La confrontation pédagogique aux premiers médias de masse
Protection de la jeunesse et médias comme outils
L’apparition des médias de masse au début du XXe siècle a généré des réponses du monde éducatif, ce dernier les percevant comme une menace pour la jeunesse. Chaque nouveau média a été considéré avec scepticisme et entraîné des mesures de protection, une attitude que Dietrich Kerlen désigne dans le cas de l’Allemagne sous le terme de « moralisation médiatique ».
Comme l’indiquent Jürgen Hüther et Bernd Podehl, « l’histoire de l’éducation aux médias est tout d’abord l’histoire des réactions aux « nouveaux médias » d’alors – le mécontentement qu’ils ont fait surgir a fait des médias l’objet de régulations pédagogiques et normatives allant jusqu’à la censure, avant qu’ils ne soient également saisis comme support pédagogique et d’action politique114 ». Tout d’abord la presse est considérée comme porteuse de « maladies » par certains représentants institutionnels issus de l’Eglise ou du monde éducatif.
L’abbé Bethléem rédige ainsi un ouvrage de six cent pages, qui débute en affirmant que « la presse toxique règne sur l’homme et [qu’] il faut faire son éducation115 » ; il exhorte les individus à prendre leurs distances avec celle-ci. Cette approche d’éducation « contre » les médias est qualifiée par Len Masterman, théoricien de l’éducation aux médias, de « paradigme vaccinatoire » (inoculative paradigm) 116, traduite en français sous le terme « d’approche protectionniste ».
En allemand, Bernd Schorb propose le concept de « Bewahrpädagogik » (pédagogie de la méfiance) pour se référer à cette approche de l’éducation aux médias, rattachée à la théorie des effets directs des médias issue d’Harold Lasswell et à la théorie critique de l’Ecole de Francfort. Sur le terrain, elle consiste à développer auprès des élèves une éducation « contre » les médias, visant à les « vacciner » afin qu’ils renoncent aux contenus problématiques pour leur développement.
Cette approche est toujours active aujourd’hui, dans la mesure où l’éducation aux médias répond à des phénomènes perçus comme des problèmes sociaux par les parents, les enseignants et les politiques publiques : addiction aux médias, perte du sens de la réalité, cyber-harcèlement, effacement de la frontière entre vie privée et publique119, etc. Douglas Kellner et Jeff Share assimilent l’approche protectionniste à un « traditionalisme » qui dénigre toutes les formes de culture médiatique et numérique et vise à cultiver un goût pour les médias imprimés, la « haute culture » et les valeurs de vérité et de beauté120 . Opérons un retour en arrière pour mieux comprendre l’émergence de cette approche protectionniste..
Décrypter et créer des médias : approches artistiques et culturelles
L’approche sémiologique
En France, une approche artistique et culturelle se développe dans les années 1960145 . L’approche sémiologique constitue un tournant théorique important en éducation aux médias : elle les envisage comme des systèmes figuratifs et symboliques à analyser et dénaturaliser, en s’inspirant notamment des travaux de Roland Barthes146 . Elle oriente l’éducation aux médias vers l’étude de la publicité et de la télévision et s’éloigne des questions purement esthétiques pour s’intéresser aux aspects culturels des médias.
Elle est appliquée en contexte éducatif par René La Borderie, alors directeur du Centre Régional de Documentation Pédagogique (CRDP) de Bordeaux. Celui-ci développe un cours d’Initiation à la Communication Audio-Visuelle (ICAV) sous l’influence des travaux de Roland Barthes et de Umberto Eco, obtenant un support important de la part de Christian Metz. Offrant une formation aux enseignants, par le biais des écoles normales d’instituteurs et des brochures sur l’image, à une période où se développent aussi beaucoup de travaux autour de la réception, ils sont à l’origine des premières expériences systématisées et généralisées en éducation aux médias, qui s’inscrivent dans une approche sémiologique.
Les années 1970 se caractérisent par l’émergence d’approches actives en éducation aux médias, liées aux paradigmes théoriques qui se développent à cette période. Le contexte de production des messages médiatiques et le rôle central de l’interprétation des publics voient leur importance s’accentuer. Les facteurs de genre, l’origine sociale et ethnique, le milieu géographique ou social interviennent dans ce processus d’interprétation.
En éducation aux médias, un intérêt croissant est porté aux publics et aux gratifications que ceux-ci peuvent tirer de leurs usages médiatiques. Cela offre de nouvelles manières de considérer l’éducation aux médias, d’amener les jeunes à réfléchir à leur consommation, s’assurer que la relation qu’ils entretiennent avec les médias est « une expérience culturelle enrichissante » et leur donner des clés pour comprendre comment les produits médiatiques sont conçus147 . L’éducation populaire a ici une influence centrale..