Moderniser les eaux urbaines
Deux phénomènes concourent à la transformation de l’approvisionnement en eau des villes de l’Empire Ottoman à partir de la fin du 19ème siècle. Il s’agit d’une part de la très forte croissance urbaine que connaît cette période. Istanbul passe de 400 000 à 900 000 habitants entre 1840 et 1890, Beyrouth de 40 000 à 80 000 habitants entre 1850 et 1880 (Thobie 1977 : 487) et Jérusalem de 10.000 à 70 000 habitants entre 1850 et 1910 (Lemire 2000). Cette croissance démographique donne une toute autre ampleur aux besoins en eau des villes. Vincent Lemire calcule que pour Jérusalem, les besoins élémentaires en eau sont passés entre 1850 et 1910 de 300 à plus de 2.000.m3/j. Il faut donc améliorer l’approvisionnement et des demandes apparaissent dans ce sens à l’échelle locale. À Tripoli, des plaintes s’élèvent durant tout le dernier quart du XIXe siècle pour dénoncer l’état des systèmes d’adduction et de distribution d’eau (Miqati 1975). D’une part, comme nous l’avons noté plus haut, environ un tiers de la ville n’est pas alimenté par le réseau et ne bénéficie ainsi que des petites quantités d’eau distribuées par les porteurs ou récoltées dans les citernes. D’autre part, le réseau est soumis à toutes sortes de pollutions. Le canal d’adduction principal est ouvert, des déchets y sont jetés par les villages qui le bordent et les maladies d’origine hydriques seraient fréquentes (Miqati 1975). Concernant Beyrouth, dès 1850, Henry Guys notait que « les fontaines publiques qui étaient dotées de manière à ne jamais tarir sont aujourd’hui sans eau » .
À l’augmentation des besoins, il faut ajouter l’esprit modernisateur des Tanzimat qui marque également l’espace urbain. Dans l’objectif de lutter contre la suprématie européenne en utilisant les acquis de celle-ci, l’urbanisme d’inspiration occidentale est promu au rang d’unique solution à même de réformer les villes ottomanes . Il faut moderniser les villes, y amener le progrès à travers des percées urbaines, la construction de nouveaux édifices publics, de parcs et de jardins, mais aussi y améliorer l’hygiène. D’autant que les Tanzimat ont profondément changé la vocation de l’acteur étatique qui se fait responsable du bien-être de la population, de la satisfaction de ses besoins (Kassir 2003). La mise en place des réseaux urbains (électricité, tramways, et bien sûr adduction d’eau), symboles s’il en est de la modernité urbaine, tient une place importante dans l’entreprise. Des initiatives sont ainsi menées par la puissance publique. À Beyrouth en 1861, le Grand Conseil du Vilayet de Saïda dont dépend la ville affirme sa volonté de mettre en place un réseau d’adduction et de distribution d’eau à partir du Nahr Al-Kelb (Fayad et al. 1996). Le projet n’aboutit pas faute de financement mais deux puits sont tout de même forés à Ras al-Nabaa, sans toutefois permettre de régler le problème de manière durable. Au début du XXe, le wali de Tripoli Azmi Bey tente d’augmenter la prise d’eau sur le fleuve Rachaïne mais il est arrêté dans son projet par la protestation des irrigants qui craignent que leurs terres manquent d’eau .
La progressive mise en place de services publics d’eau potable et d’assainissement
C’est en effet le pluriel qui est ici de mise, chacun des cas étudié ci-dessus composant une modalité particulière du service d’eau potable par des acteurs publics, à différentes échelles et par différents services : office public à Tripoli, régie municipale à Zgharta, ministère des Travaux publics à Mamboukh et service hydraulique à Nabaa El-Assel. Si les trois premiers exemples forment des réponses ad hoc à des situations particulières, le service hydraulique constitue quant à lui une réelle tentative de prise en main des services d’eau par l’État.
