Les apports d’un modèle individu-centré de l’expression de la peste bubonique
Objectifs généraux et domaine d’application du modèle
D’une manière générale, le modèle que nous avons développé vise à éclairer l’expression spatiale et temporelle de la peste à l’intérieur d’un foyer endémique avéré. Nous avons réduit la portée de notre modèle au cycle épidémiologique de la peste bubonique sur le foyer des Hautes Terres de Madagascar, qui présente la spécificité de ne reposer que sur un faible nombre d’espèces (chapitre 1, 3.4) : une espèce d’hôtes réservoirs quasi-exclusive en milieu rural, le rat noir Rattus rattus, qui joue autant le rôle d’un rongeur commensal que celui d’un rongeur sauvage et deux espèces de puces vectrices, la puce universelle Xenopsylla cheopis et la puce endémique Synopsyllus fonquerniei, toutes deux au fort pouvoir vecteur (Robic, 1937 ; Girard, 1942 ; Brygoo, 1966). Le choix de ce foyer endémique est motivé par une raison de santé publique qu’il convient de mettre en avant : Madagascar est aujourd’hui le pays qui rapporte à l’OMS le plus grand nombre de cas humains chaque année (chapitre 1, 3.3).
Un autre élément qui a influencé notre choix est le réseau de nos collaborations scientifiques et, plus globalement, la part importante des recherches francophones qui ont été consacrées à l’étude de ce foyer. Il a donc été choisi en dépit d’un moindre suivi quantitatif des cas humains, de l’abondance et de la séroprévalence murine (Rahelinirina et Duplantier, 1997 ; Duplantier et Rakotondravony, 1999 ; Handschumacher et al., 2000 ; Chanteau et al., 2004) que celui qui peut être réalisé sur d’autres foyers, comme le foyer nord-américain (Davis et al., 2002 ; Eisen et al., 2007a/b) ou même le foyer kazakhe (Davis et al., 2004 ; Begon et al., 2006 ; Stenseth et al., 2006 ; Davis et al., 2007a/b).
Objectifs détaillés, niveau d’étude et résolution spatio-temporelle du modèle
Bien que notre modèle n’a pas pour vocation la reproduction d’une réalité virtuelle relative à une situation épidémiologique particulière, notre objectif est de développer un modèle explicatif s’inscrivant dans la logique de complexification croissante des modèles endémo-épidémiques. Celle-ci va dans le sens d’une meilleure représentation des mécanismes causaux à l’œuvre dans l’expression endémo-épidémique des maladies transmissibles. Nous entendons ainsi apporter notre contribution aux recherches visant à répondre aux questions des conditions nécessaires au développement épizootique et au maintien inter-épizootique de la peste bubonique (chapitre 3). Notamment, nous avons en ligne de mire de notre travail le débat à propos du caractère local ou régional de l’endémicité de la peste : à supposer l’existence de poches locales d’infection circonscrites (ou microfoyers) liées à la structuration des rongeurs en colonies ou communautés séparées par des barrières physiques ou biologiques (Rall, 1944 ; Baltazard et al., 1952 ; Pollitzer et Meyer, 1961), une question est de savoir si et comment la peste peut persister à l’intérieur d’une même poche locale d’infection.
Des expériences antérieures de modélisation de la peste (chapitre 4), l’une, par l’application d’un cadre métapopulationnel (Keeling et Gilligan, 2000a/b), a permis d’explorer les conditions d’un endémisme régional, mais jusqu’à présent aucune n’a porté à un niveau plus local, amenant à considérer la distribution et les comportements des individus constitutifs d’une communauté de rongeurs. C’est donc dans une évolution du questionnement poussant à préciser localement les mécanismes du risque épidémiologique, impliquant une résolution spatiale et temporelle fine, que nous Chapitre 5 : Modélisation individu-centrée de la peste bubonique à Madagascar 173 situons notre travail de modélisation. A partir de là, les simulations réalisées sur notre modèle explicatif doivent nous permettre d’évaluer et hiérarchiser l’influence des différents facteurs considérés dans le modèle sur l’expression de la peste bubonique, relatifs à la distribution et la dynamique des populations concernées ainsi qu’au cycle de transmission de la maladie. Nos résultats seront confrontés aux connaissances dont on dispose sur les mécanismes endémo-épidémiques d’une maladie transmissible comme la peste, et sur les facteurs les conditionnant.
Un modèle individu-centré à réseau de contacts émergent
Compte tenu de nos objectifs de modélisation, nous nous sommes acheminé vers le développement d’un modèle individu-centré, qui intègre explicitement la structure spatiale. Utilisant un formalisme informatique multi-agents, notre approche est de type bottom-up : les entités individuelles comprenant les rats et les puces sont distribuées dans un environnement différencié. Leur cycle de vie, leur mobilité, le processus de transmission et l’évolution de la maladie dans leur organisme sont formalisés au niveau individuel par des règles déterministes ou stochastiques, d’après les connaissances empiriques tirées de la littérature et présentées au chapitre 1 (2.3). La complexité de l’expression endémo-épidémique de la maladie, qui repose sur les interactions définies par les contacts contagieux se produisant localement entre des entités hôtes-vecteurs nombreuses et hétérogènes, est ainsi simulée au niveau de la globalité du système. Précisons que l’habitat, la mobilité des rongeurs, orientés par la structure spatiale, et le parasitisme des puces sont explicitement représentés dans le modèle, de sorte qu’il présente un certain degré de réalisme structurel : la structure du réseau des contacts se produisant entre les rats par échange de puces, très difficile à appréhender par les méthodes observationnelles, n’est alors pas définie a priori comme dans les modèles à réseaux de contacts théoriques, mais émerge au cours des simulations.