Le Togo face à la mémoire du passé colonial allemand

Le maniement de la mémoire coloniale côté allemand

L’intérêt principal de ce travail est, comme l’indique le titre, d’étudier la mémoire togolaise de la colonisation allemande à travers l’exemple des événements du centenaire. Cependant, ces échéances impliquent évidemment deux pays, et si la mémoire coloniale allemande n’est pas au coeur de notre sujet, son omniprésence dans les événements nous pousse à nous y intéresser de manière plus approfondie que nous ne l’avons fait jusqu’ici. En effet, de manière évidemment différente qu’au Togo, la mémoire coloniale allemande comporte, comparée à celle de la plupart des anciennes puissances colonisatrices, des aspects spécifiques. Elle est partagée d’une certaine manière entre une mémoire récente « grand public », qui se caractérise surtout par son inexistence, et par une mémoire plus liée à la période suivant immédiatement le traité de Versailles. Celui-ci justifia la répartition des colonies allemandes entre les puissances victorieuses, entre autres par la brutalité particulière de la colonisation allemande. Cette affirmation fut traitée de « mensonge colonial », Koloniallüge, par les courants coloniaux « revanchistes », qui militèrent pour récupérer les anciennes colonies. Puisque la responsabilité de la guerre fut aussi rattachée aux expansions impérialistes d’une Allemagne « retardataire » (c’est-à-dire arrivée après les autres puissances impérialistes) qui aurait bousculé l’équilibre, cette bataille contre le « mensonge colonial » est aussi accompagnée d’efforts pour démontrer la présence précoce d’Allemands notamment en Afrique.
Dans le cas de la colonisation du Togo, cette mémoire est amplifiée d’un élément particulier, celui de la Musterkolonie, que nous avons déjà envisagé à plusieurs reprises. Le terme apparaît pour la première fois le 10 novembre 1894 dans la Kölnische Zeitung204, mais se popularise surtout à partir du milieu des années 1900. Surtout, le sens de ce concept évolua. Pendant les années 1890, il s’agissait surtout de parler de l’absence de résistance militaire majeure et de la relative autonomie économique. Le Togo était décrit comme une « colonie modèle » en réponse à des critiques par rapport aux finances et ressources humaines englouties par les colonies. Les guerres violentes contre les Nama et Herero dans l’actuelle Namibie et contre la révolte mayi-mayi dans l’actuelle Tanzanie, respectivement de 1904 à 1908 et de 1905 et 1907 changent le discours. L’aspect « modèle » revendiqué du Togo devient alors aussi synonyme d’un bien-être des colonisés, d’un avantage réciproque de la colonisation. Si contrairement à d’autres colonies, il n’y a pas de révoltes semblables au Togoland (ce qui ne veut évidemment pas dire qu’il n’y eut absolument aucune révolte), ce serait bien parce que les Togolais étaient satisfaits de la colonisation. Le terme de Musterkolonie est resté associé à l’image du Togo, mais il a aussi été appliqué à la colonie de Quingdao (Tsingtao en transcription allemande), sous contrôle allemand de 1897 à 1914205. Voyons tout d’abord comment cette mémoire apparaît à travers les discours du « centenaire » que nous avons déjà étudiés.
Nous avons déjà vu que le discours à Lomé joue aussi sur le terrain de la mémoire togolaise, qui intègre le traité de protectorat comme pierre fondatrice de la nation togolaise, comme lorsque Siegfried Lengl décrit les discussions entre Mlapa III et Gustav Nachtigal (qui n’ont jamais eu lieu ainsi) comme les « premières discussions officielles entre gouvernements206 ». Nachtigal y est d’ailleurs présenté comme « grand chercheur de l’Afrique 207», ce qui est non seulement loin d’être juste, mais qu’on peut aussi interpréter comme une tentative de mettre en valeur des Allemands dans les « grandes découvertes », et d’insister ainsi sur leur rôle précoce dans l’histoire coloniale. Cette question de la présence précoce de l’Allemagne en Afrique est moins mise en avant que d’autres aspects que nous avons vus, peut-être parce que la date de la signature du traité de protectorat cristallise l’attention. On la retrouve essentiellement dans la brochure munichoise (et en moindre mesure dans celle de Bonn) et dans les discours d’ouverture de l’exposition de Bonn.
