Quatre enseignements de l’affaire DSK NAULLEAU
Voilà qui t’inspire, au moins, même si je t’en laisse l’entière responsabilité ! De mon point de vue, pas mal d’enseignements à tirer de cette nouvelle péripétie également, dans un registre très différent, tu t’en doutes… D’abord, confirmation que la littérature française ne parvient plus à se mettre sous tension que dans les registres mineurs –provisoirement (ou définitivement) sortis de l’Histoire, nos écrivains ne semblent reprendre vie qu’au contact du fait divers et de l’intime. À comparer avec ce qui nous est récemment parvenu de l’étranger, Ville des anges de Christa Wolf, passionnante réflexion d’une écrivaine d’Allemagne de l’Est sur la dictature et la responsabilité des intellectuels engagés, bilan d’une vie sur le point de s’achever et d’un pays rayé de la carte. Quand la lumière décline d’Eugen Ruge, toujours l’Allemagne de l’Est à travers quatre générations d’une même famille, savant désordre narratif et solde pour tout compte de l’utopie d’une autre Europe née après la Seconde Guerre mondiale. Ou encore Joseph Anton de Salman Rushdie, vingt ans passés sous le signe de la fatwa pour ce natif du cancer. Et on pourrait allonger la liste à l’infini. Mais si l’on tombe d’accord avec Michel Leiris pour voir dans la littérature un moyen de se mesurer à la corne du taureau, celle qu’ont dû affronter les trois auteurs cités n’était certes pas en mousse et menaçait à tout moment de les éventrer pour de bon.
SORAL
Pour Salman Rushdie, permets-moi de douter du sérieux de l’affaire. Cette provocation anti-musulmane, la première d’une longue liste qui s’inscrivait déjà dans la stratégie du « choc de civilisations » voulue par les néoconservateurs, a surtout permis à cet écrivain inconnu à l’Ouest de devenir une star, à cette tête de cafard d’épouser un mannequin, à ce suceur de sionistes de fréquenter Bernard-Henri Lévy ! Il est d’ailleurs toujours vivant, que je sache ? Riche et bien gras, non ? Objectivement, on peut donc dire que cette fatwa voulue et provoquée a été la chance de sa vie…
NAULLEAU
La chance d’une carrière, si tu y tiens… Une moitié d’existence dans la peur et la clandestinité, c’est tout de même cher payé. Rien de tel dans l’affaire qui nous occupe : Marcela Iacub a d’ailleurs préféré toréer un cochon, ce qui est tout dire. Ce qui n’a pas empêché le livre de recevoir un accueil plus délirant que Rushdie, Wolf, Ruge et tant d’autres réunis. Tendance lourde, vieux tropisme, si j’en crois la réponse que me fit, voilà quelques années, un écrivain d’outre-rideau de fer, le Hongrois Péter Esterházy, quant à la réception de son œuvre en différents pays : « J’ai été frappé par la différence des questions qui m’étaient posées de part et d’autre de la frontière franco-allemande.
Les questions allemandes tournent toujours autour des relations entre la réalité et la littérature – ce qui signifie que mes interlocuteurs m’interrogeaient constamment sur l’Histoire, du fait que l’Histoire est pour eux une question problématique. Les Français avaient pour leur part l’air de considérer l’Histoire comme une réalité certes indiscutable, avec laquelle on entretient bien sûr certaines relations, mais au fond pas si importante, et surtout pas si redoutable que ça. Comme si, selon une conception occidentale, l’Histoire faisait partie du paysage, tandis qu’en Europe centrale elle évoquait plutôt un monstre ou un esprit qui apparaissait soudainement de temps à autre et dont l’apparition avait des conséquences épouvantables. »
Papa, maman, la bonne (Nafissatou Diallo) et moi, je crains décidément que la littérature française ne sorte pas avant longtemps du tout-à-l’égout et du tout-à-l’égo.
SORAL
Je suis moins passionné de littérature que toi, mon truc c’est plus la philosophie, la sociologie, l’économie, l’histoire… Et justement, ces catégories m’ont appris, à travers notamment l’œuvre du jeune Lukàcs (le rival juif hongrois d’Heidegger) L’Âme et les formes et La Théorie du roman, que l’œuvre de fiction était, dans cette société sans Dieu qu’est notre société bourgeoise, l’expression de sa conscience douloureuse et de l’évolution de cette conscience…
Et si l’on compare Balzac et Céline à Angot et Iacub, on assiste à un effondrement. Un effondrement de la conscience, de la littérature et du style… Les trois choses étant indissociables selon Lukàcs, ce qui me paraît assez juste…
On vit donc, en France, une période d’effondrement de la conscience et de la morale, l’une n’allant pas sans l’autre. Une période de mensonge et de trahison des promesses ambigües des Lumières, dont la figure la plus représentative, sur le plan du peu de conscience et du peu de morale authentique, est la jeune femme de gauche à prétention féministe, ou encore le gay, ce qui revient au même !
