Les choix politiques de la France et du Royaume-Uni en matière d’électricité
L’Électricité : Symbole de progrès et enjeu de la reconstruction
A la différence du modèle jacobin français, c’est en s’appuyant sur le niveau régional que va s’opérer au Royaume-Uni la nationalisation du secteur électrique, au travers d’un système décentralisé de production et de distribution organisé autour d’une quinzaine d’Area Electricity Boards. En effet, même si les autorités concédantes (syndicats intercommunaux ou départementaux fédérés au sein de la Fédération Nationale des Collectivités Concédantes et Régies) donnent un caractère décentralisé à l’activité de distribution en France, cela n’est aucunement comparable avec la régionalisation qui se met alors en œuvre au Royaume-Uni.
Pour autant, si la structuration du service public diffère, les gouvernements vont exercer un contrôle total sur l’ensemble de la filière. Représentant un enjeu stratégique pour l’alimentation des centrales thermiques de production électrique, le charbon va jouer un rôle considérable dans le développement économique d’après-guerre, puisqu’il va permettre à l’Angleterre d’être faiblement dépendante des importations de matières premières à vocation électrogène. En effet, les mines britanniques fournissent dans les années 1940 près de 90% des matières premières utilisées dans la production électrique.
A l’opposé, la France va se trouver partiellement en situation d’importateur, du fait de l’insuffisance de la production nationale. De part et d’autre de la Manche, la situation va cependant rester fragile dans les premières années qui suivent le conflit. C’est pourquoi, dès 1947, le gouvernement britannique initie la première campagne de sensibilisation visant à encourager les citoyens à économiser l’énergie. Côté français, la situation est plus simple puisque le rationnement de la consommation va rester à l’ordre du jour jusqu’en 1949, tandis que le premier Plan quinquennal 1947-53 (initié par Jean Monnet, avec l’aide des financements du Plan Marshall) s’emploie progressivement à la modernisation du pays.
Avec le retour de Winston Churchill au pouvoir, c’est un nouveau chapitre de l’histoire politique du Royaume-Uni qui va s’écrire, puisque les conservateurs vont diriger le pays pendant treize ans. Ce ne sera pourtant pas l’occasion de revenir sur l’Etat-Providence même si Churchill a envisagé un vaste mouvement de dénationalisation. Soucieux de sécuriser l’alimentation électrique du pays qui dépend étroitement du secteur minier (et de son puissant syndicat, la National Union of Mineworkers) et qui est régulièrement sujette à des défaillances depuis la guerre, le Gouvernement va lancer un vaste programme de nucléaire civil en 1952. Cela va se concrétiser dès 1956 avec l’inauguration du site de Calder Hall par la jeune reine Elisabeth II. Sous l’impulsion des gouvernements d’Anthony Eden (1955-1957) puis d’Harold MacMillan (1957-1963), huit autres centrales vont voir le jour dans les dix années qui vont suivre. Toutefois, si cette expansion nucléaire contribue à renforcer le pays dans sa quête de l’autosuffisance en matière électrique, l’incendie qui survient à Windscale en 1957 handicapera prématurément l’image de cette nouvelle énergie.
En France, l’heure n’est pas encore au développement du nucléaire. En effet, même si le pays a récemment découvert de l’uranium en quantité importante4 , les recherches qui sont entreprises ne permettent pas encore d’envisager une commercialisation électrique de grande envergure, et cela, malgré la mise en service de la première centrale nucléaire française à Marcoule. En effet, tout comme à Calder Hall (qui a ouvert un mois auparavant), la capacité de production est pour l’instant dérisoire. L’objet principal de cette expérimentation reste avant tout lié à l’usage militaire de l’atome. De fait, face au développement de cette technologie dans plusieurs grandes puissances, l’Organisation des Nations Unies (ONU) décide la même année de la création de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AEIA) afin de contrôler cette course à l’atome et garantir une paix mondiale encore fragile, dix ans après les bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki.
