La richesse de la pauvreté
« L’argent ne fait pas le bonheur… de ceux qui ne l ’ont pas » . A cette boutade du célèbre comédien français Coluche, répond une autrede l’intellectuel béninois Albert Tévoedjre :« Pauvreté, richesse des nations ». Quand au grand penseur noir américain Borgy, il résumait sa vie mais aussi ces deux pensées en disant : « Je suis riche de rien du tout et rien du tout c’est plein de richesse pour moi. Je n’ai pas de mulet, je n’ai pas de voiture … Je n’ai pas de tracas. »
Mais, concrètement, dans notre vie de tous les jours, en ces durs moments où le pouvoir d’achat chute vertigineusement et sans arrêt ; en ce durs moments où le chômage frappe inexorablement pendant que les persp ectives de l’emploi fondent comme beurre au soleil ; en ces moments où des familles ne peuvent plus payer la scolarité de leurs enfants, voire leurs ordonnances, peut-on être riche de rien du tout et être heureux ?
La pauvreté peut-elle être une richesse ?
A première vu, la réponse est non. Un non catégorique. Pourtant, toutes ces pensées sont mûres et requièrent notre attention.
Dès que nous cessons d’être riches dans notre pauvreté, des nantis s’enrichissent de notre dénuement. Nous devons être riche de notrerien du tout, le transformer, le modeler, le broyer afin qu’il devienne riche de tout.
En ces pénibles moments, la tendance, l’instinct est de vendre notre pauvreté, au moins offrant parfois, aux marchands d’illusions et de promesses souvent, orfèvres d’une politique génératrice de pauvreté et assassine despeuples.
Nous devons être riche de notre pauvreté : qu’est–àdire ? Simple : nous devons assumer notre pauvreté, pas avec la passivité et larésignation de l’esclave. Mais nous devons la faire nôtre et la gérer dans un combat quotidien, notre combat, le combat.
Nous devons vivre intensément notre pauvreté, la polir, l’embellir, pas dans un orgueil idiot qui consiste à dire : «Je suis pauvre, mais je suis fier de moi. Je suis pauvre, mais je défie les riches. Je suis pauvre, mais je peux faire comme les riches. » Nous montrons par ces propos que nous subissons notre pauvreté, nous en sommes complexés.
Gérer sa pauvreté, l’assumer, la polir, l’embellir,en être riche ; C’est simplement en être conscient et se battre pour en tirer le maximum de richesse grâce au travail qu’elle nous impose chaque jour. Le travail.
Etre riche de sa pauvreté, c’est ne jamais céder àla tentation facile de « vendre l’Etre du profit de l’Avoir. » Tous les bonheurs ont créé la joie. Mais la richesse de la pauvreté assure la plénitude de l’Homme. Faisons-enune raison de vivre. Le combat.
La haie
Savez-vous ce que l’argent représente dans un pays pauvre ? L’argent dans un pays pauvre et l’argent dans un riche, ce sont deux choses bien différentes. Dans un pays riche, l’argent est un bout de papier avec lequel on fait ses courses… Dans un pays pauvre, l’argent est une haie toujours fleurie, merveilleuse, qui fait rêver, et qui vous sépare de tout. A travers la haie, on ne voit pas amper la pauvreté, on ne sent pas la puanteur de la misère, on n’entend pas la voie des laissés-pour-compte. Mais vous savez que ça existe, et vous êtes fier de votre haie… » (in Kappuscinski, Le Négus).
La haie. Notre démocratie est derrière une haie fleurie. En considérant les élections municipales qui viennent de se tenir dans notre pays, il n’ya plus de doute : l’argent fait désormais l’office de programme politique au Burkina. C’est le meilleur argument pour tout politicien qui veut des voix. C’est une règle générale perturbée par quelques exceptions –rarissimes- d’intégrité. L’argent, c’est l’argument au pays « des hommes intègres ».
Soit ! C’est normal. Le Burkina n’est pas le seul p ays où l’argent absous tous les crimes. Ici, comme ailleurs, il n’a pas d’odeur. Ni le sang qui a giclé à flots des corps par les trous des kalachnikovs ou des mitrailleuses, ni la bave et les urines des torturés à mort ne laissent un relent. La haie demeure fleur ie. Sans odeur.
Cependant, toutes les fleurs vivent l’espace du matin. Le soir venu, elles se fanent. Et elles vont se faner. Tel est leur destin.
Parce que ces genres de haies qui les abritent ne résistent pas au Temps.
Parce que tous ceux qui ont bâti leur avenir politi que sur l’achat des consciences, comme sur la terreur, ont toujours échoué. Lamentablement.
Parce que l’argent, comme tous les autres biens matériels, crée en l’Homme un besoin inassouvi, insatiable. Plus, plus, et encore plus. L’homme corrompu est un maitre chanteur. Les dons passés ne comptent pas.
Certes, une myopie intellectuelle peut déboucher sur ce raisonnement : Dans un pays de plus en plus pauvre comme le Burkina, il suffit et il suffira d’avoir de l’argent pour faire taire tout le monde, pour avoir tous les Burkinabè dans sa poche.
