Les classes moyennes dans les économies en développement problèmes de
définition et d’identification
La définition des classes moyennes dans les pays en développement
un écart entre discours et réalité L’expression “classe moyenne” pose partout, au Nord comme au Sud, des problèmes méthodologiques considérables matérialisés par le jeu de mots “middle class, muddle class”. La notion est en fait indissociable des trajectoires historiques nationales qui modèlent leur composition et leur dynamique particulières. Néanmoins, la notion de classe moyenne persiste à être utilisée car elle est englobante et permet de décrire et résumer « par évocation » certains enjeux économiques et politiques auxquels de nombreux pays en développement sont confrontés aujourd’hui. Le phénomène de transformation des stratifications sociales, de même que la somme des enjeux socio-politiques associés à ce changement économique, peuvent être vus comme un moment historique de la trajectoire de développement de nombreux pays en développement qui, depuis le début des années 1990, sont parvenus à réduire durablement l’incidence de la pauvreté. Dans ce contexte, le risque est grand que l’expression classes moyennes ait d’abord une vocation performative.
La référence à cette notion suffit pour objectiver par le discours des changements
Les classes moyennes dans les économies en développement problèmes de définition et d’identification complexes et difficiles à rapprocher, et à les faire accepter sous ce nom comme une réalité partagée par un grand nombre de pays en développement. Ce discours sur les classes moyennes se diffuse aux sphères expertes qui légitiment la notion et ses effets hypothétiques de sorte qu’il est ensuite repris systématiquement dans diverses littératures sans véritable effort de vérification. Toutefois, la présente analyse comparative montre que le discours des “classes moyennes” ne va pas nécessairement de soi dans le contexte spécifiquement national des pays en développement, puisqu’il fait l’objet de vifs débats dans chacun des quatre pays étudiés. La tonalité, les positions et les objectifs de ces débats sont d’ailleurs très différents d’un pays à l’autre. Au Brésil et en Turquie, par exemple, la mise en avant de l’expansion de la classe moyenne est un élément important du discours des autorités, même si les objectifs sont différents dans les deux pays.
Au Brésil, la notion de classe moyenne est largement portée par le discours officiel qui a contribué à sa médiatisation durant les années 2000, et ce jusqu’à la crise de 2014-2015, pour justifier l’efficacité des politiques mises en œuvre depuis la présidence de Lula ainsi que la position du Brésil au sein du club des BRICS. C’est dans cette atmosphère assez euphorique que le gouvernement, qui avait créé en juillet 2008 un Secrétariat des Affaires Stratégiques (Secretaria de Assuntos Estratégicos – SAE) avec rang de ministère, chargé d’aider le gouvernement à formuler des politiques publiques de long terme, l’a par la suite plus particulièrement orienté vers la définition et le suivi des actions en vue de consolider la classe moyenne. La « classe C » (sur un spectre de 5 « classes » allant de A à E), présentée comme composée désormais de près de 54% de la population brésilienne et disposant d’un pouvoir de consommation de 1 000 milliards de Reais (SAE, 2012; 2013), représentait, dans l’esprit des gouvernants, le visage d’un nouveau Brésil, fier de ses progrès et démontrant l’efficacité des politiques sociales conduites depuis la présidence de Lula, à partir de 2003. Le Centre des Politiques Sociales de la Fondation Getúlio Vargas (CPS-FGV) a également joué un rôle éminent, sinon pionnier, dans les études portant sur la stratification de la société brésilienne.
Identification monétaire et caractérisation statistique des classes moyennes
La délimitation des classes moyennes de revenu Dans la littérature économique, l’identification statistique de la classe moyenne repose la plupart du temps sur la définition d’un intervalle de revenu dans lequel se situent les individus ou ménages qui la composent. L’examen de la littérature récente sur les classes moyennes souligne l’absence de consensus dans le choix des intervalles de revenu adoptés. L’approche relative consiste à définir cette classe comme la population qui se situe au milieu de la distribution du revenu. Elle a le mérite d’adapter le critère d’identification au niveau de développement.
Au sein de cette approche, la démarche la plus courante consiste à construire les intervalles à partir de fractions du revenu médian ou du revenu moyen : 75%-125% du revenu médian (Birdsall et al., 2000; Pressman, 2007), 50%-150% du revenu médian (Castellani et al., 2014), 60%-200% du revenu médian (Peichl et al., 2010) ou 100%-250% du revenu moyen (Song et al., 2015). Il est également possible d’adopter une définition basée sur les quintiles en définissant la classe moyenne comme les ménages ou individus appartenant aux trois quintiles du milieu de la distribution (Easterly, 2001 ; Castellani et Parent, 2011) ou au 3ème et 4ème quintiles (Alesina et Perotti, 1996). L’approche absolue à partir de seuils internationaux exprimés en dollars PPA (parité des pouvoirs d’achat) est privilégiée lorsqu’il s’agit de définir des critères qui permettent la comparaison internationale. Alors que Milanovic et Yitzhaki (2002) proposaient de définir cette classe comme l’ensemble des ménages dont le revenu par tête se situe entre les revenus par tête moyens du 17 Brésil et de l’Italie, soit entre 10 et 20 dollars par jour en PPA 2005, le seuil international de pauvreté de 2$ s’est ensuite progressivement imposé comme borne inférieure de l’intervalle de revenu : 2$-10$ pour Banerjee et Duflo (2008), 2$-13$ pour Ravallion (2010) ou encore 2$-20$ pour l’ADB (2010).
La classe moyenne est alors supposée commencer là où la pauvreté se termine. Cette approche dominante suppose qu’il est suffisant d’être non pauvre pour être membre de la classe moyenne. Cependant, les ménages échappant à la pauvreté grâce à un revenu par tête situé entre 2$ et 4$ par jour restent fortement vulnérables à un retour dans la pauvreté en cas de chocs socio-économiques (ADB, 2010 ; Birdsall et al., 2014). Pour cette raison, ils peuvent être difficilement assimilés à une classe moyenne en stock, c’est-à-dire à des ménages stabilisés et au sens occidental du terme, c’est à dire comme des ménages capables de se projeter dans une trajectoire intergénérationnelle de promotion socio-économique. En réaction, une limite inférieure de 10$, plus respectueuse de la définition précédente, a été utilisée : 10$-50$ pour Birdsall (2010) et Ferreira et al. (2013) ou 10$-100$ pour Kharas (2010). Certaines études adoptent également un seuil de 4$ (Clément et Rougier, 2015)