Les influences de la doctrine épicurienne sur l’Énéide de Virgile

L’épicurisme au temps de Virgile

C’est un fait évoqué par diverses sources que Virgile, durant ses années de formation, a fréquenté les cercles épicuriens de la baie de Naples et qu’il y a très vraisemblablement suivi l’enseignement de l’épicurien Siron. À cette occasion, il a sûrement rencontré Philodème de Gadara, représentant de premier ordre de l’épicurisme de cette période.
Il nous a ainsi paru essentiel de nous pencher sur l’impact et les empreintes que cette relation entre le jeune poète et les milieux épicuriens avaient pu laisser dans ses écrits et plus spécifiquement dans son épopée.
Nous nous intéresserons dans un premier temps à l’épicurisme romain et plus particulièrement à ses représentants de la baie de Naples, dont Philodème de Gadara. Nous étudierons dans un second temps les reflets épicuriens que l’on peut dégager des textes des Bucoliques et des Géorgiques, mais nous ferons d’abord un point sur la contradiction qui semble exister entre les positions d’Épicure et le choix fait par Virgile de se consacrer à la poésie. Enfin, nous mettrons en évidence les liens existant, au sein de l’Énéide, entre l’écriture de Virgile et les thématiques propres à la philosophie d’Épicure et au poème de Lucrèce.
Si l’enseignement épicurien que Virgile a reçu durant ces années napolitaines semble depuis longtemps reconnu et accepté, bien souvent les études se concentrent presque exclusivement sur ses écrits dits de jeunesse que sont les Bucoliques, ou encore sur les Géorgiques ; en revanche la part d’épicurisme, lorsque l’on veut bien l’admettre dans l’Énéide, semble la plupart du temps minimisée, voire complètement occultée.

L’épicurisme romain et la baie de Naples

L’influence de la philosophie épicurienne a depuis bien longtemps dépassé le cercle du Jardin athénien et des premiers disciples du maître. La pensée philosophique d’Épicure s’est répandue au-delà des frontières du monde hellénistique. C’est au Ier siècle avant J.-C. que la doctrine d’Épicure semble avoir trouvé un second souffle et se diffuse progressivement en Italie. Ainsi, Rome qui avait auparavant exclu plusieurs épicuriens apparaît alors comme un centre important dans la diffusion de la philosophie épicurienne. On trouve chez Cicéron, notamment, plusieurs mentions de cet engouement pour la philosophie d’Épicure qui a gagné un grand nombre de Romains. Dans le De finibus, par exemple, on peut lire ces quelques mots : «Et quod quaeritur saepe, cur tam multi sint Epicurei» ou encore dans les Tusculanes dans lesquelles, malgré l’exagération certaine qui transparaît dans ses propos, l’auteur semble faire le constat d’une popularité de l’épicurisme pour autant bien réelle : « Post Amafinium autem multi eiusdem aemuli rationis multa cum scripsissent, Italiam totam occupaverunt […] ».
Mais c’est plus spécifiquement en Campanie, région de culture grecque située aux alentours de la baie de Naples que le courant philosophique s’implante et se développe. En effet, au Ier siècle avant J.-C. la baie de Naples est le théâtre d’une intense activité intellectuelle, notamment parce que la cité napolitaine, qui se trouve à l’intersection des mondes grec et romain, est considérée à l’époque comme un centre important de la culture hellénistique. Les Romains viennent profiter du loisir et des plaisirs grecs qu’offre la cité qui demeure en même temps sous domination romaine. Les rouleaux épicuriens appartenant à une très riche bibliothèque découverte à Herculanum au XVIIIe siècle lors des fouilles de ce que l’on pense être la villa de Lucius Calpurnius Pison, beau-père de César et consul en 58 avant J.-C, sont des témoins importants de cette activité épicurienne.

Un récit épique autour du personnage d’Énée

Le récit des aventures d’Énée entrepris par Virgile s’inspire dans une large mesure de ce qu’ont produit ces prédécesseurs.
À l’instar des œuvres grecques d’Homère, dont on sait l’influence qu’elles ont eue sur l’Énéide, deux grands poèmes épiques écrits en latin sont déjà connus : celui d’Ennius bien sûr et celui de Naevius. Mais Virgile a pour ambition de s’imposer comme l’Homère latin et de composer pour Rome, une Odyssée et une Iliade latines dont on retrouve le schéma dans l’organisation interne de l’Énéide.
Les chants I à VI, avec leurs naufrages, leurs amours contrariées, leurs aventures rappellent le voyage d’Ulysse vers Ithaque ; tandis que les chants VII à XII, qui se déroulent sur le sol italien, sont davantage à rapprocher de l’Iliade avec ses combats, ses nombreuses interventions divines… Le poème virgilien est sans conteste inspiré de l’œuvre homérique. Dans l’Antiquité, imiter une œuvre antérieure, la réinventer, se l’approprier est essentiel et participe au plaisir ressenti par les lecteurs, auditeurs ou spectateurs dès lors qu’ils sont en mesure de reconnaître et d’apprécier des éléments déjà connus. « Une œuvre d’art antique se juge toujours par rapport à une autre, et un poète par rapport à ceux qui l’ont précédé ». On trouve donc de nombreuses reprises de motifs ponctuels.
Prenons l’exemple d’Énée, personnage déjà présent chez Homère, qui, grâce à l’intervention des dieux, a pu sortir vivant de Troie. En choisissant un héros homérique, Virgile va se rattacher, esthétiquement, à l’épopée grecque et ancrer du même coup son propre récit dans une tradition littéraire. On peut lire au chant XX de l’Iliade : Le destin veut qu’il soit sauvé […]. Déjà le fils de Cronos a pris en haine la race de Priam. C’est le puissant Énée qui désormais régnera sur les Troyens – Énée et, avec lui, tous les fils de son fils, qui naîtront dans l’avenir.
Le poète grec, à travers ces quelques mots, semble laisser le champ libre à une poursuite du récit et de l’histoire des Troyens.
Par ailleurs, choisir de mettre en scène Énée permet dans le même temps à Virgile de débarrasser Rome d’une faute ancestrale, celle de Laomédon, père de Priam et donc de la famille d’Énée, et de la purifier. Les parjures de Laomédon sont déjà évoqués dans les Géorgiques où Virgile en faisait découler tous les malheurs de Rome et jusqu’aux récentes guerres civiles.
De même, comme dans le récit grec, le poète latin fait descendre son héros aux Enfers, car « une des fonctions premières de l’épopée [est] sans doute d’éclairer le lien de l’homme avec la mort et les dieux ».
Toutefois, malgré de multiples similitudes, le héros virgilien se démarque de celui d’Homère. Il n’est comparable ni à Ulysse ni à Achille, ce n’est pas un héros épique « à exploits », mais bien plus un héros à « mission ».

