Du plein et du vide

De la mesure dans la disposition des moyens

Sun Tzu dit : Anciennement ceux qui étaient expérimentés dans l’art des combats se rendaient invincibles, attendaient que l’ennemi soit vulnérable et ne s’engageaient jamais dans des guerres qu’ils prévoyaient ne devoir pas finir avec avantage.
Avant que de les entreprendre, ils étaient comme sûrs du succès. Si l’occasion d’aller contre l’ennemi n’était pas favorable, ils attendaient des temps plus heureux.
Ils avaient pour principe que l’on ne pouvait être vaincu que par sa propre faute, et qu’on n’était jamais victorieux que par la faute des ennemis.
Se rendre invincible dépend de soi, rendre à coup sûr l’en-nemi vulnérable dépend de lui-même. Être instruit des moyens qui assurent la victoire n’est pas encore la remporter.
Ainsi, les habiles généraux savaient d’abord ce qu’ils de-vaient craindre ou ce qu’ils avaient à espérer, et ils avançaient ou reculaient la campagne, ils donnaient bataille ou ils se re-tranchaient, suivant les lumières qu’ils avaient, tant sur l’état de leurs propres troupes que sur celui des troupes de l’ennemi. S’ils se croyaient plus forts, ils ne craignaient pas d’aller au combat et d’attaquer les premiers. S’ils voyaient au contraire qu’ils fus-sent plus faibles, ils se retranchaient et se tenaient sur la défen-sive.
L’invincibilité se trouve dans la défense, la possibilité de victoire dans l’attaque. Celui qui se défend montre que sa force est inadéquate, ce-lui qui attaque qu’elle est abondante.
L’art de se tenir à propos sur la défensive ne le cède point à celui de combattre avec succès.
Les experts dans la défense doivent s’enfoncer jusqu’au centre de la Terre. Ceux, au contraire, qui veulent briller dans l’attaque doivent s’élever jusqu’au neuvième ciel. Pour se mettre en défense contre l’ennemi, il faut être caché dans le sein de la Terre, comme ces veines d’eau dont on ne sait pas la source, et dont on ne saurait trouver les sentiers. C’est ainsi que vous ca-cherez toutes vos démarches, et que vous serez impénétrable. Ceux qui combattent doivent s’élever jusqu’au neuvième ciel ; c’est-à-dire, il faut qu’ils combattent de telle sorte que l’Univers entier retentisse du bruit de leur gloire.
Sa propre conservation est le but principal qu’on doit se proposer dans ces deux cas. Savoir l’art de vaincre comme ceux qui ont fourni cette même carrière avec honneur, c’est précisé-ment où vous devez tendre ; vouloir l’emporter sur tous, et chercher à raffiner dans les choses militaires, c’est risquer de ne pas égaler les grands maîtres, c’est s’exposer même à rester infi-niment au-dessous d’eux, car c’est ici où ce qui est au-dessus du bon n’est pas bon lui-même.
Remporter des victoires par le moyen des combats a été re-gardé de tous temps par l’Univers entier comme quelque chose de bon, mais j’ose vous le dire, c’est encore ici où ce qui est au-dessus du bon est souvent pire que le mauvais. Prédire une vic-toire que l’homme ordinaire peut prévoir, et être appelé univer-sellement expert, n’est pas le faîte de l’habileté guerrière. Car soulever le duvet des lapins en automne ne demande pas grande force ; il ne faut pas avoir les yeux bien pénétrants pour décou-vrir le soleil et la lune ; il ne faut pas avoir l’oreille bien délicate pour entendre le tonnerre lorsqu’il gronde avec fracas ; rien de plus naturel, rien de plus aisé, rien de plus simple que tout cela.
Les habiles guerriers ne trouvent pas plus de difficultés dans les combats ; ils font en sorte de remporter la bataille après avoir créé les conditions appropriées.
Ils ont tout prévu ; ils ont paré de leur part à toutes les éventualités. Ils savent la situation des ennemis, ils connaissent leurs forces, et n’ignorent point ce qu’ils peuvent faire et jus-qu’où ils peuvent aller ; la victoire est une suite naturelle de leur savoir.
Aussi les victoires remportées par un maître dans l’art de la guerre ne lui rapportaient ni la réputation de sage, ni le mérite d’homme de valeur.
Qu’une victoire soit obtenue avant que la situation ne se soit cristallisée, voilà ce que le commun ne comprend pas.
C’est pourquoi l’auteur de la prise n’est pas revêtu de quel-que réputation de sagacité. Avant que la lame de son glaive ne soit recouverte de sang, État ennemi s’est déjà soumis. Si vous subjuguez votre ennemi sans livrer combat, ne vous estimez pas homme de valeur.
Tels étaient nos Anciens : rien ne leur était plus aisé que de vaincre ; aussi ne croyaient-ils pas que les vains titres de vail-lants, de héros, d’invincibles fussent un tribut d’éloges qu’ils eussent mérité. Ils n’attribuaient leur succès qu’au soin extrême qu’ils avaient eu d’éviter jusqu’à la plus petite faute.
Éviter jusqu’à la plus petite faute veut dire que, quoiqu’il fasse, il s’assure la victoire ; il conquiert un ennemi qui a déjà subi la défaite ; dans les plans jamais un déplacement inutile, dans la stratégie jamais un pas de fait en vain. Le commandant habile prend une position telle qu’il ne peut subir une défaite ; il ne manque aucune circonstance propre à lui garantir la maîtrise de son ennemi.
Une armée victorieuse remporte l’avantage, avant d’avoir cherché la bataille ; une armée vouée à la défaite combat dans l’espoir de gagner.
Ceux qui sont zélés dans l’art de la guerre cultivent le Tao et préservent les régulations ; ils sont donc capables de formuler des politiques de victoire.
Avant que d’en venir au combat, ils tâchaient d’humilier leurs ennemis, ils les mortifiaient, ils les fatiguaient de mille manières. Leurs propres camps étaient des lieux toujours à l’abri de toute insulte, des lieux toujours à couvert de toute sur-prise, des lieux toujours impénétrables. Ces généraux croyaient que, pour vaincre, il fallait que les troupes demandassent le combat avec ardeur ; et ils étaient persuadés que, lorsque ces mêmes troupes demandaient la victoire avec empressement, il arrivait ordinairement qu’elles étaient vaincues.
Ils ne veulent point dans les troupes une confiance trop aveugle, une confiance qui dégénère en présomption. Les trou-pes qui demandent la victoire sont des troupes ou amollies par la paresse, ou timides, ou présomptueuses. Des troupes au contraire qui, sans penser à la victoire, demandent le combat, sont des troupes endurcies au travail, des troupes vraiment aguerries, des troupes toujours sûres de vaincre.
C’est ainsi que d’un ton assuré ils osaient prévoir les triom-phes ou les défaites, avant même que d’avoir fait un pas pour s’assurer des uns ou pour se préserver des autres.
Maintenant, voici les cinq éléments de l’art de la guerre :
I. La mesure de l’espace.
II. L’estimation des quantités.
III. Les règles de calcul.
IV. Les comparaisons.
V. Les chances de victoire.
Les mesures de l’espace sont dérivées du terrain ; les quantités dérivent de la mesure ; les chiffres émanent des quantités ;
les comparaisons découlent des chiffres ; et la victoire est le fruit des comparaisons.
C’est par la disposition des forces qu’un général victorieux est capable de mener son peuple au combat, telles les eaux contenues qui, soudain relâchées, plongent dans un abîme sans fond.
Vous donc, qui êtes à la tête des armées, n’oubliez rien pour vous rendre digne de l’emploi que vous exercez. Jetez les yeux sur les mesures qui contiennent les quantités, et sur celles qui déterminent les dimensions : rappelez-vous les règles de calcul ; considérez les effets de la balance ; la victoire n’est que le fruit d’une supputation exacte.
Les considérations sur les différentes mesures vous conduiront à la connaissance de ce que la terre peut offrir d’utile pour vous ; vous saurez ce qu’elle produit, et vous profiterez toujours de ses dons ; vous n’ignorerez point les différentes rou-tes qu’il faudra tenir pour arriver sûrement au terme que vous vous serez proposé.
Par le calcul, estimez si l’ennemi peut être attaqué, et c’est seulement après cela que la population doit être mobilisée et les troupes levées ; apprenez à distribuer toujours à propos les mu-nitions de guerre et de bouche, à ne jamais donner dans les ex-cès du trop ou du trop peu.
Enfin, si vous rappelez dans votre esprit les victoires qui ont été remportées en différents temps, et toutes les circonstan-ces qui les ont accompagnées, vous n’ignorerez point les diffé-rents usages qu’on en aura faits, et vous saurez quels sont les avantages qu’elles auront procurés, ou quels sont les préjudices qu’elles auront portés aux vainqueurs eux-mêmes.
Un Y surpasse un Tchou. Dans les plateaux d’une balance, le Y emporte le Tchou. Soyez à vos ennemis ce que le Y est au Tchou.1
Après un premier avantage, n’allez pas vous endormir ou vouloir donner à vos troupes un repos hors de saison. Poussez votre pointe avec la même rapidité qu’un torrent qui se précipi-terait de mille toises de haut. Que votre ennemi n’ait pas le temps de se reconnaître, et ne pensez à recueillir les fruits de votre victoire que lorsque sa défaite entière vous aura mis en état de le faire sûrement, avec loisir et tranquillité.

