RÉSULTATS
Couplage fonctionnel entre les canaux TREK et les récepteurs opioïdes
Afin de déterminer s’il existe une relation entre les canaux TREK et la morphine, nous avons étudié par la technique de patch-clamp en configuration potentiel imposé sur cellule entière l’effet de la morphine sur les courants TREK dans des systèmes d’expression hétérologue.
Pour cela, nous avons co-exprimé les canaux TREK dans des cellules COS avec les récepteurs opioïdes et mesuré l’activité des canaux TREK par des rampes continues de potentiel imposé de – 100mV à +50mV en présence ou non de morphine à 10μM. L’ouverture des canaux va entraîner un redressement de la courbe courant/voltage. Nous avons contrôlé la présence des canaux TREK dans les cellules par l’application d’acide arachidonique (AA) 10μM, un fort activateur de ces canaux.
Le canal TREK-1 et les récepteurs opioïdes
Nous avons d’abord observé l’effet de l’application de morphine sur les courants TREK-1en co transfectant les cellules COS-7 avec le canal TREK-1 et le récepteur μOR.
L’application de morphine augmente significativement les courants TREK-1 (Figure 26 A, B et C). Cet effet est bien spécifique du canal TREK-1 puisqu’il est absent dans des cellules non transfectées. De plus, l’activation de TREK-1 par la morphine n’est pas une activation directe ducanal car elle nécessite la présence des récepteurs μOR dans les cellules.
Le récepteur μOR est le principal responsable de l’analgésie induite par la morphine (Matthes et al., 1996) mais le récepteur δOR est lui aussi capable d’induire cette analgésie (Gaveriaux-Ruff et al., 2011; Marker et al., 2005; Pacheco et al., 2012a, 2012b). De plus, ces deux récepteurs sont couplés aux mêmes voies de signalisation intracellulaire, via Gi/Go. Nous avons donc voulu déterminer si le couplage fonctionnel que nous avons observé entre TREK-1 et le récepteur μOR qui conduit à l’activation de TREK-1 en réponse à la stimulation du récepteur par la morphine,existait également entre le canal TREK-1 et le récepteur δOR. Lorsque le canal TREK-1 et le récepteur δOR sont coexprimés dans des cellules COS, l’application de morphine active les courants TREK-1 (Figure 26 D).
Dans un système d’expression hétérologue, il existe donc un couplage fonctionnel entre le canal TREK-1 et les récepteurs opioïdes μOR et δOR.
Implication de TREK-1 dans l’activité de la morphine sur les neurones de corne dorsale de moelle épinière
La morphine, via ses récepteurs μOR et δOR, diminue l’excitabilité des neurones dans la corne dorsale de la moelle épinière (Glaum et al., 1994; Grudt and Williams, 1994). Les canaux TREK-1 et les récepteurs μOR étant tous deux exprimés dans la corne dorsale de la moelle épinière (Mansour et al., 1995; Talley et al., 2001), nous avons voulu déterminer si TREK-1 peut être un des effecteurs de l’activité de la morphine dans des neurones de moelle épinière. Nous avons observé par imagerie calcique la réponse de neurones de moelle de souris sauvages ou TREK-1-/- à l’application de glutamate 10μM en présence ou en absence de morphine 10μM. Nous avons choisi de stimuler les neurones avec le glutamate parce que c’est le principal neuromédiateur excitateur de la moelle épinière et le neuromédiateur impliqué dans la transmission du message nociceptif provenant des afférences primaires sur les neurones de la corne dorsale de la moelle épinière. Le glutamate en application de courte durée, moins d’une minute, agit essentiellement sur les récepteurs ionotropiques iGluR excitateurs dépolarisants qui stimulent les neurones et activent l’influx de calcium extracellulaire. Les récepteurs GluN (récepteurs NMDA) et certains sous-types de récepteurs GluA, qui ne contiennent pas la sousunité GluA2 et sont essentiellement présents dans les interneurones, sont perméables au calcium et participent directement à l’augmentation de la concentration de calcium intracellulaire en réponse au glutamate (Gielen, 2010). Notre hypothèse est que la morphine, agissant sur les récepteurs μ ou δOR, pourrait stimuler l’activité du canal TREK-1 hyperpolarisant inhibiteur pour s’opposer et réduire la dépolarisation des neurones et l’influx de calcium extracellulaire en réponse au glutamate.