Nous l’avons vu dans le discours de l’historien Walther Hubatsch, qui va même au-delà de cet effort jusqu’à centrer son discours sur une « réhabilitation » de la politique coloniale de Bismarck. En effet, celle-ci étant vue comme réticente à s’engager dans des prises de possessions trop coûteuses, il s’engage à prouver le contraire. Il tente de remettre Bismarck au centre d’une politique coloniale européenne dans le congrès de Berlin et la conférence du Congo : « Dès 1878, le ministre des affaires étrangères français est plein d’espoir que ‘‘le Congrès sous la présidence du chancelier allemand de l’Empire sera la meilleure caution d’une issue heureuse’’, en quoi il n’eut d’ailleurs pas lieu d’être déçu208. »
Il va jusqu’à attaquer ceux qui s’opposèrent aux premières « lettres de protection » en 1884, « des députés du Reichstag qui se disaient progressistes » et « qui ne s’étaient pas encore déshabitués des horizons rétrécis du particularisme allemand209 ». Cette insistance sur la politique coloniale de Bismarck peut paraître surprenante (surtout qu’elle peut sembler déplacée lors de l’ouverture festive d’une exposition du Togo et de l’Allemagne). Cependant, il s’agit pour Hubatsch aussi de produire un contre-discours à l’un des aspects du traité de Versailles, qui sous-entendait que la politique impériale, « en retard » et peu habile, aurait poussé à la guerre. Il cherche ainsi à démontrer le contraire, notamment en citant Gladstone, qui aurait dit de la politique coloniale bismarckienne que« rien ne pourrait être plus raisonnable, et plus amical 210».
Une bonne partie reste néanmoins dédiée à démontrer la présence précoce de commerçants et de missionnaires allemands. Il remonte jusqu’au XVIe siècle, quand « des chercheurs allemands s’étaient aussi embarqués à bord des vaisseaux portugais » et quand « des érudits de Nuremberg travaillaient à l’élaboration de la mappemonde et du globe terrestre211 ». Hubatsch poursuit avec les premiers comptoirs et forteresses construits par Frédéric-Guillaume en 1681 et 1687, la présence de scientifiques allemands, dont Carl Ritter et Heinrich Barth, et les sociétés missionnaires « dès le 18e siècle » (même si les premières dates qu’il nomme commencent en 1829). La démarche de revendiquer une légitimité historique à la colonisation allemande, non pas vis-à-vis d’une critique de la colonisation mais vis-à-vis de la remise en question de « l’ancienneté de l’impérialisme allemand » est d’ailleurs assumée.
Il faut dire qu’une partie du discours mémoriel prononcé par des Allemands comporte des éléments qui sont plutôt des concessions à leurs interlocuteurs que des éléments intégraux de la mémoire coloniale allemande. En particulier, le fait de représenter la signature du traité de protectorat comme un contrat entre deux émissaires de souverains nationaux, « l’Empire allemand (mandataire : le chercheur de l’Afrique Gustav Nachtigal) et le roi du Togo (mandataire : Plakko, porteur du bâton du roi Mlapa)231 ». Le fait d’insister sur la relative égalité des signataires fait certes partie de la mémoire coloniale allemande, mais il s’agit ici, comme dans d’autres discours du centenaire de faire apparaître le roi Mlapa comme le souverain de ce qui devient avec la signature le Togoland, alors que son pouvoir politique est extrêmement limité. Mlapa comme représentant une sorte de proto-nation togolaise, qui prend le 5 juillet 1884 la forme d’une nation moderne, c’est l’acte d’équilibriste qu’exécutent les dirigeants togolais dans la plupart des discours rapportés ou archivés.
