Fondement de la pensée lévinassienne

FONDEMENT DE LA PENSEE LEVINASSIENNE 

La rencontre avec la phénoménologie de Husserl et la pensée de Heidegger 

Parmi les contextes qui ont influencé la formation d’Emmanuel Lévinas, le contact avec Husserl mérite d’être souligné. Ainsi, Emmanuel Lévinas fréquenta-til personnellement Edmund Husserl et suivit-il les cours de Martin Heidegger. C’était au cours de son entretien avec François Poirié qu’il a souligné :

C’est sans doute, Husserl qui est à l’origine de mes écrits, c’est à lui que je dois le concept de l’intentionnalité animant la conscience (…). Je dois avant tout à Husserl, mais aussi à Heidegger, les principes de telles analyses, les exemples et les modèles qu’ils m’ont enseignés. 

Il nous importe, à présent, de parler de ce que nous attendons par «phénoménologie ». Dans l’histoire de la pensée, la phénoménologie se définissait comme une théorie des apparences. Elle se distinguait par la manière dont les choses nous apparaissent et ce qu’elles sont en elles-mêmes. C’est une « étude descriptive d’un ensemble des phénomènes » . De sa part, Hegel a envisagé la possibilité d’une phénoménologie. Ici, il s’intéresse à étudier systématiquement les figures phénoménales de la conscience que l’esprit doit parcourir pour s’élever au savoir absolu.

Quant à Husserl, il a fait référence à cette Phénoménologie de l’esprit. La notion d’expérience restera centrale pour Husserl. Cependant, il s’agit pour lui de décrire les choses telles qu’elles se livrent à la conscience débarrassée de tous préjugés. Ici, le mot d’ordre de la phénoménologie est le retour à la « chose ellemême ». Pour aller à la « chose elle-même », il s’agit de revenir à la conscience que nous avons du monde, c’est-à-dire à l’objectivité corrélative de toute connaissance objective. Il faut accéder aux données originales, chercher à voir les choses dans leur vérité.

L’influence de la tradition juive

Au cours d’un entretien, Lévinas déclarait :

Mais je connaissais déjà la Bible enseignée depuis Kovno : textes hébraïques que je savais traduire, textes enseignés sans les fameux commentaires qui, plus tard, me paraissent être l’essentiel. Silence sur les merveilleux commentaires rabbiniques, c’était là encore un hommage à la modernité !

Dès son jeune âge, Emmanuel Lévinas s’initiait à la culture juive. Il disposait d’un percepteur d’hébreu et de Bible. La tradition juive marque sa vie et ses œuvres. Il faut noter que « La culture hébraïque lui a toujours été dispensée en guise de culture universelle » . La question est ici de savoir à quoi consistait cette tradition juive et quelle est son importance dans la pensée lévinassienne. L’aspect original du judaïsme est la Révélation et la Tradition. Le peuple juif se considère comme le peuple élu. Le destin de ce peuple est l’émanation du projet divin dans l’Histoire. Il ne s’agit pas seulement de conserver et de transmettre la Tradition avec fidélité mais de rendre la Révélation adéquate aux états successifs de l’Histoire. La Torah ou les cinq premiers livres de la Bible, le Talmud qui en constitue l’exégèse et les grands ouvrages de la tradition mystique au Moyen Age et à l’époque moderne sont les sources du judaïsme. Etant convaincu d’être élu, le peuple juif observe la Torah et défend son identité. Cela va jusqu’à livrer sa vie au supplice ou à la mort. Tel est le cas des sept frères martyrisés . Le style de vie d’un juif est en conséquence déterminé par la Torah. Dans le même sens, l’identité juive peut se définir par des obligations spécifiques, à savoir se souvenir des commandements et les observer.

Le peuple juif, privé de ses assises nationales, a cherché, pour préserver son unité, à renforcer son ciment doctrinal. Ce qui a éveillé les responsables spirituels juifs. Ces responsables savent que des commentaires accompagnaient les préceptes donnés par Dieu à Moïse lors de la Révélation. Cependant, ils ne sont pas consignés par écrit mais oralement. C’est la Torah orale. La rédaction de celle ci fut commencée et poursuivie entre le IIe et le Ve siècle après Jésus-Christ. Il en résulte le Talmud. Ceci raffermit l’existence des juifs tel que Lévinas écrit dans une réponse au père Daniélou :

S’il n’y avait pas le Talmud, il n’y aurait pas de Juifs aujourd’hui (que des problèmes épargnés au monde !). Ou nous serions les survivants d’un monde fini.

En parcourant les œuvres de Lévinas, nous apercevons une place importante accordée à l’étude du Talmud. La rencontre de cet auteur avec M. Chouchani était une occasion de s’élancer davantage à cette étude talmudique. Malgré l’identité de M. Chouchani mi-clochard, mi-rabbin, énigmatique, Lévinas reconnaît en lui la valeur d’être le « géant de la culture traditionnelle juive » et son initiateur au Talmud en tant qu’ « horizon de rigueur intellectuelle ». A l’honneur de ce maître, Salomon Malka rapporte la déclaration de Lévinas à Christian Descamp du journal Le Monde :

Tout ce que je publie aujourd’hui sur le Talmud, je lui dois. Cet homme-là, qui avait l’aspect d’un clochard, je le place à côté de gens comme Husserl ou Heidegger. 

