Evolution des outils de communication
Le téléphone : “Télé” signifie « loin » en grec ancien : les moyens de communication sont une solution de rapprochement, une solution pour abolir la distance et maintenir un contact social. Sociologues et anthropologues (Mead et Clairevoye, 1971 ; Pool, 1981) voient dans cet outil un moyen de rapprochement entre les membres d’un groupe, d’une famille par exemple. L’urbanisation et l’industrialisation de la société a conduit à une dispersion géographique, à un éloignement du clan familial et à un isolement. L’ouvrage de Fischer et Herbulot (1992) souligne des craintes de sociologues de la fin du XIXème et du début du XXème, que le téléphone vienne se substituer aux visites. Ces craintes sont partagées par leurs contemporains dont Fischer, qui a pu obtenir de nombreux témoignages d’usages du téléphone au début des années 1900 (Fischer et Herbulot, 1992). Les personnes interrogées craignaient qu’amis et familles ne prennent plus la peine ni le temps de se déplacer pour se visiter et que ces temps de rapprochement et de retrouvailles, ne soient remplacés par des appels téléphoniques. Les auteurs notent une autre crainte envisagée lors de l’arrivée du téléphone, qui est celle de l’intrusion. Quiconque peut s’introduire dans l’intimité de la vie privée et cela, sans dévoiler ses réelles intentions. En effet, à ses débuts, le téléphone est perçu comme un moyen d’intrusion, d’élargissement des interactions sociales qui pourraient être non désirées. Un témoignage illustre l’angoisse d’un usage malveillant : « Nous sommes essentiellement à la merci de nos voisins qui disposent pour nous atteindre, de facilités inconnues des Grecs anciens ou même de nos grands-parents. Grâce au téléphone, à l’automobile et aux inventions de cette espèce, nos voisins ont le pouvoir de transformer nos loisirs en une série d’interruptions» (Fischer et Herbulot, 1992, p. 69). L’arrivée de ce média fait surgir l’angoisse d’un usage malsain qui dépasserait, outre les frontières géographiques et spatiales, celle de l’intimité de la vie privée. Cet usage est d’autant plus envisageable que l’individu peut agir sans être vu, donc sans être potentiellement reconnaissable par son interlocuteur. C’est cette nouvelle modalité d’apparaître soi-même au monde qui est justement analysée par Vial (2013) comme un bouleversement culturel : se parler mais ne pas se voir. L’arrivée de cet outil fait naitre des peurs de conduites malveillantes, de ne pas savoir qui a accès à la conversation : une oreille cachée, une opératrice indiscrète. Les usagers se trouvent face à une nouvelle agentivité et à une distribution de l’agentivité qui est inédite : qui appelle, qui répond, qui filtre qui, l’un décide d’appeler et l’autre de répondre. Cette question de l’agentivité distribuée entre les interactants (Licoppe, 2007) amène à la pensée d’une irruption de la présence d’autrui dans la situation. Le téléphone est perçu comme une fenêtre sur l’extérieur qui parfois génère une angoisse d’intrusion et la peur de conduites malintentionnées. Cette modalité nouvelle d’interaction au monde, modifie l’acte de perception de la présence de l’autre. Vial (2013) utilise le concept d’ontophanie afin de décrire la façon dont le monde apparait à l’acteur. L’ontophanie se forme autour d’une dimension technique de la perception, c’est-à-dire une structure qui dirige pour partie, la perception humaine et dont l’organisation dépend de la culture technique située. L’expérience de sentir le monde s’inscrit dans un contexte culturel d’une époque donnée. Ainsi, l’arrivée du téléphone confère une nouvelle expérience de l’apparition de l’autre qui peut induire des angoisses, telles que celles mentionnées par Fischer et Herbulot (1992). Ces angoisses sont révélatrices d’un choc ontophanique auquel les acteurs doivent répondre par une renégociation perceptive, pour apprendre à percevoir ces nouvelles catégories d’objets. Cette nouvelle technique dans l’acte de percevoir le monde, relève d’une évolution phénoménologique. Cette évolution passe par la construction de techniques dans l’usage de cet objet. Fischer et Herbulot relèvent un usage social du téléphone pour maintenir des liens d’amitié ou pour « visiter sa famille ». Le téléphone est alors envisagé comme un moyen technologique pour ne pas se perdre de vue : on se « visite par téléphone » lorsque l’on ne peut pas se « visiter en personne » (op.cit, p. 73). A cette époque, se parler à distance, sans se voir, permet d’éprouver la relation humaine avec un sentiment d’être en coprésence les uns des autres. Aujourd’hui, les personnes tendent à abandonner progressivement une modalité ontophanique devenue obsolète : que ce soit dans les relations professionnelles, amicales, amoureuses ou 62 familiales, de plus en plus, se parler nécessite aussi de se voir. Se parler et se voir en synchrone relève d’une multimodalité perceptive qui devrait, de fait, procéder d’une coprésence physique directe. Il ne s’agit pas ici d’un retour en arrière à un besoin d’interactions humaines non médiatisées par des technologies, mais d’une transformation de notre rapport perceptif au monde (Vial, 2013) en même temps que se développent de nouvelles techniques de communication (Develotte, Kern, et Lamy, 2011) et de nouvelles métaphores de la corporéité (Casilli, 2009). Ces considérations perceptives et technologiques, nous amènent à la question suivante : que permet une présence corporelle par écran ? Nous proposons de prolonger cette exploration historico-culturelle pour obtenir des éléments de réponse, à travers une représentation de l’évolution de la visioconférence.