Une période où le clerc est tellement en porte-à-faux face à ses promesses historiques non tenues, qu’il ne peut plus se regarder en face, même pour pleurnicher comme François Mauriac. Alors quand les moins pires se taisent, cessent d’écrire, les pires sombrent dans l’hystérie et l’hypernarcissisme. Avec Angot (de son vrai nom Schwartz), on avait déjà les deux, mais il semble que la Iacub veuille s’attaquer au record !
Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que le milieu de l’édition a tellement conscience de cet effondrement qu’il en vient à rééditer les maudits ! La correspondance
Morand/Chardonne pour Gallimard, Les Décombres de Lucien Rebatet chez Flammarion… pour redonner un peu d’âme et de sang, un peu de virilité à cette littérature qui faisait la fierté de la classe cultivée française et qui, sous Sollers puis Savigneau, est devenue une pure affaire de snobs et de bonnes femmes. Un truc qui a remplacé le tricot, le fricot !
Dégradation du débat intellectuel
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Deuxième enseignement majeur : la dégradation du débat intellectuel. Il fut un temps où la presse de gauche bruissait des querelles entre Jean -Paul Sartre et Raymond Aron. Les fleurons historiques de cette même presse ont cette fois retenti des bisbilles entre Marcela Iacub et Christine Angot. Philippe Lançon ayant eu, dans les pages de Libération, la mauvaise (mais juste) idée de placer celle-ci et celle-là parmi les représentantes d’une « littérature expérimentale », aux côtés de Michel Houellebecq, Régis Jauffret ou Catherine Millet, la reine Christine s’est fendue d’une pleine page dans Le Monde où elle brandit l’inceste dont elle fut victime comme d’autres exhibent leur légion d’honneur, dit tout le mal qu’elle pense du livre de Iacub, qu’elle n’a pourtant pas lu, en citant les extraits parus dans Le Nouvel Observateur, et exige qu’on lui restitue le sceptre dérobé par l’usurpatrice, un sceptre dont on peut supposer qu’il possède la forme d’un balai à chiottes. Qu’on veuille bien se rappeler au passage que dans Libération, encore, son dernier et fort dispensable roman (Une semaine de vacances) fut élevé à la dignité de grand-livre politique au motif qu’un des personnages ouvrait un journal à la Une duquel était annoncée la mort du général Franco. Ce qui invite à s’interroger aussi sur la décadence d’une certaine f(r)ange de la critique littéraire.
SORAL
Je crois que sur ce sujet on dit à peu près la même chose. J’en reviens encore à la sociologie et à l’économie. N’oublions pas que la littérature est aussi un commerce. Un petit commerce de luxe par et pour la bourgeoisie (comparable pour son chiffre d’affaires à celui de la fleur coupée) dont le critique est un rouage. Il remplit la fonction du commercial !
Un : il ne peut pas trop cracher dans la soupe, sinon elle cesse de le nourrir.
Deux : le néolibéralisme anglo-saxon à l’œuvre en France contre l’âme française – ses humanités – depuis le plan Marshall, et pire encore depuis Reagan, a tellement fait le ménage pour faire taire toute protestation depuis le milieu des années 80 – le dernier à incarner cet esprit français fut, à mon avis, Jean-Edern Hallier (pas le Hallier des romans, celui de L’Idiot international) – qu’il n’y a pratiquement plus, dans le milieu du livre, que des vendus fatigués qui susurrent comme Philippe Tesson ou Jacques Julliard et des crétins qui parlent fort comme Régis Jauffret !
Il suffit de regarder, sur le site de l’INA, les archives des émissions littéraires des années 60, et même les « Apostrophes » des années 70-80 pour achever de s’en convaincre : ce qui s’était maintenu bon an, mal an, durant deux siècles, s’est effondré en vingt ans…
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Pas touche à Philippe Tesson !