Nous l’avons vu, le pouvoir mandataire avait jusque-là gardé la haute main sur les aménagements hydrauliques, d’une part grâce au contrôle qu’il exerce sur l’octroi des concessions, d’autre part à travers la Régie des études hydrauliques, qui avait été allouée à un consortium d’intérêts financiers français dans une tentative toujours renouvelée pour minimiser le coût de l’occupation (Ali Al-Saleh 2002). Si les États gardent tous les droits de développement des projets une fois les études faites par la régie, cette organisation marque une fois de plus selon Simon Jackson la marginalisation des acteurs étatiques locaux, en préférant au personnel local « une expertise française largement rémunérée » (idem). L’entreprise est sélective territorialement et comme le soulignent Stéphane Ghiotti et Roland Riachi, «seules les zones les plus riches et celles susceptibles d’être «facilement» mises en valeur bénéficièrent d’études et de projets d’aménagement». La région de Nabaa El-Assel représente sans doute ici un cas particulier, l’étude du projet répondant à l’échec de la concession. La réalisation effective de la mise en valeur aurait d’ailleurs portée essentiellement sur l’Oronte. La régie est finalement supprimée en 1934 et ses attributions passent en partie au service des travaux publics du haut-commissariat et en partie aux États (idem).
Mobiliser et aménager les eaux libanaises : l’hydraulique comme fondement de la souveraineté économique et politique
Ibrahim Abd El-Al est sans doute la figure la plus importante concernant les aménagements hydrauliques durant cette période. Diplômé de la faculté d’ingénierie de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, il poursuit sa formation en France, à Paris (SUPELEC) puis à l’Université de Grenoble, avant d’occuper différents postes d’ingénieur dans le Liban mandataire : à la « Régie générale du Haut-Commissariat pour l’eau et l’électricité » (1932), comme chef du bureau des études hydrologiques du ministère des Travaux publics (1936) puis comme ingénieur au service hydraulique créé en 1938 (cf. supra). Sa carrière administrative se poursuit dans le Liban indépendant : il est nommé directeur général du ministère des Travaux publics (1949) puis directeur général du bureau du contrôle des sociétés concessionnaires (1951), responsabilité à laquelle vient s’ajouter la direction des affaires hydrauliques et électriques au ministère des Travaux publics en 1955, poste qu’il occupe jusqu’à sa mort en 1959. Il publie en parallèle de nombreuses études hydrologiques, la plus importante étant son étude sur le bassin du Litani publiée en 1948, et propose plusieurs plans d’aménagement concernant la totalité des ressources en eau du Liban, à la fois pour l’irrigation, l’hydroélectricité et l’eau potable .
La deuxième tentative de planification concernant l’eau que nous étudierons ici a été formulée par la Société Libanaise d’Économie Politique (SLEP), cercle d’intellectuels présidé par un avocat, Gabriel Menassa, qui publie en 1948 son Plan de reconstruction de l’économie libanaise et de réforme de l’État. L’exercice de planification est global et concerne « la politique économique, financière et sociale qu’il y a lieu de préconiser » pour le redressement du Liban après la seconde guerre mondiale, ainsi que les moyens nécessaires pour construire une administration «.sur des bases modernes », « dotée de cadres appropriés et dispos[ant] de puissants moyens techniques.». Les aménagements hydrauliques ne sont donc ici qu’une partie d’une réflexion plus large sur la planification au Liban.
Conséquences directes et indirectes du conflit sur les services publics d’eau potable
S’ils se maintiennent, les services publics d’eau urbains sont sévèrement touchés par les affrontements. De manière directe, les combats entraînent de nombreuses destructions sur l’ensemble des infrastructures et empêchent les services d’intervenir correctement. De manière indirecte, d’un côté les déplacements de population et l’évolution de l’urbanisation transforment la géographie des besoins, de l’autre, ministère et offices, déjà bien affaiblis dans les années 1970, voient diminuer drastiquement leur capacité d’action.
Des réseaux lourdement endommagés : Un premier type de destructions opéré sur les réseaux est la conséquence directe des affrontements armés qui se déroulent dans le pays. Leur ampleur dépend alors fortement de la forme que prennent les combats, et les régions ayant connues des bombardements intenses sont les plus sévèrement touchées. Ces dommages sont cependant assez localisés et se concentrent principalement sur la région beyrouthine et les caza adjacents (Metn et Baabda), les régions d’Aley et du Chouf, principaux théâtres de la « guerre de la montagne », la ville de Tripoli et plusieurs zones de la Bekaa. Malgré les deux invasions israéliennes qui ont touché le Sud, les destructions y sont assez modérées tant la supériorité militaire israélienne étaient fortes .
