Contexte et présentation du projet CHRONEXPO
Contexte scientifique
Les céphalopodes font l’objet d’une activité de pêche depuis l’Antiquité. Cependant, le développement d’une pêche ciblée a été seulement initiée au Japon dans les années 1960 et s’est rapidement étendue à l’ensemble du globe. La stagnation des débarquements de poissons depuis le début des années 1990 a également incité les pêcheurs à se tourner vers cette ressource de second plan qui est passée de 0,5 million de tonnes débarquées en 1958 à plus de 4 millions en 2008, et représente à présent près de 4 % des débarquements mondiaux pour une valeur d’environ 5 milliards de dollars chaque année (Jereb et al., 2005). Dans les eaux européennes, les débarquements de céphalopodes dépassent régulièrement les 100 000 tonnes annuelles (statistiques FAO) avec comme principaux consommateurs les pays méditerranéens (Espagne, Italie, Grèce, Portugal), et la France. Afin de mettre en place une gestion rationnelle de cette ressource et en raison de traits d’histoire de vie sensiblement différents des poissons, un certain nombre de travaux ont été menés dans le but d’améliorer les connaissances relatives aux populations de céphalopodes (Pierce et Guerra, 1994; Royer, 2002; Royer et al., 2006; Gras, 2013). Ces études ont cherché à décrire des paramètres fondamentaux de dynamique de populations tels que les habitats nécessaires à la reproduction, la contribution de différentes aires de ponte au recrutement du stock exploité, et les effets de facteurs biotiques et abiotiques sur la croissance et la survie des juvéniles (Challier, 2005; Gras, 2013;Bloor et al., 2013). En Europe, la seiche commune Sepia officinalis est l’une des premières ressources de céphalopodes en termes d’exploitation et d’importance économique (Denis et Robin, 2001; Pierce et al., 2010). La Manche est la principale zone de pêche de cette espèce et la France le pays exploitant majoritairement ce stock avec environ 10 000 tonnes débarquées chaque année (Dunn, 1999; Royer et al., 2006; Bloor et al., 2013). En raison d’un cycle de vie court et d’un taux de croissance fortement lié à la température du milieu ainsi qu’à la disponibilité en nourriture, la seiche commune (comme la plupart des céphalopodes) présente une variabilité inter-annuelle d’abondance importante (Pierce et al., 2008; Rocha et Guerra, 1999; Jackson et Moltschaniwskyj, 2002; Royer et al., 2006). Ce cycle de vie, d’une durée de 2 ans en Manche (Boucaud-Camou et Boismery, 1991), est caractérisé par des migrations printanières liées à la reproduction, du large vers la côte, soit d’un point de vue écotoxicologique, entre un milieu présumé peu contaminé et une zone plus fortement soumise aux activités anthropiques (Lacoue-Labarthe, 2007). Ainsi, la ponte, l’intégralité du développement embryonnaire et les premières étapes du développement des juvéniles ayant lieu près des côtes, la question de l’influence des contaminants sur ces étapes/stades de vie s’est posée (Bloor et al., 2013; Boucaud-Camou et Boismery, 1991). La cinétique d’accumulation et l’influence des métaux sur le développement embryonnaire de la seiche ayant été précédemment étudiées (Lacoue-Labarthe, 2007), la sensibilité du stade juvénile vis-à-vis de la pollution ainsi que les modifications physiologiques potentiellement induites restaient à explorer. Cette étape particulièrement importante dans la vie de l’animal, d’une durée de 1 à 2 mois, conditionne sa taille et son état physiologique avant une migration automnale au large. Ce travail de thèse s’est inscrit dans le cadre du programme européen CHRONEXPO.
Présentation du projet CHRONEXPO
Dans un contexte européen d’échange de compétences et de connaissances scientifiques entre la France et le Royaume-Uni, le projet CHRONEXPO INTERREG IV-A a été mis en place afin d’étudier l’impact de divers polluants d’origine anthropique retrouvés en Manche sur les stades juvéniles de divers organismes marins d’intérêt. L’un des principaux objectifs de ce projet était de réaliser des expositions aux contaminants dans des conditions réalistes, c’est-à-dire à des concentrations proches de celles retrouvées dans le milieu naturel et sur une durée cohérente avec les temps pendant lesquels les organismes sont exposés dans la nature. Ce projet regroupait cinq partenaires en France et au Royaume-Uni : l’université de Caen, l’Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire (IRSN) de Cherbourg, les universités de Plymouth et Portsmouth, et le Centre des Sciences de l’Environnement, de la Pêche et de l’Aquaculture (Cefas) de Weymouth. Au sein de ces structures, l’impact de contaminants de natures diverses (métaux, radionucléides, pesticides) sur différentes espèces d’invertébrés marins d’intérêt économique et/ou écologique a été étudié (Fig. 1.1). Figure 1.1 – Les différents partenaires du programme CHRONEXPO, leurs modèles, et les contaminants étudiés. Le zinc (Zn) a été désigné en début de programme comme contaminant à étudier par chacun des acteurs. Ainsi, nous avons choisi d’analyser uniquement l’effet de cet élément sur les juvéniles de seiche, mais de travailler sur un grand nombre de biomarqueurs potentiels.