Troisième enseignement : la version littéraire de certains des pires travers de l’art contemporain, à commencer par une inflation délirante du discours critique par rapport à l’importance de l’œuvre considérée (l’image qui me vient à chaque fois devant ce spectacle comique est celle de Charlot vêtu en forçat évadé du bagne sur lequel viennent s’empiler plusieurs dizaines de policiers qui continuent à s’agiter en tous sens alors que le taulard s’est depuis longtemps fait la malle). Marcela Iacub s’est, avec Belle et Bête, livrée à une manière de happening que n’aurait pas renié Cindy Sheridan. Après s’être glissée dans la peau d’une de ces femmes qui en pincent (registre modéré) pour les repris de justice, criminels divers et autres serial killers – lesquels, du fond de leur cellule, reçoivent, on le sait, quantité de lettres d’amour et même de demandes en mariage, elle a envoyé un message à DSK pour l’appâter, a ensuite joué à l’écrivain invisible qui refuse de commenter son livre (ce qui fait penser au You’ll never see my face in Kansas City de Chris Burden, ici adapté en Vous ne verrez jamais mon visage à la télévision) puis s’est coiffée d’un turban supposé cacher l’oreille que lui aurait arrachée l’ancien directeur du FMI durant leurs ébats (scène à coup sûr imaginaire). Quant à la seule question qui m’importe, à savoir ce que donne le texte produit par cette expérience, la réponse est sinon rien, du moins pas grand-chose. D’où mon amusement (I used to be disgusted, now I try to be amused, dit Elvis Costello dans une de ses
chansons) devant le déferlement des commentaires où la cuistrerie le dispute à la vacuité. Pitié pour les mouches ! En tant qu’amateur d’art moderne, je ne doute pas que tu sois sensible à cette dimension.
SORAL
Quand on entreprend d’écrire un livre, il me semble que c’est d’abord pour tenter de dire le vrai au service du bien. Décrire le réel au plus juste dans le but d’élever la conscience. La sienne d’abord, celle du lecteur ensuite. C’est de cette disposition et de cette exigence que sont nés les plus grands livres, de Balzac à Tolstoï, de Flaubert à Dostoïevski… Là, quelle que soit la répugnance qu’on ait pour DSK, on voit bien qu’il s’agit d’un « coup », dans les deux sens du terme.
Un coup d’édition journalistique, jouant sur le graveleux et le scandale, pour l’éditeur qui a besoin de se refaire – chacun sait que l’édition, pour avoir abusé de ce procédé depuis vingt ans, est au bord de la faillite…
Un coup pour la militante féministe qui veut se payer la caricature du mâle, mais pas quand ce mâle est tout-puissant – il aurait fallu l’oser quand DSK caracolait dans les sondages présidentiels, pas quand il était à terre. À terre et enterré. Ce qui est beaucoup plus répugnant.
Quant au critique, la seule façon de sauver le livre, de justifier ce qui ne devrait pas exister, c’est de jouer sur l’exigence de transparence démocratique, côté journalisme, et sur la performance transgressive, côté œuvre. La transgression, chère aux libertaires issus de 68 qui trônent au Nouvel Obs, étant toujours le truc pour justifier l’immoralité… Transparence : on dit tout, transgression, on ose tout ! Et on nage dans le parfait dégueulasse…
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Cela dit, et par parenthèse, il y avait moyen de tirer autre chose de Belle et Bête qu’une tempête dans un verre à dents, à condition d’en souligner ce qu’il recèle d’intérêt véritable, voire de charge subversive. D’abord, parce que personne n’a relevé le défi lancé par Tom Wolfe dans son très prémonitoire Bûcher des vanités, paru en 1987, personne n’est parvenu à dire « ce qui se produit quand le moi de quelqu’un – ou ce que l’on prend pour le moi de quelqu’un – n’est plus seulement une cavité ouverte au monde extérieur, mais qu’il devient un parc d’attractions où tout le monde, todo el mundo, everybody, vient folâtrer, en sautant et en riant, les nerfs à vif, les reins en feu, prêt à tout, tout ce que vous avez, rires, larmes, gémissements, excitations étourdissantes, spasmes, horreurs, n’importe quoi, le plus terrifiant sera le mieux. Ce qui signifie qu’il ne nous a rien dit sur l’esprit d’une personne placée au centre d’un scandale dans le dernier quart du XXe siècle. » Il suffisait de remplacer le dernier quart du XXe siècle par le premier quart du XXIe siècle, Dominique Strauss-Kahn par Sherman McCoy et de rappeler que le « héros » du roman se retrouve au centre d’un colossal chambard politico-sexuel pour avoir prétendument renversé un Noir du Bronx (étrange proximité lexicale et géographique avec l’affaire Nafissatou Diallo !). Au lieu de ça, la montagne du scandale sexuel a de nouveau accouché d’une souris : deux habituées des soirées bunga bunga de l’impayable Silvio Berlusconi ont tenté de faire carrière dans la chanson, la meilleure passeuse de l’équipe de France de football, j’ai cité Zahia, s’est lancée dans la lingerie fine et Marcela Iacub a enfin connu son premier succès de librairie.