Nous avons mesuré les variations de la concentration de calcium intracellulaire dans des cultures primaires de neurones de moelle épinière grâce à une sonde calcique fluorescente, le FURA-2. L’intensité basale de fluorescence des neurones chargés de Fura-2, qui est une indication de la concentration de calcium intracellulaire au repos dans les neurones, est enregistrée pendant 1min, puis une solution de glutamate à 10μM est appliquée sur les neurones pendant 1min ce qui induit une augmentation de la concentration de calcium dans les cellules. Une solution de glutamate 10μM et morphine 10μM est ensuite perfusée sur les cellules. Ces mesures sont réalisées en parallèle sur des cultures de neurones de souris sauvage et de souris TREK-1-/-. Près de 100% des neurones de moelle épinière en culture, indépendamment du génotype, répondent à l’application de glutamate (10 μM) par une augmentation significative de la concentration intracellulaire de calcium (augmentation du ratio de fluorescence du Fura-2, (Figure 28), ceci, bien que la constitution de la moelle épinière est très complexe et que plusieurs populations de neurones sont présentes dans les cultures primaires de neurones de moelle. Nous avons mesuré, pour chaque génotype, l’inhibition du signal calcique induit par la morphine sur la réponse au glutamate (% d’inhibition) et la fraction de neurones dont la réponse calcique est diminuée d’au moins 20% par la co-application de morphine et de glutamate par rapport à la réponse calcium au glutamate.
Implication de TREK-1 dans l’effet de la morphinesur les neurones de DRG
J’ai ensuite étudié le rôle du canal TREK-1 dans l’effet inhibiteur de la morphine dans les neurones de DRG. Pour cela nous avons étudié en imagerie calcique la thermosensibilité des neurones de DRG de souris sauvages et TREK-1-/- en culture primaire en conditions basales ou en présence de morphine à 10μM. Les variations de la concentration de calcium intracellulaire des neurones de petit diamètre (<20 μm), qui correspondent aux neurones nociceptifs, ont été étudiées en réponse à une augmentation de la température du milieu de perfusion baignant les neurones de 30°C à 48°C. Les mesures sont faitesen conditions basales pendant 1min à 30°C, température de la peau, puis le milieu extracellulaire perfusé sur les cellules est chauffé jusqu’à 48°C en moins d’une minute avant de redescendre à 30°C (Figure 30).
DISCUSSION
Par des approches électrophysiologiques nous avons pu mettre en évidence un couplage fonctionnel entre les canaux TREK-1 et TREK-2 et les récepteurs opioïdes μ dans des lignées cellulaires COS-7. Par une technique d’imagerie de fluorescence du calcium intracellulaire, nous avons également montré que le canal TREK-1 est impliqué dans les effets inhibiteurs de la morphine sur les réponses des neurones.
Ces résultats ont été corrélés par une étude comportementale réalisée sur les souris TREK-1-/- et TREK-2-/- en parallèle par une collaboration avec l’équipe du Pr. Alain Eschalier du Laboratoire de Pharmacologie Fondamentale et Clinique de la Douleur (INSERM U766) de Clermont Ferrand. Différents tests de douleur provoquée par des stimuli thermique ont été réalisés sur les souris sauvages et TREK-1-/- afin d’évaluer l’impact de la délétion du canal TREK-1 sur l’activité analgésique de la morphine chez les souris. La thermosensibilité des animaux a été mesurée par les tests de l’immersion de la queue et de la plaque chaude. Le premier test consiste à immerger la queue de l’animal dans un bain à température contrôlée (ici 46°C) et de mesure la latence de retrait de la queue qui correspond au seuil de douleur. Pour le second test, la souris est placée sur une plaque chauffée (52°C) et le seuil de douleur correspond au temps à partir duquel l’animal commence à présenter des signes douloureux (agitation, sauts ou léchage des pattes). L’effet analgésique de la morphine a été déterminé en calculant la variation des latences pré- et post-injection de morphine pour chaque animal.
Dans les deux tests, l’injection systémique de morphine à 3 et 5mg.kg-1 induit une forte analgésie chez les animaux sauvages qui est significativement diminuée chez les animaux TREK-1-/- (Figure 32) (Devilliers et al., 2013). Ces mêmes expériences ont été réalisées en conditions pathologiques, dans des modèles de douleur post-opératoire (modèle de Brennan) et de douleur neuropathique (ligature du nerf sciatique). Pour ces deux modèles, l’analgésie induite par la morphine est fortement réduite chez les souris TREK-1-/- par rapport aux souris sauvages (Devilliers et al., 2013) (Figure 33). Ces résultats nous montrent que le canal TREK-1 est impliqué dans l’analgésie thermique provoquée par la morphine en conditions physiologiques et pathologiques. L’injection de fentanyl, un agoniste sélectif des récepteurs μOR, provoque également une analgésie qui est réduite chez les souris TREK-1-/- (Devilliers et al., 2013), ce qui nous indique que cet effet est principalement dû à l’activation du récepteur μOR.