La France face au Choc Pétrolier
Du côté français, le pétrole est devenu le principal combustible des centrales thermiques, ce qui pose inévitablement un grave problème dans le contexte du Choc Pétrolier, lequel a contribué à multiplier par neuf la facture énergétique du pays. D’autant que depuis 1971, l’Algérie a nationalisé ses réserves de pétrole, au détriment des industries françaises qui les exploitaient2 . Au bord de la rupture dans cette période hivernale, le système de production électrique semble plus fragile que jamais. C’est pourquoi, dès les premiers jours de la crise, les gouvernants viennent s’adresser à la Nation pour proposer des solutions. Tout d’abord, c’est le Premier Ministre Pierre Messmer3 qui prononce une allocution télévisée le 30 novembre 1973 pour annoncer l’interdiction de nombreux usages non résidentiels de la lumière entre 22 heures et 7 heures. De même, il est demandé à l’ORTF d’interrompre ses émissions à partir de 23 heures, à l’exclusion des samedi et durant la période des fêtes qui s’annonce. En revanche, il est exclu toute restriction en matière de déplacement automobile.
Comme on le constate, ces décisions n’ont qu’un impact limité sur la vie des français.
En effet, il était inenvisageable pour l’Etat de demander aux citoyens de restreindre leur liberté. C’est donc en ce sens que le chef du Gouvernement s’adresse à eux en faisant d’abord appel à leur « sagesse », « à leur esprit de discipline civique » et à « leur sens de la solidarité qui, à tout le moins, doit commencer par être nationale »4 . Prolongeant cette dynamique d’interpellation, opérée au nom de l’intérêt supérieur de la Nation, le Président Georges Pompidou invoque quant à lui la « vertu traditionnelle du peuple français qui est l’esprit d’économie » lors d’une autre intervention télévisée le 20 décembre 1973 :
Le développement des filières pétrolières et nucléaires face à la crise
Favorisés suite aux négociations internationales (1965-1971) sur la délimitation territoriale de l’espace marin, le Royaume-Uni et la Norvège viennent en effet d’obtenir la propriété de 71% des forages pétroliers de la Mer du Nord. Découverts dès le milieu des années 1960 et exploités une décennie plus tard, ces gisements d’hydrocarbures permettent au Royaume-Uni d’entrer dans le cercle restreint des pays producteurs de pétrole et de gaz. Quasiment inutilisé jusqu’à la fin des années 1960, le gaz va ainsi connaître une croissance majeure en tant qu’énergie de substitution dans un contexte marqué par le déclin du charbon et l’envolée des prix du pétrole. Comme le souligne alors le physicien John Maddox :
« The most conspicuous irony of the past few years is that the increase of oil prices has been called a crisis when alternatives sources of energy are at once more diverse and potentially more plentiful than ever before […] In the 1980s, oil production from the North sea may be more than sufficient to meet the British demand for petroleum ».
La création de l’Agence pour les Economies d’Energie (AEE)
A défaut de pouvoir recourir à des mesures contraignantes ou objectivement attractives, le nouveau président (Valéry Giscard d’Estaing) se trouve dans une situation semblable à celle qui prévalait avant le décès de Georges Pompidou. C’est pourquoi le gouvernement nouvellement nommé se doit d’être réactif pour trouver des solutions avant l’hiver. Contraint par le temps (horloger et météorologique), les pouvoirs publics vont d’abord s’appuyer sur le cadre existant, dans l’attente de la structuration effective d’une Agence pour les Economies d’Energie (AEE, décidée en conseil des ministres le 25 septembre 1974) et du vote d’une loi pour encadrer cette action publique. Placée sous la responsabilité du Ministre de l’Industrie et de la Recherche (Michel d’Ornano), la Délégation Générale à l’Energie va donc mobiliser les dispositions prévues par une loi d’après-guerre (Loi 48-400 du 10 mars 1948 sur l’utilisation de l’énergie) pour lancer une première série de mesures visant à favoriser les économies d’énergie.
Dans le même temps, des premières campagnes à destination des ménages sont lancées dans les grands média. Il s’agit de promouvoir les économies d’énergie en proposant des conseils et en donnant la parole à des foyers qui relatent leur expérience en la matière.
