) parlent de l‟isomorphisme institutionnel qui répond à des mécanismes de coercition (influence politique et problème de légitimité), de mimétisme(des réponses standardisées) et de normativité (contraintes sociales et obligations morales). Donc selon ces auteurs, au fil du temps, les institutions deviennent de plus en plus identiques. En effet, cet isomorphisme tend à rendre les entreprises plus homogènes au regard des pressions de l‟environnement institutionnel. Les organisations n‟agissent pas toujours par souci d‟efficacité mais pour se conformer à des pressions institutionnelles, les conduisant à adopter les mêmes modèles organisationnels (Di Maggio et Powell, 1983).

Limites et extension de la théorie néo-institutionnelle

Initialement le néo-institutionnalisme sociologique est utilisé pour parler d‟isomorphisme inter-organisationnel mais prend peu en compte la capacité d‟action stratégique des organisations. En effet, cette approche insiste sur le conformisme social des agents. Une des critiques qui peut lui être faite est de ne pas prendre en compte les capacités stratégiques des agents.
Dans la continuité du courant néo-institutionnel, plusieurs travaux renvoient à cette action stratégique qui reste encastrée institutionnellement mais permet de prendre en compte le rôle et la part d‟autonomie des acteurs. C‟est une « approche étendue » (extended view) du néo-institutionnalisme dont il s‟agit (Hoffman et Ventresca, 2002) et qui vise à réintroduire l‟agent et l‟étude du changement au cœur de l‟analyse institutionnelle.

Le changement institutionnel

La nécessité de rendre compte des stratégies mises en œuvre par les agents pour agir visà-vis de leur environnement institutionnel, voire le modifier, est affirmée par DiMaggio (1988). La théorie néoinstitutionnelle met en évidence le rôle interactif que jouent les institutions, en contraignant et encadrant les actions organisationnelles, et inversement (Powell et DiMaggio, 1991). Ceci sous-tend l‟idée que les organisations peuvent influer sur le changement institutionnel.

Les entrepreneurs institutionnels

Le but de l‟entrepreneur institutionnel est de changer les règles du jeu. Pour DiMaggio (1988) et Suchman (1995), l‟entrepreneur institutionnel désigne l‟acteur qui créée un nouvel environnement institutionnel ou manipule un contexte existant de manière à le redéfinir. À la suite des travaux d‟Aldrich et Fiol (1994), Zimmerman et Callaway (2001, p. 9) notent : « In new industries, new ventures which define, construct or shape their institutional environments are institutional entrepreneurs. They can define their industry and create or shape the institutional pressures to which they are subject. A venture in a new industry has the opportunity to create new standards and change existing ones “paving the way for an emerging industry to grow”. »
Cette approche amène la question de l‟introduction de nouveaux standards à suivre par les acteurs du champ organisationnel. Fligstein (1997) et Zimmerman et Zeitz (2002) précisent que les entrepreneurs institutionnels sont des agents qui créent ou transposent des pratiques, des croyances ou des modèles, et agissent pour que les autres agents adhérent à ces pratiques et les acceptent comme des normes. Le développement d‟une nouvelle activité sur des marchés innovants implique que des entrepreneurs institutionnels fixent des règles et œuvrent à la légitimation de cette activité vis-à-vis des principales parties prenantes (Aldrich et Fiol, 1994 ; Zimmerman et Zeitz, 2002). « L‟entrepreneuriat institutionnel serait alors caractérisé comme contribuant à la mise en place de nouveaux standards ou de nouveaux modes de légitimation » (Lévy-Tadjine, Chelly et Paturel, 2006, p. 4). Deux formes de légitimité sont à distinguer selon Suchman (1995) : la légitimité institutionnelle au sens de Di Maggio et Powell (1983) où les firmes se conforment aux institutions existantes et la légitimité stratégique où l‟entreprise crée sa propre légitimité. Zimmerman et Callaway (2001, p. 10) vont dans ce sens et expliquent : « Institutional entrepreneurship involves pioneering and innovating ».
Le premier entrant sur le marché, en imposant ses standards techniques ou son business model aux suiveurs, est souvent l‟entrepreneur institutionnel. Cependant Lévy-Tadjine, Chelly et Paturel (2006, p. 4) indiquent que « l‟entrepreneur institutionnel est celui qui sait produire des effets de lock-in et en tirer des opportunités » en s‟appuyant sur l‟exemple de Sony avec le VHS vis-à-vis de la technologie concurrente du BETAMAX, un suiveur pourra faire figure d‟entrepreneur institutionnel en parvenant à imposer ses standards sur le marché.
En reprenant Suchman (1995) et Aldrich et Fiol (1994), Lévy-Tadjine, Chelly et Paturel (2006) indiquent que si l‟initiateur (des standards) est associé à la légitimité stratégique, la pérennisation de la légitimité de l‟entrepreneur institutionnel suppose qu‟il la transforme en légitimité institutionnelle, ce qui passe par la constitution de réseaux.
Ainsi un positionnement spécifique est conféré aux agents œuvrant dans l‟entreprenariat institutionnel.

L’architecture des champs organisationnels comme enjeu stratégique

Les actions des agents du champ organisationnel décrites plus haut conduisent à une structuration spécifique du champ. « Les néo-institutionnalistes soulignent, comme les autres auteurs de sociologie économique, que le marché n‟est pas un ordre naturel d‟échanges mais une construction sociale impliquant la mise en place de régulations et d‟artefacts complexes. Ils insistent sur les enjeux de pouvoir et les stratégies liées à la mise en place de cette “architecture” » (Leca, 2006, p. 77). Les institutions formelles ou informelles apparaissent comme des mécanismes qui donnent aux agents qui les mettent en place et les contrôlent une place centrale et un pouvoir important au sein du champ organisationnel. Ainsi « l‟architecture » des champs organisationnels (Fligstein, 2001) constitue un enjeu stratégique.
L‟ensemble des organisations composant le champ sont donc interdépendantes et agissent pour modeler l‟architecture du champ ; affrontements, dialogues, conflits, négociations peuvent émerger. Ainsi des stratégies peuvent être déployées en direction des associations professionnelles (Greenwood, Hinings et Suddaby, 2002), des consortiums de recherche, ou encore des autorités publiques de régulation.
L‟architecture du champ est directement liée aux stratégies des acteurs. Pour Leca (2006) le développement d‟une architecture complexe (développement de la professionnalisation, « capture » des autorités publiques de régulation, obtention de l‟autorisation légale de fixer des barrières à l‟entrée, par exemple par la fixation de quotas) par les agents vise à se protéger de l‟incertitude et en particulier de celle liée à la concurrence en imposant des règles spécifiques. L‟architecture du champ vise donc à fixer des pratiques et règles qui assurent sa régulation.
Les stratégies de ces acteurs ont pour but de façonner les institutions, voire de structurer le champ.

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