Mais surtout, à ma connaissance, parce que personne n’a osé tirer les ultimes conséquences de cette pensée attribuée en page 85 par Marcela Iacub à Anne Sinclair : « Il n’y aucun mal à se faire sucer par une femme de ménage. » Que cette phrase ait été réellement prononcée lors de leur entrevue, ce qui paraît tout de même fort douteux, ou qu’elle soit pour l’auteur une manière de tirer une conclusion politique de l’affaire du Sofitel, il y a là, dans tous les cas, de quoi réactiver le concept, volontiers présenté comme moribond, de lutte des classes (mais demeuré fort vivace pour les femmes de chambre qui criaient en chœur Shame on you ! au passage de DSK). De quoi définitivement accréditer le divorce entre la grande bourgeoisie de gauche et les classes populaires (le droit de cuissage a été aboli, la fellation n’entre pas dans les attributions du personnel d’un hôtel, à moins d’entendre dans un sens extensif ce rappel adressé par Pionceux à une employée d’auberge dans Le Prix Martin de Labiche : « Vous êtes là pour distraire le voyageur ! »). Bref, de quoi conforter les analyses (celles de Michéa ou certaines des tiennes) qui estiment que le social-libéralisme est devenu l’irréductible ennemi du peuple. Social-libéralisme dont DSK fut l’un des hérauts et héros, notamment aux yeux du Nouvel Observateur, qui a pourtant allumé la mèche dans la péripétie qui nous occupe… En est-on véritablement parvenus à ce point dans ton esprit ?
SORAL
Connaissant le parcours intime de madame Rosenberg (le vrai nom pas du tout catholique de Madame Sinclair), cette phrase ne me paraît pas du tout impensable. Je dirais même qu’elle exprime parfaitement la vision du monde d’une grande bourgeoise juive, déclarant sans vergogne dans une interview (déclaration épinglée à l’époque par Pierre Desproges qui ne semblait pas particulièrement judéophile) qu’il ne lui viendrait pas à l’idée d’épouser un non-juif !
Ce qui pose problème, mais qui va justement me permettre de répondre à ta question, c’est la prétention de la dame et de sa tribu à représenter la gauche !
En quoi une rentière qui se prétend du peuple élu – donc d’une sorte d’aristocratie, puisqu’héréditaire et de droit divin, même si c’est une aristocratie sans noblesse – peut-elle se sentir de gauche ?
Ce que n’est pas censée faire, ou du moins pas de façon décomplexée, revendiquée, la grande bourgeoisie de droite catholique élevée dans la culpabilité ; cette honte de faire partie des marchands du temple et des Sodomites.
En fait, on a bien compris qu’il y a deux gauches, une gauche sociale qui est l’histoire du mouvement ouvrier, aujourd’hui sans représentants sérieux, et une gauche sociétale, culturo-mondaine – comme disait Michel Clouscard – qu’on n’ose pas trop définir plus avant. Je vais donc le faire !
Cette gauche caviar qui feint, pour des raisons de prise de pouvoir, d’avoir des sympathies pour le monde ouvrier, est en fait cette gauche juive, stratégiquement issue de l’affaire Dreyfus, et dont on sent que Michéa est à la limite de parler dans son dernier livre (s’il veut cesser de tourner en rond sur le libéralisme et approfondir encore, il y viendra…) . Cette gauche juive qui est en fait la droite économico-politique qui parachève sa prise de pouvoir sur la France chrétienne en achevant de marginaliser la droite catholique traditionnelle… Pour ça, elle s’appuie sur deux stratégies qui forment la mâchoire dans laquelle elle broie cette droite d’affaires traditionnelle catholique française : sa fausse prise de parti pour la gauche ouvrière, afin d’emmerder le patronat entrepreneurial – sachant qu’elle est plutôt de la droite financière et des services, donc masquée dans le combat de classes, et ses prises de position sociétales « progressistes » pour faire moderne, plaire aux jeunes et aux femmes, afin de cacher une position économique de droite (la prédation financière et le parasitisme) derrière des goûts de gauche : mariage pour tous aujourd’hui, hier abolition de la peine de mort, parité… Prises de position qui sapent par ailleurs la structure traditionnelle de la société, ce qui est donc tout bénéfice…