Le zinc
Généralités
Le Zn est un élément trace métallique de numéro atomique 30 et de masse molaire 65,38 g mol-1. Comme tout élément trace métallique, c’est un bon conducteur de chaleur et d’électricité qui présente sous forme solide une malléabilité utilisée depuis l’Antiquité pour la réalisation d’alliages (e.g. laiton, bronze). C’est le 27ème élément le plus abondant de la croûte terrestre où il est principalement trouvé sous forme de sphalérite (ZnS, ou blende). Il est par conséquent naturellement présent dans le sol, l’air et l’eau de notre planète. Dans l’eau de mer, les ions dissous des éléments traces sont répartis entre les ions libres et ceux formant des complexes avec différents ligands, organiques ou inorganiques. Les ions libres (i.e. hydratés) sont couramment considérés comme étant la forme dissoute disponible pour être accumulée, autrement appelée la fraction biodisponible (Rainbow, 1995; Rainbow et al., 1993). Cette biodisponibilité varie en fonction de l’élément étudié, mais aussi en fonction de paramètres tels que le pH, la salinité et la concentration en matière organique dissoute (MOD) (Rainbow, 1995; Hogstrand, 2012). En absence de cette dernière (i.e. MOD), le Zn sous sa forme hydratée (i.e. Zn(OH)2) est la forme de Zn dissous majoritairement présente en eau de mer (i.e. à une salinité > 30 psu et un pH > 8), ce qui le rend particulièrement biodisponible pour les organismes marins (Hogstrand, 2012; Rainbow, 1995).
Principales fonctions
Le Zn est essentiel pour la croissance, le développement et la différenciation des microorganismes, des plantes et des animaux (Vallee, 1986). Cet élément, impliqué donc dans de nombreuses fonctions biologiques, est la plupart du temps associé à des protéines. A ce jour, plus de 300 métalloenzymes à Zn ont été décrites, appartenant aux six classes d’enzymes : oxydo-réductases, transférases, hydrolases, lyases, isomérases et ligases. Dans la majorité des cas, l’ion Zn2+ est un cofacteur indispensable au bon fonctionnement de ces métalloenzymes. Il peut jouer un rôle catalytique (e.g. anhydrases carboniques, carboxypeptidases, phosphatases alcalines), co-catalytique (e.g. phospholipase C, nucléase P1, leucyl-aminopeptidase) ou structurel (e.g. aspartate carbamoyltransferase, doigts de zinc). Les éléments traces peuvent être classés en fonction de leur affinité de liaison à certains ions/ligands pour former un complexe. Ainsi, les éléments traces de classe A (e.g. Ca2+, Mg2+) vont préférentiellement se lier à l’atome d’oxygène, puis à l’azote, et présenteront une affinité moins importante pour le soufre. Les éléments traces de classe B (e.g. Ag+, Hg2+) ont une affinité inverse pour ces trois éléments (i.e. S > N > O), tandis que les éléments traces de transition (e.g. Cd2+, Cu2+, Mn2+, Zn2+) sont ambivalents et se lient indifféremment à l’un ou l’autre de ces atomes (Niebœr et Richardson, 1980). Ces propriétés chimiques des éléments traces jouent un rôle fondamental dans leur répartition à l’intérieur de l’organisme et permettent de mieux appréhender les processus de détoxication mis en place pour les réguler. En tant qu’élément trace de transition, les sites de liaison coordonnant le Zn au sein des protéines peuvent être l’azote de l’histidine, l’oxygène de l’aspartate ou du glutamate, et le soufre de la cystéine (la liaison à l’histidine étant la plus couramment observée, suivie de la liaison à la cystéine ; McCall et al., 2000). Contrairement aux autres éléments traces de transition de la première ligne du tableau périodique (i.e. Cr2+, Mn 2+, Fe2+, Co2+, Ni2+, Cu2+), l’ion Zn2+ a son orbitale d pleine (d10). C’est par conséquent un ion stable, qui fonctionne comme un acide de Lewis acceptant les électrons par paire, ce qui en fait un cofacteur idéal des réactions qui demandent un ion stable en tant que catalyseur. Il a été montré que cette propriété de liaison rend le Zn nécessaire à la réalisation de processus fondamentaux tels que la synthèse d’ADN et d’ARN, la division cellulaire et le bon fonctionnement du système immunitaire. Il intervient également dans la structure et le fonctionnement des membranes (Ploysangam et al., 1997; Shankar et Prasad, 1998; Dempsey, 2013; Bettger et O’Dell, 1981). Par ailleurs, le Zn exerce de façon indirecte une protection antioxydante, d’une part en induisant la synthèse de composés réducteurs comme les métallothionéines (MTs), d’autre part en tant que composant d’enzymes de régulation du stress oxydatif comme la superoxyde dismutase (SOD), et enfin en inhibant ou limitant l’activité de producteurs d’espèces réactives de l’oxygène (ROS) comme la NADPH oxydase et certains ions métalliques (i.e. Fe2+, Cu2+) (O’Dell, 2000; Bray et Bettger, 1990; Cai et al., 1999).