Le langage comme lieu de révélabilité de l’être

L’entrelacement entre l’être et le langage

La question de l’être et celle du langage sont si intiment entrelacées que la disparition du rapport de l’homme à l’être est à la fois la raison de notre inintelligence de l’essence du langage comme de la déchéance générale à laquelle succombe notre parler. Ce qui signifie qu’il existe une corrélation intime entre l’essence historiale de l’être et l’essence historiale du langage que certains commentateurs n’hésitent pas à qualifier de dialectique.
C’est ici que se pose pour la première fois expressément le problème du tournant décisif où la pensée ontologique de Martin Heidegger a l’air de se muer en philosophie du langage, voire en philologie, l’ontologie se faisant ouvertement « grammatologique » et « étymologique ». En effet, Heidegger, en alliant dans sa propre ontologie la question de l’être à la question du langage, laisse transparaître en miniature que la quête d’un rapport plus originel à l’être est intimement liée à la question de l’être du langage. Autrement dit, il semble que bien que la reconquête d’une authentique ontologie soit en même temps la reconquête d’une langue authentique et par suite peut-être la restauration d’un rapport authentique avec l’être du langage, qui ne peut se faire qu’au sein même du langage, voire même dans la langue dans laquelle l’être se dit à nous. Ce qui tient en vérité à dire que Martin Heidegger nous invite explicitement à affronter résolument le vide ontologique laissé par la mort de la métaphysique. Dans le fond, c’est à un renouvellement de la question de l’être à partir du questionnement de type grammatologique. Car la question du langage ou du sens de l’être et la question de l’être du langage finissent par se rejoindre au point fixe extrême où la première paraît s’effacer une fois pour toutes, à cette place incomparable qui se donne de plus en plus comme le vide qu’occupe dans les langues indo-européennes le mot, en apparence insignifiant et pourtant de valeur insigne « être ». Ce renouvellement n’est-il pas le signe que l’être et son dire se trouvent si imbriqués et entrelacés originairement dans un entrelacement mystérieux ?
N’est-ce pas cet entrelacement qui resserre, rétrécit et rend difficile la vision directe à travers ce qui s’entrelace, qui poussera Heidegger à prétendre dénouer ou délier cet entrelacs inextricable, en partant de sa thèse sur la signification multiple des catégories d’Aristote chezDuns Scot ?

L’homme comme « diseur de l’être »

De tous les êtres vivants, l’homme est le seul être à « posséder » la parole parce qu’il articule du sens et le partage avec les autres. La parole manifeste l’être du monde, l’être de l’homme et l’être de la pensée. Pour les anciens, « la parole est l’expression sonore et la communication des émotions et fluctuations intimes de l’homme »272 disait Heidegger et Aristote fut le premier à penser à cette interprétation triviale de la parole à travers son traité