De la contenance

Sun Tzu dit : Généralement, le commandement du grand nombre est le même que pour le petit nombre, ce n’est qu’une question d’organisation. Contrôler le grand et le petit nombre n’est qu’une seule et même chose, ce n’est qu’une question de formation et de transmission des signaux.
Ayez les noms de tous les officiers tant généraux que subal-ternes ; inscrivez-les dans un catalogue à part, avec la note des talents et de la capacité de chacun d’eux, afin de pouvoir les em-ployer avec avantage lorsque l’occasion en sera venue. Faites en sorte que tous ceux que vous devez commander soient persua-dés que votre principale attention est de les préserver de tout dommage.
Les troupes que vous ferez avancer contre l’ennemi doivent être comme des pierres que vous lanceriez contre des œufs. De vous à l’ennemi, il ne doit y avoir d’autre différence que celle du fort au faible, du vide au plein.
La certitude de subir l’attaque de l’ennemi sans subir une défaite est fonction de la combinaison entre l’utilisation directe et indirecte des forces.2
Usez généralement des forces directes pour engager la ba-taille, et des forces indirectes pour emporter la décision. Les ressources de ceux qui sont habiles dans l’utilisation des forces 2 Directe : fixer et distraire. Indirecte : rompre là où le coup n’est pas anticipé indirectes sont aussi infinies que celles des Cieux et de la Terre, et aussi inépuisables que le cours des grandes rivières.

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