Le 5 juillet, non pas comme début de la colonisation, mais d’un côté des relations amicales avec l’Allemagne, et de l’autre comme début de la construction de la nation togolaise. Cette idée revient dans plusieurs discours allemands, il serait néanmoins faux de l’attribuer à une mémoire coloniale allemande. C’est bien une représentation togolaise qui est reprise par commodité diplomatique. Même pour la représentation de Nachtigal, on peut estimer que c’est le cas. De nombreux ouvrages allemands aiment à rappeler que le mandat impérial n’était absolument pas destiné au Togo, mais essentiellement à la ratification des possessions allemandes au Cameroun et en Namibie. Le fait que le contrat signé à Baguida ait surtout été le fruit d’une initiative personnelle est pourtant peu mentionné côté allemand, et pas du tout côté togolais; comme si le fait que la période coloniale, dont les deux acteurs semblent si fiers, soit non pas le fruit d’une politique consciente de l’Empire allemand, mais bien plus d’une initiative personnelle, puisse ternir sa postérité, du moins du côté du Togo.
Avant de passer à un autre sujet, notons ici que la mémoire que nous avons décrite ci-dessus, concerne une partie infime de la population. Contrairement au Togo, où la germanophilie que nous avons relevée constitue en effet une sorte de « consensus politique » largement répandu dans la population, la lutte contre le « mensonge colonial », la vision de la Musterkolonie, et les autresaspects que nous avons vus, sont des sujets de débat relativement réservés à une élite intellectuelle et politique. Le « roman national » allemand est bien plus concentré sur une histoire de repentir collectif à la suite du fascisme. Le passé plus lointain, et a fortiori le passé colonial, est relativement obscurci par le nazisme, la shoah et la deuxième guerre mondiale. La mémoire collective de la colonisation est donc pour ainsi dire absente, puisque la plus grande partie de la population allemande ignore que l’Allemagne a été une puissance coloniale.
Les acteurs que nous voyons ici s’intègrent dans un débat mémoriel qui est celui de l’entre deuxguerres et des suites du traité de Versailles. Oublié par la majorité de la population, ce débat est mobilisé ici par des personnages plus âgés, dont la vie politique s’est faite dans une continuité entre la république de Weimar, le national-socialisme, puis la Bundesrepublik. Pour prendre un exemple, le premier chancelier allemand d’après-guerre, Konrad Adenauer, avait été vice-président de « l’association coloniale allemande » de 1931 à 1933. D’autres acteurs moins âgés ont grandi dans la période suivant immédiatement le traité de Versailles (Walther Hubatsch et Franz-Josef Strauß sont tous deux nés en 1915), et plusieurs d’entre eux, et plus généralement une partie conséquente du personnel politique allemand, surtout conservateur, a fait ses armes dans la Wehrmacht et les organisations de jeunesses fascistes (en particulier le secrétaire général de la BTG, Sepp Prentl).
C’est donc un milieu particulier, âgé, conservateur, et faisant partie des classes dirigeantes, qui poursuit un débat mémoriel qui s’est éteint depuis plusieurs décennies dans la mémoire collective plus large.

Les frictions autour de la mémoire

La célébration des relations germano-togolaises se fait dans une apparence d’accord total et d’homogénéité relative dans les deux pays, du moins au niveau des gouvernants. En effet, nous avons vu que la préparation et le déroulement ne suscitent pas de conflits majeurs. Néanmoins, il est évident qu’autour des enjeux mémoriels se créent des frictions, qui apparaissent plus ou moins ouvertement. A l’intérieur du Togo, même si le parti unique se donne une apparence monolithique, qui n’est pas que de façade ; entre les différentes composantes du pouvoir allemand ; et finalement entre les deux acteurs.
Ces désaccords, ou points de frictions, que nous voulons voir brièvement ici, concernent tout d’abord la sphère restreinte du pouvoir étatique. Nous allons par la suite nous intéresser spécifiquement à la manière dont les acteurs « non-étatiques » réagissent aux événements, et s’en saisissent.
Voyons tout d’abord la situation au Togo. En effet, l’omniprésence du RPT rend relativement peu probable l’émergence de conflits qui éclateraient au grand jour. Les cas que nous avons vus auparavant sont pour la plupart des simples tournures de phrase qui interrogent quant à de possibles divergences d’opinion.
Nous avons par exemple pu voir qu’Apedo Amah expliquer dans son discours à Bonn que « cet événement dans l’histoire des relations germano-togolaise, […] était plus dicté par la nécessité que par la libre volonté 232». Cette nuance tranche avec une partie très médiatisée du discours d’Eyadéma, qui affirme la libre volonté réciproque à l’origine du protectorat. Cependant nous avons aussi vu que cette nuance est relativisée, voir niée, plusieurs fois dans la suite du discours. Il est évident que dans le régime à parti unique, résolument tenu par les dirigeants du RPT, même de petites divergences peuvent être significatives. Néanmoins il faut admettre qu’il est impossible de tirer des conclusions certaines par rapport à de réels désaccords ou conflits à partir de tournures de phrases qui ne diffèrent qu’en nuances.