L’étude du couplage fonctionnel entre TREK-1 et le récepteur μOR semble indiquer que l’activation de TREK-1 passe par l’action de la protéine Gi couplée au récepteur opioïde. Cette protéine, via l’inhibition de la voie de l’adénylate cyclase, réduit la phosphorylation du canal TREK- 1 par la PKA levant ainsi son inhibition. L’ouverture du canal hyperpolarise le neurone et diminue son excitabilité, à l’origine de l’analgésie. Nous avons pu montrer dans un système d’expression hétérologue que l’activation de TREK-1 par la morphine nécessite la sérine 333, principale sérine phosphorylée par la PKA. Cela suggère que le couplage fonctionnel entre TREK-1 et le récepteur μOR passe par la voie de l’inhibition de l’adénylate cyclase par la protéine Gi, et la diminution de l’activité PKA. Il faudrait confirmer cette hypothèse dans un contexte neuronal, mais il est difficile d’enregistrer in situ les courants de fond.
Nos résultats ont mis en évidence l’implication du canal TREK-1 dans l’analgésie par la morphine au niveau des neurones de moelle épinière. Chez les souris TREK-1-/-, on observe une diminution de l’effet de la morphine sur l’excitabilité de ces neurones. Mais l’effet ne disparaissant pas totalement, cela suggère que TREK-1 n’est pas le seul effecteur de la morphine au niveau central. Ceci est cohérent avec les données précédemment publiées qui ont montré que, dans la moelle épinière, la morphine peut activer d’autres canaux potassiques : les canaux KATP et les canaux GIRK (Asano et al., 2000; Marker et al., 2004, 2005). Les canaux GIRK ont été particulièrement impliqués dans l’effet central de la morphine (Marker et al., 2005). Nos collaborateurs ont observé que l’injection intrathécale de tertiapine, un inhibiteur des canaux GIRK, ne réduit que partiellement l’effet analgésique de la morphine administrée à une dose de 5mg.kg-1 mais n’affecte pas l’analgésie induite par une dose plus faible (3mg.kg-1) (Devilliers et al., 2013). Les canaux GIRK seraient donc principalement impliqués dans l’analgésie par la morphine à fortes doses, ce qui est en adéquation avec la littérature (Cruz et al., 2008), alors que le canal TREK-1 intervient à des doses plus faibles.
Contrairement à ce que nous avons observé dans les neurones de moelle, la délétion du canal TREK-1 supprime l’effet analgésique de la morphine sur les neurones sensoriels de DRG.
Cela suggère que TREK-1 est nécessaire et suffisant à l’analgésie thermique induite par la morphine en périphérie. Il avait été montré récemment que les canaux GIRK2 étaient eux aussi impliqués dans ce mécanisme (Nockemann et al., 2013). Néanmoins, alors qu’ils sont présents chez l’homme et le rat, les canaux GIRK2 ne semblent pas être exprimés dans ces neurones chez la souris (Nockemann et al., 2013) et n’interviendraient donc pas dans l’effet de la morphine dans cette espèce. Une autre étude a montré que les canaux KATP pourraient eux aussi intervenir dans l’effet périphérique de la morphine (Rodrigues and Duarte, 2000), mais cette étude n’a évalué que l’analgésie mécanique de la morphine dans des conditions d’inflammation. Il est donc possible que le canal TREK-1 ne soit responsable que de l’analgésie thermique ou qu’il n’intervienne pas dans des conditions d’inflammation, et que d’autres canaux soient impliqués, comme les canaux KATP.
L’ensemble de cette étude a révélé le canal TREK-1 comme un effecteur majeur des récepteurs μOR dans l’analgésie par la morphine. Les récepteurs μOR sont responsables à la fois des effets analgésiques et des effets secondaires délétères de la morphine (Matthes et al., 1996).
Pourtant, l’étude comportementale des souris TREK-1-/- réalisée par nos collaborateurs a montré que les principaux effets secondaires de la morphine (dépendance, dépression respiratoire et constipation) sont toujours présents chez les souris KO (Devilliers et al., 2013). Le canal TREK-1 joue donc un rôle majeur dans l’effet antalgique de la morphine mais n’intervient pas dans ses effets secondaires délétères. TREK-1 est donc une cible de choix dans le développement de nouveaux antalgiques puissants et dénués d’effets secondaires.
Le canal TREK-2 est également activé par la morphine et, du fait des nombreuses propriétés structurelles et fonctionnelles qu’il partage avec TREK-1, pourrait lui aussi être un effecteur de l’effet analgésique de la morphine. Avant de tenter de répondre à cette question, nous avons voulu déterminer quel était le rôle du canal TREK-2 dans la douleur. Alors que nous savons que TREK-1 et TRAAK sont impliqués dans la perception polymodale de la douleur, le rôle de TREK-2 dans la nociception était jusqu’à présent inconnu. La seconde partie de mon projet de thèse a porté sur l’étude de l’impact de la délétion du canal TREK-2 sur la perception douloureuse.