Le rêve dans la tradition littéraire latine

Pour ce qui touche à la question des songes et des apparitions dans la littérature latine, nous avons fait le choix de nous intéresser avant tout au traité du De divinatione de Cicéron dans lequel cette thématique est évoquée de la manière la plus complète et sur un mode critique que l’on ne retrouve que chez très peu d’auteurs.
Tout d’abord, Cicéron, comme nombre de jeunes Romains aisés, est allé terminer ses humanités en Grèce où il écoute surtout les leçons des philosophes propres à alimenter sa réflexion :
C’est ce que montrent mes discours emplis des idées des philosophes et mes liens avec les hommes les plus savants, dont a toujours brillé ma maison, ainsi que les grands maîtres par lesquels j’ai été formé : Diodote, Philon, Antiochus, Posidonius.
Il n’y a donc rien d’étonnant à retrouver chez cet auteur latin et d’autres des traces d’une influence hellénique.
On peut par ailleurs constater, au vu de la richesse des références présentes dans l’ouvrage que Cicéron est l’héritier d’une véritable tradition littéraire dont le témoignage demeure unique dans toute la littérature antique.
Si l’on fait un relevé des auteurs cités évoquant dans leurs ouvrages des rêves et des apparitions, on s’aperçoit que ceux-ci appartiennent à des genres littéraires extrêmement variés. On trouve des emprunts à la poésie, à la tragédie, mais également à des ouvrages historiques. Quintus, au livre I mentionne d’ailleurs explicitement ses sources : Ennius qui retrace, dans l’hexamètre dactylique des Grecs, l’histoire romaine depuis les origines légendaires : « Mais laissons les oracles et venons-en aux songes […]. Te renverrais-je aux légendes de nos poètes et à celles des Grecs ? Ainsi dans Ennius […] » ; Fabius Pictor et Cneus Gellius, historiens latins des IIIe-IIe siècles avant J.-C., tous deux auteurs d’Annales, ainsi que Coelius Antipater qui écrivit une histoire de la deuxième guerre punique : « Mais qu’ai-je besoin des Grecs ? Je ne sais pourquoi, nos rêves me plaisent davantage. Tous les historiens, les Fabius, les Gellius, mais encore récemment Coelius rapportent celui-ci […] » ou encore Accius auteur, entre autres, d’une tragédie consacrée à la gens Brutus et à son action dans la chute des Tarquins : « Mais voyons des faits plus proches. Que penser du rêve de Tarquin le Superbe, dont il fait lui-même le récit dans le Brutus d’Accius ? » Au regard de la variété des sources mises en avant par Quintus, il apparaît donc assez clairement que les rêves et les apparitions sont des éléments à part entière du récit, et ce quel que soit le genre choisi. Chez les poètes, faire intervenir un songe est davantage un moyen de relancer l’action et ces deux éléments se trouvent bien souvent liés, tandis que chez les historiens le rêve apparaît, plus généralement, comme une preuve servant à justifier les événements qui sont survenus.

Table des matières

Introduction 
L’épicurisme au temps de Virgile 
L’épicurisme romain et la baie de Naples
L’épicurisme attribué à Virgile dans ses premières œuvres
Les Bucoliques
Les Géorgiques
L’épicurisme dans l’Énéide
Virgile, un poète au service de l’élite romaine
Un récit épique autour du personnage d’Énée
Un récit téléologique
Quelques exemples d’empreintes épicuriennes et lucrétiennes dans l’Énéide
Les songes, les apparitions et les images mentales
Les statuts des songes et de la divination dans l’Antiquité
Les théories des penseurs grecs : Démocrite, Platon et Aristote
Le rêve dans la tradition littéraire latine
Rôles des rêves dans les pratiques cultuelles
Rêves et épicurisme
Théorie de la vision
Les simulacres et les rêves
L’influence de l’épicurisme dans l’Énéide au travers de l’étude des songes et des apparitions
Le vocabulaire virgilien des songes et des apparitions
« Imago », un terme clé du corpus
Le terme « simulacrum »
Les emplois spécifiques du substantif « umbra »
Le cas particulier de « species » et la spécificité de l’expression « naturae species ratioque » dans le contexte de l’épicurisme
La typologie des songes et des apparitions chez Virgile
Les images des morts
Images divines
Les messages délivrés
Les songes et les apparitions chez Virgile et leur écho dans le De rerum natura de Lucrèce
Lien entre apparition et nuage
Les épisodes de la descente aux Enfers et des portes jumelles du Sommeil
Conclusion 

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