Inégales géographiquement, les destructions ont pu avoir des effets importants localement sur les réseaux d’eau, bien qu’ils soient difficiles à évaluer tant les chiffrages sont rares. Seules deux références ont pu être trouvées. Elles concernent l’évaluation des dommages après les opérations israéliennes de 1978 et 1982, à la suite desquels les dégâts sur les réseaux d’eau sont respectivement chiffrés à 2 millions et 8 millions de dollars . Signe de 159 l’étendue des destructions dans une autre région, une équipe d’enquêteurs observaient cinq « joints Johnson » sur 50 mètres de tuyauteries dans certaines zones de l’office de Barouk, 160 signe également des réparations d’urgence effectuées. L’évaluation des dommages dus directement aux combats est en effet d’autant plus difficile que les destructions sont suivies de réparations durant les périodes d’accalmies.
Table des matières
Introduction
1. Le thème : la dimension spatiale de l’État libanais et ses recompositions
2. Les politiques publiques de l’eau et de l’assainissement comme poste d’observation
3. Une triple approche : le temps long, les territoires, les secteurs de l’action publique
4. Le choix du plan et l’intégration des articles
5. Méthodologie, sources et difficultés de la recherche
Partie 1. Construction, déconstruction, reconstruction d’un service public. L’eau potable et l’assainissement du mandat français à la fin des années 2000
Chapitre 1. de l’Empire Ottoman au mandat français : entre développement d’un système concessionnaire sélectif territorialement et émergence de services publics d’eau municipaux
1.1 – La fin de l’Empire Ottoman : de la communauté hydraulique à la concession de service public
1.1.1 – Un approvisionnement en eau potable traditionnellement pluriel
1.1.2 – Le Mejelle : codifier et harmoniser le droit de l’eau
1.1.3 – Moderniser les eaux urbaines
1.2 – La période mandataire : un nouvel interventionnisme étatique sous le sceau de la régulation et de la délégation
1.2.1 – Un réformisme législatif : appropriation étatique des ressources, interventionnisme hygiéniste et organisation du système concessionnaire
1.2.2 – Un système concessionnaire au bilan discuté
1.2.3 – La progressive mise en place de services publics d’eau potable et d’assainissement
1.2.4 – Une modernisation inachevée
Chapitre 2. De l’Indépendance à la guerre : extension et centralisation du service public d’eau potable
2.1 – Entre « mission hydraulique » et « République marchande » : une ambition planificatrice contrariée
2.1.1 – Mobiliser et aménager les eaux libanaises : l’hydraulique comme fondement de la souveraineté économique et politique
2.1.2 – Un contexte politico-économique défendant une conception minimale de l’État
2.2 – Vers l’universalisation du réseau et la nationalisation de la gestion des services d’eau
2.2.1 – Des investissements conséquents pour l’extension des réseaux d’eau potable
2.2.2 – La mise en place de services publics déconcentrés d’eau potable
2.2.3 – Une centralisation incomplète
2.2.4 – Les années 1970 : crise du système et premières velléités de réforme
Chapitre 3. La guerre civile libanaise : destruction des réseaux, fragmentation du service
3.1 – Conséquences directes et indirectes du conflit sur les services publics d’eau potable
3.1.1 – Des réseaux lourdement endommagés
3.1.2 – Déplacements de population et urbanisation
3.1.3 – Des services publics en difficulté
3.1.4 – Une dégradation de l’accès au service public d’eau
3.2 – Le développement des solutions alternatives au réseau public
3.2.1 – S’adapter à la pénurie
3.2.2 – La multiplication des forages
3.2.3 – Les débuts d’un marché de l’eau embouteillée
3.3 – La multiplication des acteurs
3.3.1 – De nouveaux acteurs étatiques à la manœuvre
3.3.2 – L’apparition des acteurs de l’aide internationale
3.3.3 – Système milicien et prise en charge des services d’eau
3.3.4 – Le développement des comités des eaux locaux
3.3.5 – Le MRHE et ses organes déconcentrés : entre centralisation et autonomisation
3.3.6 – Une action publique plurielle
Chapitre 4. Réorganiser les services d’eau, reconstruire l’état ? entre agendas internationaux et jeux politiques locaux