Nous avons même annoncé l’avènement de cette ploutocratie, c’est-à-dire ce règne de l’argent, en se basant sur la paupérisation quasi générale de nos populations. Mais nous avons oublié d’ajouter que la ploutocratie, qui se fonde sur la misère du plus grand nombre, sera obligée de s’appuyer sur la violence pour exister. Elle est elle-même violence. Or la violence est le premier signede la faiblesse. Quand les « forts » sont faibles, ils s’abritent forcement derrière une haie.
On affirme souvent détenir le pouvoir au moment où on commence à le perdre. La haie, sous la pression du plus grand nombre, s’écroule alors. Une haie, ca se brise toujours.
Le vernis
L’enveloppe, la couverture, l’emballage, bref, le v ernis.
Une société de vernis. La nôtre !
Nous tenons au vernis, à l’emballage. A tous les ni veaux et sur tous les plans. Sur le plan moral, par exemple, nous sommes nombreux à vit upérer contre les détourneurs de deniers publics. Nous sommes légion à fermer nos narines au passage des tenants du pouvoir et à hurler que le régime est pourri, corrompu, voleur et népotiste.
Mais, au fond de l’enveloppe, en grattant le vernis, nous nous découvrons rasant les murs des couloirs, hantant les bureaux de ces pourris et de ces corrompus pour solliciter un bon d’essence ou un billet de banque… ou tout simplement pour demander de couvrir un détournement ou d’enrayer une action en justice contre un parent, un ami ou un complice. Une fois satisfaits, nous revêtons l’emballage, nous ressortons brillant de tout notre vernir, pour dénoncer les pourris et les corrompus qui pillent et tuent le Burkina.
A l’analyse de la situation de notre pays, il faut s’interroger sur notre comportement général. En effet, tout le monde crie au vol, au pillage, aux détournements impunis et aux méfaits de la politique des feuilles. Mais le régime corrompu jouit-il seul des fruits de la corruption, des vols et des détournements ? Le pouvoir choisit-il tout seul d’être népotiste, d’être corrompu de consciences ? Envoiet-il la police ou la gendarmerie remettre les dons, aides et enveloppes ? Questions. Chacun de nous présente un emballage propre, un vernis de qualité. Nous constituons à une société de théâtre et de cirque.
Sur le plan économique, l’emballage brille de mille et un feux. Malgré la situation économique désastreuse, voire catastrophique, pourles salariés et les non salariés, nous ne constatons pas de grands changements dans les comportements de beaucoup
de burkinabè des villes. Malgré la dévaluation durancsf CFA et ses conséquences, les « pagneuses » de Wax hollandais font d’excellentes affaires et les « au revoir la Belgique » continuent d’affluer. Les brochettes et la bière à 10 heures gardent la même chaleur et la même fraîcheur.
« Les choses sont devenues très dures », mais la fumée des maquis et des buvettes, avec ses forts relents de piment et d’huile brulés, continue à envoyer ses mêmes volutes dans les airs, annonçant les carpes de la K ompienga.
Cette politique de vernis ou de l’apparence est encore plus développée au niveau de nos responsables. La seule chose qui tienne chez eux, c’est le désir (disons, la passion) de régner et de mourir au pouvoir. Leurs discours,qui rappellent de temps en temps au peuple qu’il a des dirigeants, ne sont que du vernis, un emballage solide pour leur propre préoccupation : vivre ! Leurs soucis : le sexe, les boissons rares et le calcul de leur fortune tout en se gavant de mets pantagruéliques.
A leur décharge : notre cirque à nous, notre théâtre, notre vernis, notre emballage. Aujourd’hui, rien ne peut faire croire réellement à nos responsables que la majorité est très mécontente et découragée par le pouvoir en place. Rien ne peut les convaincre que la situation est explosive. Rien ! Absolument rien !
Quand un régime arrive à se convaincre que tout ce qu’un peuple a de plus représentatif (intellectuels, artistes, religieux)peut s’acheter comme de la banane, il est illogique de lui demander une autre chose que de régner dans le vernis.
Pour gagner le salut de ce pays, quittons notre emballage, abandonnons l’enveloppe, ayons le courage de nous dire : nous sommes tous complices dans ce vernis.
L’Indépendant n°112 du 26 septembre 1995
La chute
Grands et petits, riches et démunis, chacun se ditpréoccupé par le développement de la corruption. Une phrase récurrente traduit toutes ces inquiétudes : « C’est grave, cette histoire de corruption ! »
Lorsqu’on sait que, traditionnellement, les Africains en général, et les Burkinabè en particulier aiment dire que « ca va !» (Même quand parfois, visiblement, ils sont dans les flammes), il ya de quoi s’inquiéter quand un Burkinabè accepte de dire ouvertement d’un phénomène :« C’est grave ! »
Et cette expression revient fréquemment quand on parle de la corruption. Il semblerait que nos autorités en soient arrivées à la phase de la question essentielle qui sied en pareilles circonstances : Que faire ?
La réponse est logique : il faut faire cesser la corruption. C’est aussi simple que cela.
