Une construction idéal-typique du mode de gestion
Notre enquête empirique laisse entrevoir une diversité des modes de fonctionnement des associations sportives en milieu rural. Afin de proposer une reconstruction interprétative de la réalité629, nous utiliserons l’analyse typologique, l’une des opérations les plus courantes en sciences sociales pour mettre de l’ordre dans les matériaux recueillis, les classer selon des critères pertinents. Cet outil méthodologique renvoie à la conception wébérienne où l’ « idéal-type » n’est pas une description de la réalité, mais un instrument pour la comprendre, un système pensé de relations abstraites, un tableau de pensée630. Le type idéal est un tableau schématisé de la recherche, une construction intellectuelle obtenue par accentuation délibérée de certains traits de l’objet considéré.Cette construction n’est pas sans lien avec la réalité observée mais elle en présente une version volontairement stylisée. Cela constitue donc un instrument privilégié de la compréhension sociologique631 . Dès lors, il est nécessaire d’utiliser ces types avec précautions pour ne pas tomber dans une vision figée des modes de gestion des clubs sportifs ruraux. Nous développerons, ici, trois idéauxtypes (familial, entrepreneurial et coopératif) mais aucun n’implique de connotation statique du fonctionnement des clubs. Si ces idéaux-types renvoient plus particulièrement à certains clubs aux propriétés singulières, aucune de ces associations ne s’inscrit uniquement ni entièrement dans l’un ou dans l’autre. Au sein des différents clubs s’entremêlent des dimensions caractéristiques des différents idéaux-types. L’USLM demeure l’exemple le plus significatif puisqu’il fait clairement référence au modèle familial puisque, depuis la création du club, sa gestion est menée par une seule et même famille mais le management qui y est conduit se rapproche d’un modèle entrepreneurial en lien avec l’entreprise créée par cette même famille.
Le club familial
L’analyse socio-historique des différents registres des clubs fait ressortir que le fonctionnement de ce type de club familial est avant tout une histoire de famille. Depuis la création du club jusqu’à aujourd’hui, l’histoire de la structure semble très liée à celle d’une famille emblématique puisque les différents postes à responsabilité sont détenus depuis toujours par les membres et les descendants de cette même famille. Au départ, son poids doit être important pour impulser la création d’un club. Il peut se faire sentir au niveau de la taille de la famille, avec une fratrie nombreuse, comme pour le cas de l’USLM, ou bien il peut se faire sentir au niveau symbolique par la détention d’un lieu, un café, symbolique de la vie du village, comme dans le cas de l’ASSA. La création du club se réalise alors sous l’impulsion d’une fratrie qui impulse une dynamique importante pour monter puis développer le club. « Donc quand on est monté, on était neuf frangins. On était plus costauds que les autres, parce qu’on était frangins on savait se serrer les coudes. Cinq frangins, quatre cousins, on a monté des divisions, petit à petit, au niveau sportif et après on a commencé à nous connaître. » E11, football, Larians La création d’un club est alors le fruit d’un investissement collectif de la part de tous les membres de la famille. Les compétences de chacun sont alors mises à profit pour légitimer cette prise d’initiative familiale et pour permettre également le bon développement du club. « Q : Donc c’est vous qui avez développé tout le club au niveau… R : _ Moi pas que moi. Je dis pas moi, je dis nous. On était cinq frangins : il y en avait un qui était bon au foot, il y en avait un qui était meilleur en papier, il en avait un qu’était bon en organisation. »
Le club entrepreneurial
Les historiens du sport ont depuis longtemps analysé le rapport entre le développement du football professionnel, au sein des villes, avec les grandes industries, notamment automobiles635 . Dans les années 1920, le Football Club de Sochaux-Montbéliard s’est développé sous l’impulsion de l’entreprise Peugeot. En Italie, c’est grâce aux frères Agnelli, propriétaires de l’entreprise Fiat, que le club de la Juventus de Turin s’est structuré puis professionnalisé. Aujourd’hui, le mode de gestion entrepreneurial est monnaie courante dans le sport professionnel et ce, quelle que soit l’activité sportive. En milieu rural, dans le monde amateur, nous observons des types de fonctionnement qui se rapprochent de ce modèle. En effet, à Larians par exemple, on retrouve « une entreprise P : c’est les mêmes. C’est les mêmes footeux et les mêmes industriels, si on veut. 636 » Nous décelons les mêmes mécanismes analysés par les historiens dans le monde professionnel. Ici, chronologiquement, les deux entités ont démarré à peu près à la même période, le club en 1967 et la reprise de la petite entreprise familiale en 65. « Tout a suivi et puis l’entreprise a grandi en même temps que le club637 ». L’entreprise avait été créée par le père de la famille qui « s’est mit à bricoler pour lui, à se faire un tracteur une remorque et puis il a démarré dans un petit machin de la ferme, un petit atelier qui s’était fait où il entretenait tout le matériel de la ferme. Puis après, il en a fait pour le voisin après le voisin du voisin et ainsi de suite. Donc P, mon père, qui était à la base de l’entreprise était capable de faire dans un village où il était capable de faire de la soudure, de plier, de percer, de souder. Où il était capable de mettre des abreuvoirs dans une écurie, de réparer les robinets, de mettre des portes. » A la mort du père en 1964, « le plus vieux de la bande des cinq frangins, bah quand tu as 14 ans que tu as ton certificat d’études », l’aîné qui est l’actuel président du club, s’est retrouvé artisan en reprenant l’entreprise. « Avec le frangin, on s’est mis artisan et on s’est mis à embaucher les frères. Tous les cinq on s’est vu et on a dit qu’est ce qu’on fait ? On va faire une société. Et puis voilà comment l’entreprise est partie, comme le foot. 638» L’entreprise, dont tous les frères étaient associés, s’est développée et compte aujourd’hui quatre-vingt salariés, ainsi « la succession est assurée.639 » Les personnes étaient les mêmes dans les deux entités, donc la gestion de l’entreprise a toujours été liée à la gestion du club et le développement de l’un a toujours entraîné le développement de l’autre. « C’est les mêmes qui étaient à la tête. Si le foot marchait c’est parce que l’entreprise marchait et inversement.640 » Les compétences acquises au sein de l’entreprise étaient réinvesties dans le club et les cadres de l’entreprise ont toujours été les principaux responsables du club. Les fonctions importantes du club étaient confiées à des responsables compétents de l’entreprise. Ainsi, l’organisation de la fête des sports, qui constitue la principale manifestation du club en termes budgétaire, est revenue au gestionnaire de l’entreprise. « Nous les principaux cadres de l’entreprise sont dirigeants au club, l’entreprise c’est nous, au niveau de la gestion. On organise une grosse fête des sports, c’est le gestionnaire de l’entreprise qui a pris la responsabilité d’organiser, bah oui parce qu’avant il était secrétaire du club, il avait été obligé d’arrêter parce qu’il avait trop de charges, la fête des sports c’est quelqu’un d’autre qui l’avait repris mais ça revient toujours à quelqu’un de l’entreprise. »