Le Talmud n’est pas une « compilation » de commentaires. Lévinas trouve encore une autre considération à propos du Talmud :

Nos leçons, […] malgré leurs défauts, ne voudraient dessiner le plan où serait possible une lecture du Talmud qui ne se limiterait ni à la philologie, ni à la piété à l’égard d’un passé « cher mais périmé », ni à l’acte religieux d’adoration, mais une lecture en quête de problèmes et de vérité.

Lévinas est donc imbu, nourri de cette culture juive. De par sa formation religieuse, il prend conscience des sources du judaïsme. Cette prise de conscience, sa réflexion philosophique et les vicissitudes suscitaient en lui une aventure. Il ne s’agit pas, pour lui, de réaliser une œuvre théologique mais de faire découvrir l’élan au moyen d’une expérience pré-philosophique.

Je n’ai jamais visé explicitement à « accorder » ou à « concilier » les deux traditions. Si elles se sont retrouvées d’accord, c’est probablement parce que toute pensée philosophique repose sur des expériences préphilosophiques et que la lecture de la Bible a appartenu chez moi à ces expériences fondatrices. Elle a donc joué un rôle essentiel – et en grande partie sans que je le sache – dans ma manière de penser philosophiquement, c’est-à-dire de penser en s’adressant à tous les hommes.

Deux cultures se croisent dans l’itinéraire lévinassien : la culture philosophique et la culture juive. D’une part, la culture philosophique a abandonné l’autre en priorisant le moi et dévalorise le sens de l’humain. D’autre part, dans la culture juive, les valeurs éthiques sont primordiales, de même, le sentiment d’élection oblige à se soucier de l’autre et à le respecter comme « autre », étranger et inconnaissable. Ce n’est qu’à partir de cette dernière culture que notre auteur découvre l’importance de l’ouverture à l’Autre et accorde une priorité de l’Autre sur le Moi. C’est la raison pour laquelle il dit :

Priorité de l’éthique par rapport à l’ontologique.

La guerre et le refus du génocide

L’expérience de la Seconde Guerre mondiale fait partie des vécus de Lévinas. Elle nous aide à comprendre la situation dans laquelle il a vécu. En tant que survivant de la guerre, comment Lévinas dessine une nouvelle orientation de l’autre homme? Des témoignages et des textes sont à sa faveur. Salomon Malka nous en fait savoir celui de Maurice Blanchot :

Comment philosopher, comment écrire dans le souvenir d’Auschwitz, de ceux qui nous ont dit, parfois en des notes enterrées près des crématoires : sachez ce qui s’est passé, n’oubliez pas, et en même temps jamais vous ne saurez. C’est cette pensée qui traverse, porte toute la philosophie de Lévinas et qu’il nous propose sans la dire, au-delà et avant toute obligation.

Table des matières

INTRODUCTION
PREMIERE PARTIE : LA PERCEPTION LEVINASSIENNE DE LA RESPONSABILITE ETHIQUE
Chapitre I : Fondement de la pensée lévinassienne
1.1.1 La rencontre avec la phénoménologie de Husserl et la pensée de Heidegger
1.1.2 L’influence de la tradition juive
1.1.3 La guerre et le refus du génocide
Chapitre II : Typologie de la responsabilité éthique
1.2.1 Approche du visage et de l’acte perceptif
1.2.2 Le rapport du visage et de l’infini
1.2.3 L’intersubjectivité : une modalité de relation avec autrui
DEUXIEME PARTIE : STRUCTURE ONTOLOGIQUE DU SUJET RESPONSABLE
Chapitre I : Orientation du Même vers l’Autre
2.1.1 L’identité du moi
2.1.2 Le moi : sujet dans la prise en charge de l’Autre
2.1.3 Subjectivité et culture de responsabilité
Chapitre II : Le Désir comme témoin de l’éminence du visage
2.2.1 L’épiphanie du visage comme une interpellation
2.2.2 Le visage : fondement de la destitution de soi
2.2.3 De l’indifférence du soi à la reconnaissance du visage humain
TROISIEME PARTIE : LA DIMENSION ETHIQUE DE LA RESPONSABILITE
Chapitre I : Le primat de l’autre
3.1.1 Le concept d’altérité
3.1.2 Dimension transcendantale de l’autre
3.1.3 La primauté de l’autre
Chapitre II : Le moment de la responsabilité éthique
3.2.1 La responsabilité avant tout engagement
3.2.2 La responsabilité comme accès à la fraternité humaine
3.2.3 Vers une disponibilité d’agir en tant que sujet responsable
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE

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