Imaginaires et mythes technologiques
Afin d’entreprendre cette recherche de façon éclairée, nous proposons de présenter un ensemble de travaux, à travers deux parties. La première aborde les imaginaires et mythes qui accompagnent les révolutions et objets technologiques, puis la seconde tente de mettre en lumière ceux qui traversent les réseaux sociaux numériques, à travers une genèse, qui remonte à la notion même de « réseau ». Les travaux de Pierre Musso et de Patrice Flichy ont été précieux pour construire cette première partie, où nous mettons en évidence le concept d’imaginaire technologique, identifions les significations et acteurs de ces récits, puis présentons un ensemble de mythes techniques et récits contemporains. 1.1 Vers une définition des techno-imaginaires Avant d’aborder la notion de « techno-imaginaire », revenons sur les deux termes qui la constituent. Bien qu’il n’existe pas une définition unifiée des « imaginaires », certains auteurs en dessinent les contours. Wunenburger considère que c’est un « ensemble de productions, mentales ou matérialisées dans des œuvres, à base d’images visuelles et langagières formant des ensembles cohérents et dynamiques, qui relèvent d’une fonction symbolique au sens d’un emboîtement de sens propres et figurés »11. Selon Pierre Musso, les imaginaires peuvent aussi être vus comme un « langage fait de narrations, de récits, d’images, de formes dynamiques, qui ont une certaine cohérence »12. Ce dernier serait constitutif de « représentations structurées et stabilisées dans des mythes, des chaînes et des archétypes ». Aussi, l’imaginaire ne doit pas être opposé au réel car « tout imaginaire se réalise dans des œuvres mentales mais surtout matérielles ». La technique, toujours selon ce même auteur, possède deux caractéristiques essentielles : d’une part elle élargit, augmente et amplifie l’action humaine, d’autre part, elle crée un monde artificiel et métamorphose le monde naturel. la décrit comme une association entre fonctionnalité et fictionnalité des objets techniques. Les imaginaires peuvent ainsi être considérés comme des fictions qui accompagnent la technique et participent en quelque sorte à son identité ou son « essence », qui serait « d’inclure la religiosité et de produire des fictions, et même des utopies technologiques ». La technique serait donc duelle, fonctionnelle et fictionnelle. Citant Claude Lévi-Strauss, l’auteur ajoute qu’une technique n’a pas seulement « une valeur utilitaire, elle remplit aussi une fonction et celle-ci implique pour être comprise, des considérations sociologiques ». L’enjeu pour les individus et la société serait de socialiser et naturaliser les techniques. Pierre Musso identifie deux types de représentations, maniés en permanence. Les macroreprésentations sociales, qui sont de grands récits sur la société, comme par exemple la société d’information et de communication. Les micro-représentations, qui sont des fictions et des discours liés à des objets techniques particuliers. Nous pouvons aussi convoquer la notion d’imaginaire social, qui est selon Castoriadis une « création incessante et essentiellement indéterminée de représentations du monde et de formes de vie »14, l’indétermination renvoyant à la capacité humaine de « toujours faire advenir et de faire être des formes autres ». Et selon Scardigli, l’imaginaire des techniques existe et doit être traité comme « une production symbolique de notre culture, au même titre que les mythes des peuples sans écriture ». Ce dernier décrit trois temps de l’insertion sociale des techniques. Le premier est celui des discours prophétiques qui accompagnent l’insertion de l’innovation technologique dans le corps social. Le second est celui de la diffusion de l’innovation, accompagnée par les médiateurs et prescripteurs. Enfin, c’est le temps des appropriations socio-culturelles et de la stabilisation des interprétations. Pierre Musso parle d’un mouvement d’acculturation et de naturalisation de la technique. Selon lui, les imaginaires d’une innovation ne sont pas stables, « ils évoluent, passant par des phases de consensus euphorique ou de grand scepticisme, d’affrontements et de débats, même passionnels, puis ils se stabilisent avec la diffusion de la technique et le développement de ses appropriations ».
Acteurs et significations des récits
Patrice Flichy identifie un ensemble d’acteurs qui participent à la production de discours et récits d’accompagnement des objets techniques. Tout d’abord les inventeurs, qui proposent « des usages virtuels ou potentiels à partir des possibles ouverts par l’innovation ». Ils sont relayés, selon Pierre Musso, par des publicitaires, des organismes d’études et des services de marketing des entreprises. Par ailleurs Patrice Flichy s’intéresse aux sources de cette production et au rôle de l’imaginaire dans le processus d’élaboration technologique. Il écrit « si l’on veut déterminer le rôle de l’imaginaire, il faut étudier de façon très précise les représentations des concepteurs et des premiers utilisateurs d’un objet technique, et voir comment les choix de conception ou d’usage sont influencés par ces représentations ». Ainsi, il observe une relation entre les représentations des concepteurs et les futurs usages ou conceptions. Il s’éloigne cependant de tout déterminisme dans son analyse en refusant une approche généalogique, qui reconnaîtrait que « tout était déjà inscrit dans une matrice originelle ». Ce point de vue déterministe enlèverait selon l’auteur « toute sa richesse à une histoire où à chaque moment des aléas peuvent advenir, les inventeurs pouvant choisir telle ou telle solution plutôt que telle autre ». L’auteur évoque ensuite les littérateurs, que Segal nomme de façon plus restrictive les « écrivains ». Ils participent à l’élaboration d’un imaginaire social qui serait « l’une des composantes fondamentales du cadre d’usage d’une nouvelle technique ». L’auteur présente ainsi de façon détaillée le rôle de la littérature utopique et des romans d’anticipation. Il donne de nombreux exemples d’utopies techniques avec des auteurs comme Jules Verne, Victor Hugo, Emile Zola et bien d’autres. Dans les textes qu’il sélectionne, il fait état de récits mettant en scène une société idéale dans laquelle la technique permet d’atteindre le bonheur et la richesse. Remarquons dans ces utopies que les techniques évoquées existent bien à l’époque où les auteurs écrivent. Nous retrouvons une autre catégorie qui nous intéresse particulièrement au regard de notre sujet : les « revues de vulgarisation et plus largement l’ensemble de la presse ». Celle-ci ne se contente pas de présenter les inventions et d’imaginer les usages indiqués par leurs auteurs. Elle participe aussi à la construction d’un imaginaire technologique. L’auteur donne l’exemple de la révolution électrique, qui a fait l’objet de récits concernant « les multiples utilisations de l’électricité dans l’usine de demain, dans la maison du futur ». Enfin, Pierre Musso17 cite des acteurs plus contemporains qui rentrent aussi dans cette catégorie des littérateurs, comme les auteurs de bandes dessinées ou les cinéastes. Il donne l’exemple du discours d’accompagnement du développement d’Internet et du cyberespace qui se serait façonné à travers « les romans et les films de science-fiction d’Hollywood » ou la revue américaine « Wired ». Nous pouvons citer une dernière catégorie de producteurs de récit, identifiée cette fois-ci par Pierre Musso, les grandes organisations publiques. Elle tiennent selon lui une place importante dans la mesure où elles diffusent un discours d’encadrement sur la société technicienne : « s’agissant de l’Etat par exemple, par le biais de programmes de politiques publiques ou de rapports officiels ». Il donne l’exemple de l’imaginaire des « autoroutes de l’information » qui accompagna les débuts de l’Internet en France.