4.1. Renouveler et développer les réseaux : saisir l’action publique dans le système politico-économique libanais
4.1.1. Reconstruire les réseaux dans un « État alloti » (Leenders 2012) : un processus territorialisé?
4.1.2. Dés résultats modestes, un accès au réseau qui reste inégalitaire
4.1.3. L’affirmation du Ministère de l’Eau : des rapports de force évolutifs entre différents pôles de pouvoir
4.2. Réformer le secteur de l’eau : une action publique soumise aux injonctions néolibérales internationales ?
4.2.1. Le financement de la reconstruction et les missions d’assistance technique : des moyens de pression au changement pour les acteurs internationaux
4.2.2. Un premier projet de loi largement inspiré de la « bonne gouvernance » et du «développement durable»
4.2.3. Blocages et renouveau des conditionnalités
4.2.4. Vers le vote d’une réforme a minima
4.2.4. En attendant Godot : des évolutions régulatrices en dehors de la loi 221 ?
4.3. Construire l’État néolibéral ? Une réintroduction des modèles de gestion internationalisés à l’échelle des Établissements Régionaux
4.3.1. Une assistance technique promouvant un modèle managérial de gestion des services d’eau
4.3.2. Des établissements régionaux hétérogènes et peu autonomes
Partie 2. Échelles et territoires de la réforme. Formation et redéploiement de l’État sur différentes scènes locales et sectorielles
Article 1 : « La réforme du secteur de l’eau au Liban-Sud face à l’urgence de la reconstruction après la guerre de juillet 2006 », Géocarrefour, vol.85, n°2/2010, p. 141-151
Les politiques publiques et la réforme de l’eau
Le système politico-économique libanais et le contexte politique de l’après-guerre
La réforme de la politique de l’eau en cours depuis 2000
Un vaste chantier de reconstruction
Faire face à l’urgence : quel système d’acteurs ?
Les grands mécanismes de la reconstruction : stratégies de décharge et stratégies de contournement
Reconstruire les services d’eau au Liban-Sud : des acteurs nationaux difficiles à trouver
Le partage des rôles entre les ONG et l’EELS
Un jeu brouillé par des objectifs et des logiques d’actions contradictoires
La reconstruction et la réforme : un bilan ambivalent
Conclusion
Article 2 : « The Private Sector and Local Elites: The Experience of Public-Private Partnership in Tripoli, Lebanon », Mediterranean Politics, Vol. 17/3, 2012, p. 394-409
Local elites and water services in Tripoli
Commercial water service versus clientelist networks
The resilience of local elites: control, negotiation, reorganization
Article 3 : « Entre centralisation et appropriation locale. Une réforme de l’eau sous tension au Liban-Nord (Akkar) », Etudes rurales, juilletdécembre 2013, p. 97-116 273 Une gestion locale héritée
Les comités locaux : service public décentralisé ou palliatif au réseau public
L’eau potable : instrument du contrôle notabiliaire et de la légitimité municipale
Gestion locale et modalités d’accès au service
Les enjeux d’une reforme centralisatrice
Construction de l’État ou renouvellement des intérêts privés ?
Un impératif de rentabilité
Une territorialisation negociée au cas par cas
La dissolution des comités locaux : une appropriation réussie
Les éléments d’une rhétorique décentralisatrice
Qobayat : un service de qualité ayant bénéficié d’un soutien politique fort
Fnaideq : entre blocages politiques et défaillances du service
Conclusion
Article 4 : « Le développement du secteur de l’assainissement au Liban. Une opportunité pour les municipalités libanaises ? », Bennafla K. (dir.), Acteurs et pouvoirs dans les villes du Maghreb et du Moyen-Orient, Khartala, 2015, p. 219-238.
Un secteur de l’assainissement traversé par des dynamiques contradictoires
La construction d’un secteur centralisé
Un service municipal d’assainissement en développement
L’assainissement municipal : entre jeu politique local et agendas internationaux
Jeu politique local et ambiguïtés du cadre légal au profit des municipalités
Une réforme de l’assainissement inachevée
Des bailleurs de fonds défendant un agenda décentralisateur
De la précarité du service à la recherche de nouveaux arrangements
Des services municipaux bien fragiles
Vers de nouveaux modes de gestion des services d’assainissement des petites villes ?
Conclusion
Conclusion générale
Annexes