Expression analytique des tiges élastiques
La statique des tiges élastiques et ses problématiques
On appelle tige ou poutre tout corps allongé dont les dimensions transverses sont petites par rapport à la dimension longitudinale. Si de plus, l’objet retrouve sa forme d’origine après avoir été déformé, il s’agit d’une tige élastique. L’étude des déformations de tels corps est très ancienne. En 1638, Galilée s’intéresse à la résistance d’une poutre encastrée dans un mur à une extrémité, et chargée à l’extrémité libre. En 1678, l’anglais Robert Hooke pose les fondements de la théorie de l’élasticité linéaire en déclarant que l’allongement d’un corps est proportionnel aux forces auxquelles il est soumis. Depuis, de nombreux scientifiques se sont succédés sur le sujet. Le XVIIIe siècle est marqué par d’importantes avancées sur la flexion plane et la torsion unidimensionnelle des poutres, avec entre autres les apports de Jacques Bernoulli, Leonhard Euler, Charles-Augustin Coulomb et Joseph-Louis Lagrange. Beaucoup de contributions importantes sur les déformations 3D des tiges élastiques sont dues à des scientifiques français du XIXe siècle. On peut citer notamment Augustin-Louis Cauchy, Gabriel Lamé, Siméon Denis Poisson, Barré de Saint-Venant, et Henri Navier. En 1821, ce dernier publie les équations différentielles décrivant l’équilibre d’un corps élastique, homogène et isotrope. En analysant cet article, Cauchy établit la loi de Hooke généralisée. Toutefois, le physicien allemand Gustav Kirchhoff est le premier, en 1859, à poser véritablement les fondements de la théorie des poutres en grandes déformations tridimensionnelles. Un aspect particulièrement révolutionnaire de ses travaux est qu’il n’émet aucune hypothèse sur les relations de comportement à l’échelle d’une section : il les déduit de la loi de Hooke généralisée. D’autre part, Kirchhoff démontre que les équations d’équilibre des tiges élastiques sont équivalentes aux équations dynamiques décrivant la rotation d’un corps rigide autour d’un point fixe. Par la suite, Augustus E. H. Love parvient à définir précisément la torsion physique d’une poutre hors du plan. Pour ce faire, il généralise au cas 3D l’hypothèse d’Euler-Bernoulli selon laquelle les sections sont rigides et restent perpendiculaires à l’axe de la tige. Son traité (Love 1893) regroupe la quasi-totalité des connaissances sur les poutres à son époque, et sert de référence encore aujourd’hui. Enfin, la dernière étape décisive vers la formulation moderne de la théorie des poutres est franchie au tournant du XXe siècle par deux frères français, Eugène et François Cosserat. Leur description géométrique des tiges spécifie complètement l’état déformé, grâce à un repère local (les directeurs) attaché aux sections. Malgré ces nombreuses contributions, l’équilibre des tiges élastiques en grandes déformations 3D pose encore des difficultés. Dans cette section, le formalisme moderne est présenté avec les problématiques qui y sont attachées. En sous-section 1.1, la géométrie d’une poutre est décrite à l’aide des directeurs de Cosserat. Les équations d’équilibre sont ensuite établies à partir du suivi des déformations, du bilan mécanique et des relations de comportement (sous-section 1.2). Enfin, les difficultés liées au paramétrage des configurations des tiges sont discutées en sous-section 1.3.
La représentation géométrique des frères Cosserat
On appelle configuration initiale la géométrie d’une tige au repos, et configuration déformée sa géométrie lorsqu’elle est soumise à des efforts et/ou des moments non nuls. Toute configuration initiale est habituellement définie comme le volume balayé par une surface plane (éventuellement variable) dont le centre géométrique décrit une ligne, la fibre neutre, à laquelle elle reste 1. La statique des tiges élastiques et ses problématiques 45 perpendiculaire. On appelle alors section toute intersection entre la tige au repos et un plan perpendiculaire à la fibre neutre. Pour caractériser une configuration déformée, il suffit de déterminer la nouvelle trajectoire de la fibre neutre ainsi que les changements de géométrie et d’orientation des sections. On se place dans le cadre de l’hypothèse de Navier-Bernoulli (Neukirch 2009), où les sections sont considérées comme des solides indéformables. Dans ces conditions, la théorie des directeurs de Cosserat (Antman 2005) peut être utilisée pour décrire toute configuration déformée dans un repère {O,(ex, ey, ez)} par l’association de deux éléments : (i) la trajectoire {r(S) = OG(S)} de la fibre neutre et (ii) le repère local de Darboux {G(S), di=1,2,3(S)} attaché aux sections. L’abscisse curviligne S introduite est une mesure de la longueur d’arc sur la fibre neutre en configuration initiale, mais pas nécessairement en configuration déformée. Le vecteur r(S) s’interprète alors comme la position en configuration déformée du point d’abscisse S en configuration initiale. La Figure 2.1 illustre la description de Cosserat dans un cadre plus restreint que l’hypothèse de Navier-Bernoulli : celui d’Euler-Bernoulli, où l’énergie de cisaillement est négligée. Dans ce dernier cas, les sections restent perpendiculaires à la fibre neutre et le vecteur de base d3 est tangent à la trajectoire.