De l’interprétation. Apprécions un extrait de ce traité 

« Les sons émis par la voix sont les symboles des états de l’âme, et les mots écrits les symboles des mots émis par la voix. Et de même que l’écriture n’est pas la même chez tous les hommes, les mots parlés ne sont pas non plus les mêmes, bien que les états de l’âme dont ces expressions sont les signes immédiats soient identiques chez tous, comme sont identiques aussi les choses dont ces états sont les images.»273
Ce qui revient à dire que la parole est un signe ; elle exprime quelque chose et en tant que moyen d’expression, elle sert à communiquer. Selon Heidegger, cette interprétation ancienne de la langue n’est pas fausse, mais elle demeure fondamentalement insuffisante et c’est pourquoi elle nécessite d’être complétée par cette formule : « la parole est parlante »274 apparemment énigmatique pour certains et sur laquelle nous reviendrons plus tard.
Dans Être et Temps, Heidegger affirme que le Dasein a la parole. Or le propre de la parole, c’est de nommer. Nommer, au sens premier, ne signifie pas simplement donner un nom, mais d’abord convoquer dans la présence, faire apparaître, montrer, bref, faire advenir.
Nommer, n’est-ce pas alors l’appel qui rend plus manifeste ce qui est appelé ? La parole, à travers l’appel, convoque, c’est-à-dire fait venir à la clairière ce qu’elle nomme pour la rendre plus visible comme la merveille des merveilles. Ainsi, parler, dans sa teneur phénoménologique, ne veut aucunement dire exprimer un sens ou une essence, mais plutôt faire apparaître une chose et dès lors que la parole est marquée du sceau de l’authenticité, la chose apparaît dans son être-même ou bien dans sa « choséité », c’est-à-dire comme une chose en tant que chose. C’est pourquoi Heidegger peut dire, dans une célèbre formule, que « le langage est la maison de l’être.»
Proprement saisie, nous entendons par cette formule que l’homme par la parole de sa langue habite dans le destin que l’être lui adresse. Cette découverte a jeté beaucoup d’eau dans le moulin de la pensée heideggérienne en ce que le rapport voilé et inaccessible entre parole et être a fini par venir au jour à travers des détours et des fourvoiements.
L’éclat de cette lumière a été rendue possible grâce à l’herméneutique comme méthode de recherche. L’expression « herméneutique » dérive du verbe grec έρμηνεύείν (hermeneuin). Ce dernier se réfère au substantif έρμηνεύς (hermeneus) que l’on peut rapprocher du dieu Ερμής (Hermes), en un jeu de la pensée plus obligeant que la rigueur de la science. Hermes est le messager des dieux. Il porte l’annonce du destin ; έρμηνεύείν est la mise au jour qui porte à la connaissance pour autant qu’elle est en état de prêter l’oreille à une annonce. Une telle mise au jour devient exégèse de ce qui a été dit par les poètes, eux qui selon le  mot de Socrate dans le dialogue Ion de Platon, sont les messagers des dieux276. De tout cela, il ressort clairement que ce qui est herméneutique veut dire non pas d’abord interpréter, mais plutôt porter annonce et apporter connaissance. Dès lors, la pensée phénoménologique de Être et Temps, dont la thématique de « parole et être » restait à l’arrière-plan, se comprend aisément comme portée au jour de l’être de l’étant assurément plus à la manière de la métaphysique, mais de telle sorte que l’être vienne à paraître. L’êtremême – cela veut dire : la présence du présent, la venue en présence de ce qui vient en présence – c’est-à-dire la duplicité des deux à partir de la simplicité. Cette simplicité, voilà ce qui, s’adressant à lui, requiert l’homme d’être par rapport à son déploiement. En toute clarté, l’homme est ainsi homme dans la mesure où il prend parole en répondant à la parole de la duplication, la faisant connaître en ce qu’elle annonce. Sous quel mode advient cette annonce ? Le mode du dire !
L’homme dit l’être comme le juge dit le droit. « Le penseur dit l’être et le poète nomme le Sacré »277, dit Heidegger dans une formule qui définit à la fois l’oeuvre du penseur et la vocation du poète. Dire l’être est le propre du penseur, de l’homme. Car « la pensée, obéissant à la voix de l’être, cherche pour celui-ci la parole à partir de laquelle la vérité de l’être vient au langage.»
Pour Heidegger, à l’homme est confiée l’humble tâche de ramasser et de recueillir l’insigne trésor de ce que la parole essentielle lui enjoint de dire. En disant l’être, l’être n’estil pas la visée de l’homme ? Bâtir sur de simples mots l’édifice de la pensée n’est pas la tâche du penseur mais plutôt briser et c’est cet acte de briser qui est le pas propre qui fait retourner sur le chemin de la pensée.
L’homme est un diseur de l’être. Le dire de l’être fait de l’homme un « porte-parole », non pas conduisant la parole et en la forçant à aller là où elle ne veut ni ne peut aller, mais en se faisant l’interprète de ce que la parole essentielle lui commande de dire. Ce qui montre que la langue restera l’élément de la pensée comme l’eau est l’élément du poisson.
Mais comment le penseur doit-il se prendre pour remplir sa mission de diseur de l’être ? La visée de l’être n’apparaît-elle pas comme réplique à l’appel de l’être ? Heidegger, dans les dernières lignes de la conclusion sur La doctrine de Platon sur la vérité, affirme avec force que la première étincelle de la lumière sur la vérité ne peut venir au jour sans l’éclatement de la détresse, détresse où ce n’est plus comme toujours l’étant seul, mais pour une fois l’être qui mérite d’être visé par nos questions. Plus clairement dit, nous, les mortels d’aujourd’hui, sommes invités à faire un dépassement ou plutôt un retournement au sens d’un retour à l’origine originaire, à l’essentiel, au philosopher grec, bref à l’être luimême comme ce qui est digne d’être pensé, car dans le fond, la pensée est pensée de l’être ou encore la pensée, dans sa quête et sa recherche, est en perpétuelle visée de l’être en tant qu’origine de la vérité.
Le terme apparemment courant et traditionnel de « visée » (Sicht) nécessite ici une élucidation, car il prête à confusion. Par visée, Heidegger met en relation le Dasein et le souci de voir qui habite foncièrement l’être de l’homme, d’après Aristote. Le « voir » ne désigne pas du tout la perception oculaire encore moins la pure saisie insensible d’un étant-là devant.Mais pour les Grecs, seul le souci de voir dévoile l’être et l’être est ce qui se montre dans une perception intuitive. Ainsi, l’originale et authentique vérité repose dans la pure intuition.
Pour ne pas couper les ponts avec cette thèse qui fut longtemps le soubassement de la philosophie occidentale, Heidegger préconise la réunion des termes « voir » et « visée » en une formule assez ample dans l’optique d’atteindre ainsi en un terme universel tout accès à l’étant et à l’être. Ce terme, nous l’avons plusieurs fois entendu, il s’agit de l’entendre. Et le développement de l’entendre se nomme en langage heideggérien l’explicitation. En cette explicitation, « l’entendre fait sien ce qu’il entend en entendant.»
Pour Heidegger, l’oeil ne se réduit pas à la rétine, à un organe enregistreur. L’oeil ne voit pas seulement, il cherche et dépiste des possibilités ; ce qu’on appelle « chercher du regard ». Et puis, « l’oeil écoute ». Dire que « l’oeil écoute », cela ne signifie nullement que l’oeil posséderait des oreilles pour capter les sons émis par l’être, mais au contraire que l’oeil prête son attention à l’être ou il suit l’être comme un aveugle se laisserait « conduire » par son guide. Mieux encore l’oeil est aux aguets ou au poste de guet de l’être. Ainsi la visée de l’être ne consiste pas à tirer ou à décocher des flèches en direction de l’être comme le ferait l’archer pour l’abattre, mais plutôt à prêter une attention bienveillante en direction du lieu de la venue de l’être. C’est aussi suivre attentivement l’être du regard sans jamais le quitter comme le berger veille soigneusement sur son troupeau. Dorénavant, le regard de l’homme doit être re-dirigé et re-fixé sur l’être comme les sentinelles gardent la ville contre toutes les forces ennemies pouvant surgir à tout instant. En procédant de la sorte, l’homme retourne à l’essentiel, à son fondement originaire qu’il avait délaissé pendant longtemps. Ce retour est le signe de la réplique à la revendication, à l’appel appelant de l’être : l’homme ne vit plus dans l’asservissement de la publicité et sous la dictature du On, mais dans la proximité du plus proche. Le lointain se fait proche pour que le proche vive à jamais dans le lointain comme par le passé.