Par le « Décret n°…PRES/ …/ Il est mis fin à la corruption au Burkina Faso. Tou t contrevenant s’expose à de lourdes peines… » Simple !!! L’Etat est fort, il décrète, il met tout le monde au pas, il a le monopole de la violence pour les récalcitrants. Il a créé une police et une armée pour s’en servir. Alors, il n’a qu’à s’en servir. S’il le veut,
à partir de cet instant, il met fin à la corruption . « Le président de la République du Burkina, par un décret, vient de mettre fin à la corruption dans son pays », reprendront tous les medias nationaux et étrangers.Facile ! Très facile !!!
Que faire ? IL n’ya que cela à faire, logiquement. Décréter lafin de la corruption. Mais si ce n’était que cela… S’il suffisait simplem ent de désirer pour pouvoir…
Le régime du président Compaoré commence-t-il à comprendre que la voie empruntée est celle de la perdition ? Nous croyons qu’il ne le sait pas. Ou qu’il ne le croit pas. Comme tous les citoyens de ce pays qui subissent la corruption, les hommes au pouvoir aussi s’en plaignent : « C’est vrai, il faut qu’on résolve le phénomène dela corruption. Maintenant, c’est trop ». Cela semble vouloir dire qu’avant c’était mieux, que c’était mesuré, qu’il s’agissait d’une corruption honorable. Mais maintenant…
Le pouvoir sait ce qu’il fait. Il doit être instrui de la sagesse africaine qui dit : « L’homme mûr regarde là où il a trébuché et non là où il est tombé ». L’obstacle, cause de la chute, reste là où on a trébuché. Le lieu de la chute peut être un terrain lisse.
Et le président Compaoré, dans cette chute qu’est al corruption, sait qu’il a trébuché d’abord en lui-même. Ce fut ensuite le tour de son entourage immédiat et éloigné. L’obstacle majeur et originel était là, bien implanté.
Il était fait de la volonté d’amasser de l’argent,encore de l’argent, toujours de l’argent, plus ce désir épicurien de jouir de la vie dans tous ses aspects. Cette volonté farouche que rien ni personne ne devrait pouvoir arrêter defaire toute la vie un « samedi soir sur la terre », pour emprunter l’expression de Francis Cabrel. Alors, rien ni personne n’arrêta cette volonté. Tout est né de là.
Dans cette philosophie, le peuple n’a pas eu de place. Le devoir et la responsabilité non plus. C’est bien là que le pouvoir a trébuché pour chuter plus loin dans le sable mouvant de la corruption.
Ce n’est point pour donner ou de proposer des solutions que nous écrivons. Le pouvoir actuel est sorti d’une révolution. Même s’il n’y croyait pas, il s’avait au moins qu’il ya autre chose que la vie pour soi, tout à moi, tout e n moi, rien que moi. Il ya eu un choix. Le président Compaoré et son régime ont choisi.
Nous tirons une seule leçon des inquiétudes exprimées par les uns et les autres devant le développement fulgurant de la corruption. Une leçon de taille qui vaut pour chacun de nous. Et pour mieux la saisir il faut considérerle phénomène dans tous ses aspects. La corruption n’est pas tombée du ciel, tout d’un coup. Nous avons assisté à son développement. Nous avons encouragé, tous autant que nous sommes, sa croissance par notre silence, notre indifférence ou notre participation. Et nous avons trouvé, au départ, des excuses, ou plus exactement une excuse suprême: « la corruption est partout ». « C’est un phénomène mondial. » « Chez nous encore, ça vaut mieux qu’ailleurs. » Nous sommes aujourd’hui victimes des comparaisons.
Dans la vie des individus et des peuples, les échecs viennent souvent des comparaisons. Quelle que soit la situation d’un homme, il doit éviter de se satisfaire dans la comparaison. Nous avons appelé cela la vie au rétroviseur, qui permet de surveiller la marche des autres. « Je suis corrompu. Mais je ne suis pas seul. Et au sommet de la pyramide, c’est l’enrichissement tous azimuts ».
La conclusion s’impose : « Je ne suis pas le seul ».
Comme s’il suffisait de ne point être le seul pourtout justifier.
S’il en était ainsi, pourquoi nous plaindrions-nous ? Individuellement, chacun de nous n’est point le seul corrompu. Le Burkina connaît la corruption comme le Bénin, la Côte d’Ivoire… Nous ne sommes pas seuls, il n’ya do nc pas à se plaindre. Pourtant, c’est ce que nous faisons.
La perdition des individus et des peuples nait des comparaisons mal placées, comme si chacun de nous n’avait pas une conscience et une volonté lui permettant de juger. En poursuivant cette logique, nos dirigeants ont bel et bien raison de nous priver de la Démocratie : ils ne sont pas les seuls à adopter cette politique de la pseudo-démocratie. Et logiquement, nous ne devons pas nous plaindre : nous ne sommes pas les seuls à les subir.
C’est par là que nous avons trébuché. C’est notre point de chute. Il faut se relever. L’Indépendant n°215 du 07 octobre 1997