Les sciences humaines à la création technique

Les sciences humaines à la création technique

L’être et le design

Les trois ouvrages que nous nous proposons d’analyser viennent de trois continents (Amérique, Australie et Europe) et de trois disciplines différentes (informatique, design studies, science de l’information), mais – nous allons le voir – convergent dans leur intérêt pour l’œuvre d’un philosophe qui, nous l’avons exposé plus haut, ne semble pas très susceptible d’inspirer la réalisation de produits de haute technologie : Martin Heidegger. Winograd et Flores : la question de l’être Terry Winograd est une figure centrale de l’histoire de l’informatique. A la fin des années soixantedix, il développe un logiciel d’intelligence artificielle baptisé SHRDLU qui fait beaucoup de bruit et alimente les espoirs de la communauté de parvenir à véritablement simuler l’intelligence humaine.

Son auteur va pourtant prendre rapidement ses distances avec ce programme et se révéler si désenchanté par le domaine qu’il quitte l’IA et s’oriente vers l’interaction homme-machine et la collaboration en ligne. A travers sa coopération avec le mathématicien-devenu-philosophe Fernando Flores, élève d’Hubert Dreyfus et de John Searle, il devient l’un des initiateurs d’un dialogue approfondi entre les sciences humaines et l’informatique [p.ex. Winograd / Adler 1992 et Winograd 1996]. Pour fermer la boucle, il reste à mentionner que Winograd était le directeur de thèse de Larry Page pour son projet d’un moteur de recherche de très grande taille, le future Google.

Understanding Computers and Cognition – A New Foundation for Design (Comprendre les ordinateurs et la cognition – une nouvelle fondation pour le design) est, à notre connaissance, le premier livre à essayer de fonder une théorie de la création du logiciel en se basant explicitement sur la lecture d’un corpus en grande partie issu des sciences humaines. Du coup, elles jouent non seulement leur rôle habituel de critique, mais aussi – et voilà la nouveauté – celui d’une fondation revendiquée pour une approche pratique de la technique. Cette approche se construit en grande partie à travers la critique détaillée du paradigme rationaliste tel que nous l’avons présenté plus haut.

Avant tout, Winograd et Flores mettent en cause le principe cartésien fondamental de la séparation entre l’esprit d’un côté et le monde objectif de l’autre. Quoique le paradigme rationaliste ait occupé, lorsque le livre Métatechnologies et délégation – 259 – sortit au milieu des années quatre-vingt, une place écrasante dans les disciplines technoscientifiques auxquelles les auteurs appartiennent, ils proposent de le remplacer par une perspective développée à travers la lecture de textes du philosophe Martin Heidegger, du biologiste Humberto Maturana et des fondateurs de la théorie des actes de langage (speech act theory), John L. Austin et John Searl

Ciborra : l’hospitalité et le design

Le troisième auteur que nous souhaitons évoquer est décédé pendant la rédaction de cette thèse. Claudio Ciborra était professeur au département « Information Systems » (Systèmes d’information) de la London School of Economics (LSE), l’une des universités les plus renommées du monde. Ses idées peu conventionnelles ont fait de lui l’un des chercheurs les plus discutés dans le domaine ces quinze dernières années. Cette fois encore, c’est une lecture de Heidegger qui amène l’auteur de The Labyrinths of Information – Challenging the Wisdom of Systems (Les labyrinthes de l’information – contester la sagesse des systèmes) à proposer une perspective qui s’éloigne des chemins habituels de la création des systèmes d’information.

La cible principale de la critique est donc la même que chez les deux autres auteurs que nous venons de présenter : le rationalisme positiviste et les méthodes fonctionnalistes. Pour Ciborra – qui se revendique de cette tradition de la science de l’information qui s’intéresse surtout aux processus informationnels dans les grandes entreprises privées – la prédominance des concepts, méthodes et stratégies logico-cognitivistes n’est pas seulement responsable de l’abîme évident entre la théorie et la pratique du développement, mais également de l’échec d’un grand nombre de projets concrets.

L’erreur fondamentale se trouve, selon lui, dans la volonté du rationalisme de concevoir le monde humain à l’image des sciences de la nature. Cela le rendrait aveugle au mode d’existence des êtres humains, qui serait caractérisé plus par l’intuition et l’empathie que par l’heuristique du problem solving [Ciborra 2004a, p. 25]. Selon l’auteur, ce sont surtout les systèmes plus récents, souvent basés sur l’Internet et beaucoup plus complexes que les technologies de l’information plus traditionnelles, qui demandent un regard moins naïf et plus adapté aux situations réelles d’usage et de conception.

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