La seule divergence que nous pouvons relever se trouve à cheval entre l’appareil d’État et la société civile. En amont des festivités du « centenaire », un séminaire de trois jours est organisé à l’Université du Bénin à Lomé, sous le titre «Le Togo depuis la conférence de Berlin : 1884- 1914 »233. Le rapport de chercheurs allemands qui y ont participé détaille d’un côté la censure politique qui empêche une réelle étude historique du passé allemand234, et de l’autre une vision plus nuancée, et plus critique, de la colonisation allemande. Comme dans de nombreux régimes plus ou moins autoritaires, l’État exerce un contrôle relativement fort sur les universitaires, et la pénétration entre ceux-ci et le personnel politique peut être relativement forte235. Néanmoins, il semblerait exagéré de parler d’une contestation intérieure au régime. Nous le notons donc ici en tant que principal désaccord, qui semble avoir suscité certains débats et avoir ponctuellement eu une influence politique, mais nous nous réservons les détails du fond de ce désaccord pour une prochaine partie.
L’intérêt même de ce travail repose principalement sur le postulat de base que la mémoire de la colonisation allemande au Togo, et en moindre mesure la mémoire coloniale en Allemagne, relèvent un certain nombre de particularités par rapport à d’autres anciennes colonies (ou a contrario d’anciennes puissances colonisatrices). Le « centenaire » nous permet d’observer un échantillon de ces éléments spécifiques, et de voir comment cette mémoire est mobilisée à des fins politiques et économiques.
Pour le Togo, nous avons donc pu voir que le passé colonial allemand est mobilisé comme une période d’essor économique, comme un exercice du pouvoir dur, mais juste. En même temps, la signature du traité de protectorat est aussi considérée comme point de départ d’une histoire nationale. Contrairement à la colonisation française, la vision de la période allemande est donc essentiellement positive. Les éléments de la violence coloniale sont «réinterprétés » en vertus, et le mythe de la Musterkolonie utilisé pour appuyer le caractère d’État-modèle postcolonial.
En Allemagne, si la majorité de la population ignore jusqu’à l’existence d’un passé colonial allemand, et qu’une bonne partie des discours constituent surtout une vision « classique » de la colonisation comme oeuvre civilisatrice, malgré quelques exactions avouées, d’autres éléments plus anciens reviennent dans certains discours. La lutte contre le « mensonge colonial », les accusations de Versailles envers une Allemagne « indigne » de possessions coloniales, et la volonté d’ancrer l’histoire coloniale allemande dans un passé le plus lointain possible.
Une mémoire très marquée par l’entre-deux-guerres, qui est même reprise par certains discours togolais insistant sur la présence de forts brandebourgeois dès le XVIIe siècle. De même, certains discours allemands reprennent la volonté togolaise de faire du 5 juillet la pierre fondatrice d’une histoire nationale.
Dans les deux cas, cette mémoire tranche avec celles de pays comparables. En Allemagne, un mélange d’amnésie et de volonté de réhabilitation portent à l’extrême des aspects répandus dans l’histoire coloniale. Et au Togo, le roman national habituel d’anciennes colonies, souvent tissé autour des luttes pour l’indépendance, est renversé totalement par cette assimilation du discours colonial allemand.
Ces deux mémoires n’existent donc pas que séparément, elles s’enrichissent réciproquement, du moins à l’occasion de ces commémorations communes. Elles restent cependant distinctes, et paradoxalement c’est le fait que le Togo considère la période de colonisation de façon plus positive que son ancien colonisateur qui mène à des frictions. Ces légères nuances, parfois alimentées par des malentendus diplomatiques, n’empêchent cependant pas que les deux pays se retrouvent en 1984 dans une série d’échéances mémorielles communes, et que les deux utilisent leur passé commun, ou plutôt sa mémoire, pour cimenter leurs relations politiques et économiques.

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