Les équations d’équilibre des tiges élastiques
Suivi des déformations Pour écrire les équations d’équilibre des tiges élastiques, il faut dans un premier temps suivre les déformations qu’elles subissent, c’est-à-dire les écarts de géométrie entre la configuration initiale et la configuration déformée. Sous l’hypothèse de Navier-Bernoulli, les déformations sont caractérisées par les variations des vecteurs υ et Ω : υ = r 0 = X 3 i=1 υi di , (2.1) Ω = 1 2 X 3 k=1 dk × d 0 k = X 3 i=1 Ωi di . (2.2) La dérivée par rapport à l’abscisse curviligne S est notée avec une apostrophe 0 . Les composantes υi représentent les déformations associées au cisaillement (i = 1, 2) et à l’extension (i = 3) tandis que les composantes Ωi représentent les déformations associées à la flexion (i = 1, 2) et à la torsion (i = 3). Le vecteur Ω, appelé vecteur de Darboux, peut être défini de façon équivalente par la relation suivante, obtenue avec la formule de Gibbs : d 0 i = Ω × di (2.3) dont l’inverse donne Ω1 = d 0 2 · d3 , Ω2 = d 0 3 · d1 , Ω3 = d 0 1 · d2 . (2.4) Il peut également être vu comme la « vitesse » instantanée de rotation des sections avec l’abscisse curviligne S. La Figure 2.2 définit les angles d’Euler ZY Z (ψ,θ,φ) qui transforment la base (ex, ey, ez) en la base locale de Darboux (d1, d2, d3), tel que di = Ei,1ex + Ei,2ey + Ei,3ez , (2.5) où Ei,j désigne le coefficient à la ligne i et à la colonne j de la matrice E = cosψ cos θ cosϕ − sinψ sinϕ sinψ cos θ cosϕ + cosψ sinϕ −sinθ cosϕ −cosψ cos θ sinϕ − sinψ cosϕ −sinψ cos θ sinϕ + cosψ cosϕ sinθ sinϕ cosψ sinθ sinψ sinθ cos θ . (2.6) Figure 2.2. Angles d’Euler ZY Z : (ψ, ϕ) ∈ [0, 2π[ 2 et θ ∈ [0, π]. On a alors Ω = ψ 0 ez + θ 0v2 + ϕ 0d3 , (2.7) où v2(s) = −sin(ψ)ex + cos(ψ)ey. En définitive, les vecteurs de déformation linéaire ε et angulaire χ sont donnés par ε = υ − υb , (2.8) 1. La statique des tiges élastiques et ses problématiques 47 χ = Ω − Ωb , (2.9) où Xˆ est la valeur de la variable X en configuration initiale. Les directeurs sont choisis de façon à ce que υb = rb0 = db3 . (2.10)
Equilibre mécanique
On considère une tige de longueur L en configuration initiale, dont le chargement mécanique en configuration déformée est le suivant : • Deux forces ponctuelles R0 et RL appliquées aux extrémités S = 0 et S = L; • Une force linéique f par unité de longueur initiale ; • Deux couples C0 et CL appliqués aux extrémités S = 0 et S = L; • Un moment linéique m par unité de longueur initiale. L’état de contrainte de toute section d’abscisse S est décrit par l’action mécanique exercée sur le tronçon [0, S] de la tige par le tronçon [S, L]. Cette action est caractérisée par une force résultante F(S) et un moment M(S) au centre géométrique de la section. L’écriture de l’équilibre mécanique d’un tronçon [S, S + dS] donne les équations d’équilibre locales : F 0 + f = 0 M0 + r 0 × F + m = 0 . (2.11a) (2.11b) Les conditions aux limites en S = 0 et en S = L sont F(0) = −R0 M(0) = −C0 F(L) = RL M(L) = CL . (2.12a) (2.12b) (2.12c) (2.12d) En intégrant le système (2.11) de S = 0 à S = S, on obtient les équations d’équilibre globales : F(S) = F(0) − Z S 0 f(S) dS M(S) = M(0) − (r(S) − r(0)) × F(0) + Z S 0 (r(S) − r(S)) × f(S) dS − Z S 0 m(S) dS . (2.13a) (2.13b) Pour une tige de trajectoire connue, les conditions aux limites (2.12) avec l’écriture du système (2.13) en S = L donnent les relations entre les forces et couples aux deux extrémités.