La visioconférence
La visioconférence s’est développée dans l’idée de se réunir, tout en réduisant les coûts de déplacement. Ce système interactif mixte (Chalon, et David, 2004) relie le monde physique et le monde numérique. Ainsi, outre le confort offert par l’image et le son, la visioconférence propose un certain nombre de solutions conçues pour travailler à distance, grâce à l’échange de documents, de textes écrits et de partage d’applications. On se parle, on se voit et on partage des documents. Cette technologie fait son entrée lors de l’exposition universelle de Bruxelles en 1958 mais son utilisation n’a pu prendre son essor qu’avec les progrès apportés aux infrastructures numériques, des offres de services aux réseaux de télécommunication ainsi qu’à la baisse des coûts des ressources techniques nécessaires à la qualité de son fonctionnement (caméra, microphone, caractéristiques des écrans, etc.). L’adoption de la visioconférence se fait timidement au début des années 90 dans les entreprises, grâce à l’évolution des techniques de compression et de décompression d’images et à la réduction de leurs tarifs. La baisse des coûts commence à rendre accessible ce dispositif aux grandes entreprises et certains établissements publics (Gerbaix, 1997). Son essor est également dû à l’évolution des besoins des utilisateurs, révélateur d’un processus d’appropriation sociale de cette technologie, incitant alors l’évolution de ses caractéristiques et fonctionnalités ainsi que de ses usages. Initialement, les usages de la visioconférence concernaient en grande majorité les entreprises privées et publiques, dont les universités. Les dispositifs de visioconférence passaient par le RNIS (Réseau Numérique à Intégration de Service). Ainsi, le raccordement se faisait sur le réseau téléphonique, dont le coût de la communication était à la charge de l’appelant. Puis les établissements se sont raccordés à un réseau IP (Internet Protocol), moins coûteux que le RNIS et qui nécessite un abonnement internet avec un débit suffisant pour supporter l’envoi et la réception de flux audio et vidéo de bonne qualité. Dans la décennie qui suit, l’amélioration de l’offre technique et la plus grande disponibilité de la bande passante sur les réseaux publics, ont permis à la visioconférence de passer d’une phase d’émergence à une phase de dissémination à plus grande échelle. Néanmoins, les visioconférences de l’époque requéraient d’équiper une salle dotée d’un écran relativement grand selon le nombre de participants envisagés, d’un système audio, d’une caméra et d’un micro. Le tout étant relié au système de visioconférence. La gestion de cette salle et de ses équipements était confiée à des salariés qualifiés pour mettre en œuvre la réunion. Cette configuration réclamait donc d’anticiper la rencontre suffisamment à l’avance pour réserver la salle dédiée et accaparer le personnel en charge de son installation. Cette démarche était valable également pour les interactants distants qui devaient procéder de la même façon au sein de leur entreprise. L’équipement de la salle représente également un coût financier, c’est pourquoi les premiers usages de la visioconférence tendaient prioritairement à remplacer des déplacements, dans l’objectif d’un bénéfice en temps et en coût. Ces usages concernaient principalement des réunions entre deux sites distants. Cependant, l’évolution du système « point à point » permettant de relier deux sites, vers un système « multipoint » pour connecter plusieurs sites simultanément, favorise le développement des activités collaboratives dans des équipes géographiquement dispersées (Vacherand-Revel, 2007). o Répondre à des demandes d’enseignements : 64 Les années 90 marquent également l’entrée timide de la visioconférence dans l’enseignement supérieur. Selon Ologeanu (2001), ces équipements répondaient plus à un souci de modernité qu’à des demandes bien définies. L’auteur relate des raisons de l’échec de l’appropriation de cet outil dans le monde universitaire, qui proviendrait finalement plus de la confrontation d’enjeux difficilement compatibles entre l’université et les entreprises qui le commercialisent. Effectivement, les normes