C’est alors le début d’une communication qui tend à invisibiliser la place de l’Etat (seulement représenté par le logo de la Délégation Générale à l’Energie), au profit d’un échange des citoyens entre eux. Ce faisant, les pouvoirs publics se placent (partiellement2 ) en retrait, tout en mettant en scène l’expression d’attitudes domestiques exemplaires afin de favoriser la diffusion de pratiques jugées conformes face aux enjeux auxquels se confronte la Nation.
Cependant, la sensibilisation des citoyens ne peut pas constituer une fin en soi. C’est pourquoi le Gouvernement dirigé par Jacques Chirac va accélérer le rythme législatif en faisant adopter en urgence une loi relative aux économies d’énergie3 . Avant la saison froide et un an après la survenue du Choc Pétrolier, des mesures spécifiques viennent donc réguler la demande énergétique en définissant les modalités de répartition en cas de pénurie et en définissant des premières normes sur les installations thermiques des logements collectifs.
Dans le prolongement de cette dynamique, l’Agence pour les Economies d’Energie va continuer à se mettre en place suite au décret (29/11/74) qui va définir son statut d’Etablissement Public Administratif. À la veille de l’année 1975, tout un dispositif semble donc prêt pour entreprendre une grande politique d’économies d’énergie à la française.
Nommé directeur de l’AEE en décembre 1974, l’ingénieur des Mines Jean Syrota se retrouve en première ligne quelques jours plus tard. Témoin privilégié des volontés de l’exécutif en matière d’économies d’énergie, il explique dans un entretien5 la dynamique qui prévalait lors des débuts de l’Agence. Il y évoque notamment le fort scepticisme qui s’exprimait dans la classe politique à l’égard de cette agence que beaucoup percevaient comme une lubie présidentielle temporaire. Prenant exemple sur l’Environment Protection Agency américaine, Valéry Giscard d’Estaing semble en effet avoir été le principal initiateur de la création de l’AEE, avec le but d’en faire un organisme relais, agissant au nom de l’Etat tout en restant sous sa tutelle. Comme l’explique Jean Syrota, le Président de la République voulait trouver une nouvelle façon de faire évoluer les pratiques des ménages en se refusant à toute contrainte : « On voulait, au contraire, rassurer. (…) L’idée de base était qu’il fallait considérer les français comme des êtres intelligents, sérieux et responsables. » (pp.34-35)
Les leviers restent pourtant assez limités dans un premier temps puisque l’AEE ne peut compter que sur une douzaine de salariés. Il s’agit en priorité d’accompagner des projets d’amélioration de l’isolation thermique des bâtiments initiés grâce aux premiers dispositifs fiscaux conçus pour encourager les travaux. Par ailleurs, trois axes prioritaires ont été définis en accord avec le ministre de tutelle : Communication, Réglementation et Démonstration. Si les deux premiers points conduisent d’abord à prolonger l’action publique déjà à l’œuvre depuis un an, le troisième se révèle plus complexe étant donné qu’il implique d’exposer le plus largement des dispositifs économes encore peu développés. Ne disposant pas encore de moyens spécifiques pour accompagner le monde de la recherche, l’AEE peut quand même compter sur la Délégation pour les Energies Nouvelles qui est créée cette année là.
De l’encadrement des pratiques à la sensibilisation des ménages
Dans le prolongement des restrictions d’usage définies par le Gouvernement Messmer fin 1973, un travail de suivi s’impose pour faire respecter les horaires d’extinction nocturne de l’éclairage dans les commerces et les immeubles de bureaux. Au sein des bâtiments publics, c’est le chauffage qui est plus particulièrement ciblé. C’est ainsi qu’une valeur thermique va s’imposer comme une norme d’usage à un plafond de 20°c. De même, l’AEE va encourager les ménages à adopter ce niveau de température par le biais d’une campagne de sensibilisation, en rappelant qu’abaisser le chauffage de 1°c permet 7% d’économies d’énergie. Pour aller plus loin dans cette dynamique, un service d’information sur les économies d’énergie va également être créé pour répondre aux questions des particuliers. Bénéficiant d’une bonne couverture médiatique, ce nouvel outil de la politique de maîtrise de la demande énergétique va voir assez rapidement affluer le courrier et les appels téléphoniques, confirmant ainsi la pertinence d’une telle offre publique de renseignements pratiques et techniques.