Orchestration un savoir empirique en mutation
Orchestration et instrumentation
C’est peut-être ici le lieu de préciser en quoi l’orchestration se distingue de l’instrumentation, avec laquelle elle est souvent confondue. L’instrumentation concerne l’étude des instruments, de leur étendue, de leurs registres et de la manière de les utiliser, de leurs potentialités sonores, de leur jouabilité, de leurs ressources de dynamique, d’articulation, de vitesse et de longueur de souffle, de leur place et de leur fonction dans l’orchestre, éventuellement de leur timbre, et plus rarement de leur capacité à traduire individuellement une idée musicale .
C’est un préliminaire incontournable pour l’étude de l’orchestration. Pour Piston [Pis55], « on n’insistera jamais assez sur l’importance de la connaissance instrumentale. Une écriture appropriée aux instruments est sans aucun doute le facteur déterminant dans la réussite d’une orchestration. A tel point qu’on peut affirmer en toute bonne foi que si les parties individuelles sont correctement écrites l’ensemble ne peut que bien sonner. » En guise d’exemple, nous reportons ici quelques conseils d’instrumentation tirés du Traité de l’Orchestration de Koechlin [Koe43] :
A propos des cordes : « Comme le chœur vocal, la famille des cordes offre une belle homogénéité de timbres et peut exécuter une grande variété de traits, de la simple ligne monophonique à la plus riche des polyphonies. Pratiquement tout ce qui convient aux voix sonnera bien aux cordes. L’écriture pour cordes favorise les croisements, contrairement à l’écriture chorale. » A propos des bois : « Les unissons produisent un effet de chœur.
Un changement de registre provoque un changement radical de timbre. On peut presque aller jusqu’à considérer un instrument par registre. » A propos des cuivres : « Les cuivres sont plus homogènes que les bois mais moins flexibles que les cordes. On peut leur attribuer, aussi efficacement, des rôles mélodiques, rythmiques, contrapuntiques ou harmoniques. Ils reproduisent, mieux que les bois, le chant choral. » L’orchestration, quant à elle, renvoie aux multiples manières de mélanger les timbres individuels.
« Nous ne nous sommes point imposé la tâche de donner une suite de méthodes des divers instruments ; mais bien d’étudier de quelle façon ils peuvent concourir à l’effet musical dans leur association. » [Ber55] C’est donc une science d’un niveau de complexité supérieur à l’instrumentation, et qui, d’une certaine façon, la contient : « Pour nous, comme domaine d’étude, l’orchestration succède à l’instrumentation, cette étape préliminaire où l’étudiant explore le fonctionnement des instruments et réalise ce qui est raisonnablement jouable par un exécutant professionnel. La conception trop répandue que l’orchestration n’est que l’attribution de timbres aux diverses lignes nous semble très inadéquate. » (Alan Belkin, citant Koechlin dans [Bel01]).
Les traités célèbres
Les traités d’orchestration sont peu nombreux. Les plus célèbres sont ceux de Berlioz [Ber55] et de Koechlin [Koe43]. Parmi les ouvrages plus récents, on trouve ceux de Piston [Pis55], Rimski-Korsakov [RK64] ou encore Adler [Adl89]. Plusieurs raisons à ce petit nombre. Tout d’abord la relative jeunesse, dans le savoir musical, de leur propos. Ensuite et surtout, la difficulté de trouver un formalisme adéquat, comme il en va pour l’harmonie, le contrepoint ou l’organisation sérielle. Aussi l’empirisme est-il de mise dans l’enseignement de cet art ;
« Orchestrer, c’est créer, ça ne s’enseigne pas », affirme Rimski-Korsakov. Ce point de vue était déjà celui de Berlioz [Ber55] : « J’ai déjà dit, je crois, qu’il me semblait impossible d’indiquer comment on peut trouver de beaux effets d’orchestre, et que cette faculté, développée sans doute par l’exercice et des observations raisonnées, était comme les facultés de la mélodie, de l’expression, et même de l’harmonie, au nombre des dons précieux que le musicien-poète, calculateur inspiré, doit avoir reçus de la nature. [. . .] Considéré sous son aspect poétique, cet art s’enseigne aussi peu que celui de trouver de beaux chants, de belles successions d’accords et des formes rythmiques originales et puissantes. » Faute de pouvoir en exposer les règles, que peut donc faire l’auteur d’un traité d’orchestration, sinon produire une collection d’exemples appropriés tirés du répertoire, et discuter l’effet orchestral obtenu en fonction de l’effectif instrumental mobilisé ?
« Ce n’est certainement pas par une étude systématique du timbre qu’on apprend l’instrumentation, mais en relevant ça et là des échantillons particulièrement réussis, choisis comme modèles. » (Pierre Boulez, Le timbre et l’écriture, le timbre et le langage, in [Bar85]). Berlioz [Ber55] rapporte ainsi une série de « recettes », en repérant dans le répertoire2 des « archétypes » orchestraux, orchestrations similaires qui produisent des effets similaires. En voici quelques exemples : A propos des violoncelles : « Quand les violoncelles chantent, il est quelquefois excellent de les doubler à l’unisson par les altos.
Le son des violoncelles acquiert alors beaucoup de rondeur et de pureté, sans cesser d’être prédominant. » A propos des harpes : « Isolément ou par groupes de deux, trois ou quatre, il est singulier que ce soit le timbre des cors, des trombones, et en général des instruments de cuivre, qui se marie le mieux avec le leur. [. . .] Mais rien ne ressemble à la sonorité de ces notes mystérieuses unies à des accords de flûtes et de clarinettes jouant dans le médium. » Sur l’utilisation du cor anglais : « Le mélange des sons graves du cor anglais avec les notes basses des clarinettes et des cors pendant un trémolo du contrebasses donne une sonorité spéciale autant que nouvelle, propre à colorer de ses reflets menaçants les idées musicales où dominent la crainte, l’anxiété. »