propriétaires du dispositif rompent toutes possibilités d’adaptation aux besoins des utilisateurs. Le développement de fonctions adaptées aux besoins des utilisateurs ne peut alors être effectué que par le fournisseur, ce qui représente un coût important pour les universités publiques. A la même époque, les établissements d’enseignement du secondaire se lancent aussi dans l’expérience de la visioconférence. Une enquête sur les usages éducatifs de la visioconférence dans les lycées a été menée par l’Institut National de la Recherche Pédagogique (INRP) sur une durée de trois ans, à la fin des années 90, dans des lycées traditionnels dans lesquels les enseignements s’effectuent prioritairement en présentiel. Le rapport final mentionne que les usages faits visent en premier lieu les options d’enseignements, auxquelles peu d’élèves sont inscrits. Ce dispositif permet à un enseignant de faire cours à plusieurs groupes d’élèves répartis dans différents lycées (Macedo-Rouet, 2009). Ce procédé évite alors la suppression de certains enseignements dont le faible effectif ne justifierait pas le maintien. La visioconférence a également été utilisée pour développer les pratiques de communications orales dans une langue étrangère, en développant des activités collaboratives avec des lycées étrangers. Enfin, un troisième usage fréquemment recensé par cette étude concerne l’intervention d’experts dans un domaine de pointe, qui contribuent à l’illustration d’un point du programme ainsi qu’à creuser et élargir son contenu. Ces usages montrent finalement une ouverture vers l’extérieur et cela, dans un objectif pédagogique d’approfondissement du savoir. L’enseignement par visioconférence nécessite de la part de l’enseignant, d’adapter sa pédagogie et ses supports aux conditions particulières de l’enseignement en distanciel. Divers usages de la visioconférence se sont développés dans l’enseignement supérieur, tel que l’apprentissage des langues étrangères, des conférences suivies de débats, l’accompagnement pédagogiques d’étudiants dans le cadre d’un suivi de mémoire ou de thèse (Barats, 2007 ; 65 Chabchoub, 2007). Ces usages recensés mettent en avant l’interactivité rendue possible par le média, dans des objectifs pédagogiques. Il convient également de rappeler que la visioconférence est utilisée par des universités afin d’une part, de répondre à la difficile équation du nombre d’étudiants dans certaines filières, dans des locaux inadaptés. D’autre part, les enseignements à distance multi sites (ou multisalles) permettent également de réduire des coûts d’enseignements (Chabchoub, 2007). o Répondre à des enjeux socioéconomiques : L’usage de la visioconférence répond ainsi à des enjeux financiers, éducatifs mais aussi technologiques. De plus, l’évolution de l’université d’après-guerre et la mondialisation des savoirs, obligent les institutions de l’enseignement supérieur à réduire les frontières géographiques de la connaissance. L’enseignement supérieur doit répondre à des enjeux politiques, sociaux et économiques. Pour survivre et maintenir un niveau d’attractivité à la fois des étudiants mais aussi des entreprises et des différents partenaires économiques, l’université doit être en mesure de répondre à ces enjeux (Annoot, 2011 ; Harfi, 2005 ; Harfi et Mathieu, 2006). La relation au savoir mène ainsi à une ouverture à l’internationale. L’université au sens large, se doit de développer l’activité et d’accroître sa notoriété, à l’échelle nationale et internationale pour attirer et maintenir les étudiants, les partenaires et répondre à la mondialisation des savoirs. Cette mondialisation des savoirs incite à une mobilité à la fois des étudiants mais aussi des acteurs de l’enseignement supérieur au cours de leur carrière, que ce soit dans le cadre de leur professionnalisation ou dans la contribution et la collaboration à des projets nationaux et/ou internationaux. L’enseignant (enseignant-chercheur) peut alors être amené au cours de sa carrière, à travailler en collaboration avec des homologues basés hors des murs de son établissement. Ces activités collaboratives dispersées géographiquement favorisent les échanges et donc la mobilité des enseignants