Les mutations du livre

Les mutations du livre

S’interroger sur le sens des formes

Changer de supports et de formes, c’est aussi changer le sens et la destination du livre. Pour Roger Chartier : « Il n’est de compréhension d’un écrit, quel qu’il soit, qui ne dépende pour une part des formes dans lesquelles il atteint son lecteur. » (Chartier, 1992). McKenzie a démontré que les formes affectent le sens : « De nouveaux lecteurs créent des textes nouveaux dont les nouvelles significations dépendent directement de leurs nouvelles formes. » (McKenzie, 1991 : 53). Chartier souligne qu’« un « même » texte n’est plus le même lorsque changent le support de son inscription, donc, également, les manières de le lire et le sens que lui attribuent ses nouveaux lecteurs. » (Chartier, 2012).

Ainsi un même texte publié dans des formes différentes prend-il un autre sens. Robert Darnton le confirme : « Bien que les textes soient demeurés pour l’essentiel les mêmes, leur signification était modifiée par la mise en page, de nouveaux modes de présentation des scènes et l’articulation typographique de toutes les parties. ». (Darnton, 2011 : 63) Prenons l’exemple de la Bible, premier des livres, dont la forme varie tant au cours des siècles et qui, dans ses transformations, change d’usage et de sens. Du « livre cathédrale » carolingien, écrit en latin, enfermé dans sa reliure d’or et de pierreries, qui n’est lisible que par le prêtre, l’initié, pour un usage liturgique, une fois par semaine – voire seulement quelques fois par an pour ces livres qui ne sortent des « trésors » que pour être portés en procession lors des grandes fêtes chrétiennes – au missel de poche, écrit en français, pour un usage quotidien et privé : le texte sacré n’a ni la même forme ni la même signification.

Le rapport à Dieu s’en trouve profondément modifié. La forme même détermine l’usage et le sens. A. Laborderie — Le Livre augmenté — Université Paris-VIII – 52 Aujourd’hui, le numérique nivelle la forme du livre. La dématérialisation restitue toutes les formes soit en mode image, c’est-à-dire sans égard ni au volume ni au format, soit en mode texte, c’est-à-dire avec une disparition des formes au profit de feuilles de style qui s’appliquent uniformément à tous les textes. Les supports numériques ne permettent plus d’identifier la nature des textes, comme le souligne Roger Chartier : « est ainsi rompue la relation qui, dans toutes les cultures écrites antérieures, liait étroitement des objets, des genres et des usages » (Chartier, 2012 : 22).

Paradoxalement, cette forme se standardise et se renouvelle constamment. D’où la perte de repères du lecteur (Baccino, 2015). Alors même que le changement de support et la consultation des livres sur des interfaces tactiles supposent de réinventer les formes. Telle est l’ambition de cette thèse : expérimenter de nouvelles formes dans une pratique de remédiatisation. Pour cela, nous devons d’abord nous interroger sur ce qu’est un livre, fondamentalement, en croisant plusieurs points de vue – technique, juridique, mais aussi philosophique, intellectuel et symbolique – en cherchant à saisir les variables et les invariants

1/ Le livre, objet technique

En tant qu’outil, le livre est à la fois le prolongement du corps et le produit de l’esprit. Nous analyserons l’évolution du livre en termes de systèmes techniques se succédant par mutation. Dans quelles conditions la mutation peut-elle advenir ? Lorsque les innovations font « système technique », lequel s’intègre aux systèmes sociaux par appropriation : c’est, nous le verrons, l’usage social et culturel qui détermine la mutation. Le livre numérique nous apparaît comme une mutation de l’objet technique. Nous verrons qu’il est composé de trois éléments : un programme, un appareil de lecture, une interface. Avec l’avènement de la tablette tactile comme nouveau support du livre, nous avons affaire à un objet technique radicalement différent.

Le livre, objet intellectuel

Les mutations du livre, pour radicales qu’elles puissent paraître, s’inscrivent dans une continuité qu’il nous importe de saisir dans une approche diachronique. Pour renforcer ses capacités intellectuelles et cognitives, l’homme s’est doté d’outils et de dispositifs qu’il a inventés et perfectionnés au cours du temps : ces technologies de l’écrit et de l’esprit — que nous appellerons « technologies intellectuelles » à la suite de Jack Goody (1979). Le livre nous apparaît comme l’héritier et le creuset des technologies intellectuelles que nous ferons remonter au tracé et à la naissance de l’image. Nous suivrons l’évolution des technologies intellectuelles mises en œuvre par le livre, depuis la tablette d’argile jusqu’à la tablette numérique. Nous tâcherons de montrer comment celles-ci forment et transforment le discours et la pensée, conduisent à changer de modèle mental jusqu’à transformer le modèle de société.

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