EVOLUTION DES DISCIPLINES DE GESTION
L’enseignement de la stratégie
Face aux multiples réflexions émanant du monde des entreprises sur l’inanité de l’enseignement de la stratégie, Bernard Garrette, membre du Corps Professoral Permanent du Groupe HEC, enseignant la stratégie et la politique d’entreprise, pose la question de la pertinence de l’enseignement de la stratégie dans la formation au management : « Sommesnous en train de mettre sur le marché un produit obsolète, sans avenir, en rendant ainsi un très mauvais service à nos étudiants ? Probablement oui, si l’on en croit de nombreux responsables d’entreprises qui nous disent, de manière plus ou moins détournée, qu’il ne faut pas, ou plus enseigner la stratégie à nos étudiants. »
Arguments en défaveur de l’enseignement de la stratégie
Les arguments des responsables d’entreprises sur l’inutilité de l’enseignement de la stratégie peuvent être convaincants, surtout lorsqu’ils sont basées sur l’étude de l’évolution des demandes, à la fois des entreprises et des étudiants. Le premier argument concerne les changements rapides que connait le monde économique et qui contrarient les modèles de stratégie étudiés dans les universités et les grandes écoles. La réalité des entreprises correspond à des mutations qui démentent formellement les lois et les modèles considérés par le passé comme immuables et sûrs. Deux exemples sont mis en exergue : Exemple 1: la théorie de la courbe d’expérience La courbe d’expérience également connue sous le nom de la Loi de Wright (1936), stipule que plus le volume de la production augmente, plus les coûts (administration, production, distribution, communication) unitaires ont tendance à diminuer, et par conséquent, cela doit être suivi d’une compétitivité et d’un profit accrus. L’on constate actuellement, que la taille ne va pas nécessairement de paire avec les profits et la compétitivité, au contraire, cela est souvent synonyme de licenciements et de pertes, IBM et General Motors en sont des exemples types.
Exemple 2 : la matrice du BCG
La matrice BCG est un outil stratégique développé par le Boston Consulting Group, à la fin des années 60. Cet outil renseigne le décideur sur le positionnement d’une entreprise sur un secteur d’activité donné. On positionne chaque secteur d’activité d’une entreprise sur une matrice caractérisée par 2 indicateurs: le rapport entre la part de marché de l’entreprise et celle du leader et le taux de croissance du secteur d’activité. Le croisement des situations et des positions débouche sur un tableau à quatre cases. Chacune d’elles possède des caractéristiques commerciales et financières qui justifient son nom et la stratégie à suivre. – Une star : marché en forte croissance et position dominante de l’entreprise sur le marché. – Un dilemme : marché en forte croissance, mais faible part de marché de l’entreprise. – Une vache à lait : marché en faible croissance ou récession et position dominante de l’entreprise sur ce marché. – Un poids mort : marché en faible croissance ou récession et faible part du marché de l’entreprise. La matrice BCG permet ainsi de classer les produits en fonction de leur aptitude à générer du cash, tout en tenant compte de la croissance du marché, ainsi que leur part de marché. L’objectif de cette méthode est d’identifier quels sont les secteurs d’activité stratégiques pour l’entreprise ainsi que d’éventuels réajustements à effectuer. Bien qu’utilisée par le passée par les grandes firmes, la matrice du BCG est actuellement remise en cause. En effet, elle recommandait de diminuer les investissements sur les produits ou secteurs baptisés « poids morts », or actuellement des cas concrets de firmes démentent formellement cette alternative. L’exemple le plus parlant est celui du groupe « Lyonnaise des eaux- Dumez », qui ayant une part de marché deux fois inférieure à celle de la Générale des eaux, leader sur le marché de distribution d’eau en France, continue néanmoins à récolter l’essentiel de son cash flow de cette activité. Il serait donc illogique pour la Lyonnaise des eaux- Dumez, de désinvestir dans ce secteur, considéré par la matrice BCG comme « poids mort ». Un autre exemple est souvent brandi par les détracteurs du modèle BCG, celui de l’entreprise « Nouvelles