La parole parlante : vérité sur l’être

Nous arrivons maintenant à la dernière marche de notre recherche et la question décisive reste pourtant celle-ci : quelle est la provenance originelle de l’être comme vérité ? Interroger en direction de l’assise racinale ou encore du lieu ontologique, c’est-à-dire le site originaire de l’être, c’est d’abord retourner nos pas vers là où, à proprement parler, nous avons déjà séjourné. C’est indiquer à l’homme là même où il a déjà séjourné afin d’y retourner et établir sa demeure à nouveau. C’est dans le fond, une invitation non seulement à retrouver le séjour où l’être de l’homme se déploie en propre, mais aussi la contrée comme lieu de recueillement, et où la pensée devient pensée authentique et la parole devient parlante, c’est-à-dire peut devenir dicible, visible, montrable, perceptible et laisse apparaître l’être dans sa donation soustrayante ou de l’appropriation entendue au sens premier de l’Ereignis.
Originellement, le site (Ort) désigne la pointe de la lance. C’est en lui que tout vient se rejoindre. Le site recueille en soi comme au suprême et à l’extrême. Ce qui recueille, ainsi, pénètre et transite tout le reste. Comme lieu du recueil, le site ramène à soi, maintient en garde ce qu’il ramène, non pas sans doute à la façon d’une enveloppe hermétiquement close, car il anime de transparence et de trans-sonance ce qui est recueilli, et par là seulement le libère en son être propre.
Revenons maintenant à la formule énigmatique et paradoxale selon laquelle « la parole parle » ou « la parole est parlante » pour entendre ce qu’elle dit. Comment nous tirer de ce paradoxe qui veut que ce soit le langage qui parle et non pas l’homme qui sait pourtant qu’il est le sujet de la parole et le seul parlant ? Parler qu’est-ce donc sinon une activité accomplie par l’homme ? Saisi en son sens premier, ce paradoxe dit que le parler des hommes a son fondement ultime dans le parler effectif du langage lui-même. Le parler du langage a son site dans le parlé, dans la parole dite où le parler se recueille et déploie son être essentiel, où il se trouve pour ainsi dire à l’abri puisqu’il s’y trouve accompli en tant que parler. Aux yeux de Heidegger, l’homme n’est plus cet étant qui possède le langage et la parole, mais qu’il est le « lieu » même où se dit le discours du langage. Le langage n’est plus un instrument aux mains de l’homme lequel s’enorgueillit de savoir le manier, mais par un retournement allant s’accentuant devient le vrai lieu de son séjour sur cette terre, le lieu de son existence où il habite et où se découvrent devant lui les sites au milieu desquels se déploiera son être-aumonde.
Par ce retournement, le sujet parlant, c’est-à-dire l’homme ne devient ce qu’il est qu’à condition de s’assujettir au parler et le plus souvent en se faisant le simple écho de la vérité de l’être : il devient alors le « diseur » de l’être. L’homme, le « diseur », qui sait qu’il est dans l’obédience du dire et du parler de sa langue, s’efface au profit du sujet écoutant, et enfin au profit du silence éloquent où retentit le dire authentique de la langue dont les poètes et les penseurs sont les vrais porte-parole.

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