Frontières ». Cette entreprise réalise un parcours brillant sur le Chapitre II Mondialisation, facteur de changement dans l’enseignement du management 94 secteur des voyages à l’étranger, bien que ses parts de marché, sur un marché en difficulté depuis la guerre du Golf de surcroît, soient largement inférieures à celle du leader « Club Méditerranée ». Devant ces exemples, on peut se demander si le management stratégique ne vit pas actuellement une crise paradigmatique majeure. Les modèles passés sont le plus souvent remplacés par des théories échafaudées au gré de tendances éphémères. « Ainsi, la distinction entre la stratégie de coût/volume et stratégie de différenciation, base de la notion d’avantage compétitif, est battue en brèche par le concept de standard customisation ; les modèles les plus évolués d’organisation sont censés laisser la place à la pyramide inversée ou au reengineering, tant et si bien que, bientôt, le problème ne sera plus l’obsolescence, mais l’absence de théorie à enseigner » 95 . Le deuxième argument concerne le manque d’expérience professionnelle des étudiants dans le domaine des affaires. Formuler une stratégie, nécessite de faire simultanément et de manière exhaustive, un diagnostic interne et externe de tous les éléments constitutifs de l’environnement de l’entreprise. Sans une expérience sur le terrain, ces deux diagnostics ne peuvent être menés de manière claire et lucide. Aller sur le terrain évite de se perdre dans un « labyrinthe d’hypothèses » et d’aboutir à des conclusions impossibles à appliquer à la réalité de l’entreprise. La stratégie repose sur une synthèse de connaissances qui englobent l’ensemble des domaines fonctionnels de la gestion, la finance, la gestion de la production, le marketing, la gestion des ressources humaines et le droit des affaires. Ces savoirs théoriques acquis à l’école ou à l’université, sont certes nécessaires à l’élaboration d’une stratégie, mais largement insuffisants s’ils ne sont pas confrontés à la pratique, seule capable de les articuler afin d’en faire une synthèse pertinente et réaliste. Le troisième argument stipule clairement que la stratégie ne s’apprend pas, elle serait réservée à un nombre limité de leaders nés. Ceci est confirmé et conforté par la définition de la stratégie telle qu’elle a été formulée par les fondateurs de la discipline « la stratégie, c’est tout ce qui empêche le dirigeant de dormir ». Cette définition met en évidence l’étroite corrélation qui peut exister entre le dirigeant et la stratégie, « La stratégie est le problème personnel du manager. Car, si la stratégie est la principale génératrice des résultats 95 B. Garette, Op. Cit, P110. Chapitre II Mondialisation, facteur de changement dans l’enseignement du management 95 de l’entreprise, quelque soit la nature de ces résultats, son élaboration reste la fonction principale de la direction, le dirigeant en est donc le premier responsable » 96 . Toutefois, le dirigeant, dans l’élaboration de la stratégie de l’entreprise, est loin de se contenter de faire une synthèse des recommandations exprimées par les différents responsables à la tête des différentes fonctions de l’entreprise, « cela ne déboucherait pas sur une stratégie digne de ce nom ». Par conséquent, il est clair que la formulation de la stratégie, reste du ressort du dirigeant seul, car la conciliation entre les attentes de toutes les fonctions, qui sont contradictoires par nature, est complexe, voir impossible. Le directeur de la fonction de production a pour principal objectif la minimisation des différents coûts, il aspire pour cela à la standardisation des pièces, des processus et par conséquent des produits. Cela, n’arrange pas le responsable marketing qui en voulant répondre à toutes les demandes du marché, souhaiterait au contraire un éventail élargi de choix de produits. Le directeur financier, quant à lui, en essayant de gérer les modes et les sources de financement, sera très regardant des investissements et des différents coûts et charges. « Ces logiques, bien que nécessaires au sein de chaque fonction, sont inconciliables,…, chaque fonction doit être gérée correctement par des spécialistes, et la stratégie est la spécialité des créateurs d’entreprises ou des grands dirigeants».