Réapprentissage et action managériale enseignements de l’expérience
du CNEN
Appropriation et intégration progressive des enjeux d’apprentissage dans les paramètres de gestion au niveau macro-organisationnel Nous entrons donc dans le volet le plus directement « prescriptif » de notre travail de recherche, à savoir la question des modalités de gestion ex-post d’une situation d’oubli organisationnel à travers l’organisation d’une phase de réapprentissage, que notre posture de recherche collaborative nous a permis d’étudier de l’intérieur, en ayant accès à plusieurs niveaux de décision de la chaîne hiérarchique. D’une certaine manière, les dirigeants de l’ingénierie nucléaire ont été acculés au fait de devoir gérer après coup une situation d’oubli organisationnel. Nous avons vu, notamment dans le chapitre III que Partie 3 : Désapprentissage et réapprentissage dans l’ingénierie nucléaire : étude de cas 217 nombre d’acteurs de la filière avaient une connaissance diffuse, mais néanmoins bien réelle de la possibilité d’une crise du réapprentissage en cas d’interruption prolongée de l’activité. Nous pouvons même voir, loin en arrière, dans la volonté exprimée par Marcel Boiteux de construire (à la fin des années 1960) des centrales REP à seule fin de faire « faire de la gymnastique » à ses équipes d’ingénieurs, une modalité primaire de gestion ex-ante de l’oubli organisationnel. Cette volonté exprimait une nette conscience de l’insécabilité de l’action et de la construction des capacités. Et cette conscience ne s’est pas défaite dans le temps : on la retrouve dans la volonté répétée, à différents moments de leur histoire, par les acteurs de l’ingénierie nucléaire de « lisser » le plus possible dans le temps leur plan de charge global. Elle a ainsi été exprimée à travers le lobbying exercé par les acteurs de la filière pour avancer au plus tôt la construction d’un EPR en vue d’éviter des « à-coups ». Et elle se perpétue aujourd’hui à travers l’ambition affichée d’un renouvellement graduel des tranches du parc historique, qui devrait permettre d’assurer un continuum d’activités aux équipes d’ingénierie et aux différents fournisseurs. Or, dans le cas de l’ingénierie nucléaire, il semble qu’il n’existe pas d’autres « leviers » véritables de prévention de l’oubli organisationnel que d’assurer ce continuum… et précisément, ce levier n’en n’est pas un, puisque le plan de charge global est fortement dépendant d’aléas politiques en grande partie exogènes à la stratégie des entreprises du secteur. En conséquence, les équipes de l’ingénierie nucléaire ont eu à expérimenter une situation inédite de réapprentissage, dans un contexte de fortes exigences pesant sur leur activité. Ce caractère inédit de la situation s’est traduit, au niveau du management, par des processus de tâtonnement, d’expérimentation, de découvertes, exprimant une appropriation progressive des moyens de gérer, organiser, maîtriser la situation. Nous allons essayer de rendre compte de ces processus d’appropriation, en souhaitant que cette expérience pionnière de l’ingénierie nucléaire puisse servir en d’autres circonstances, voire à d’autres types d’organisations confrontées à des problématiques analogues.
Le cas de la stratégie d’embauche
L’évolution dans le temps de la politique d’embauche du CNEN illustre, de façon emblématique, ce processus d’appropriation graduel des enjeux liés au réapprentissage. Au cours des premières années du lancement opérationnel du projet Flamanville 3, à partir de 2005, le CNEN n’embauche que peu, et n’a commencé véritablement à le faire de façon massive qu’à partir de 2008. Nous ne disposons pas d’informations suffisantes sur la période 2005-2008, et nous ne pouvons donc proposer que des hypothèses quant aux motifs de cette décision. Nous pouvons faire la conjecture que ce « retard » dans le choix d’une stratégie d’embauche ambitieuse s’explique avant tout par l’incertitude qui pesait à l’époque, d’une part sur la concrétisation du projet EPR lui-même (le DAC n’a été signé qu’en avril 2007), d’autre part sur la perspective réelle représentée par le « Nouveau Nucléaire », et donc sur le plan de charge global à moyen et long termes de l’ingénierie nucléaire. Le choix de se doter, dans des délais rapides, de capacités démultipliées au moyen d’embauches très nombreuses n’est intervenu, selon toute vraisemblance, qu’une fois les réticences liées à ces incertitudes levées. À partir de 2008, comme nous l’avons vu dans les chapitres précédents, il est alors prévu de procéder à une centaine d’embauches externes par an, en vue de quasi-doubler les effectifs du CNEN. Notre collaboration avec le CNEN a débuté au début de 2011 : cette politique d’embauches massives battait alors son plein, et il rentrait effectivement une centaine d’ingénieurs par an, à 90% tout juste diplômés. Or c’est également à cette époque que se font ressentir les effets d’une éventuelle « surchauffe », qui amènent les managers de l’unité à douter du bien fondé d’une poursuite du recrutement sur un rythme aussi soutenu. En particulier, les acteurs de la filière RH commencent à se demander si l’organisation n’est pas en train d’atteindre ses limites en matière de « capacité d’intégration » (comme l’ont indiqué les notes d’entretien réalisées auprès d’eux par nos superviseurs du pôle QVT de la RH groupe). Le DRH se demande alors si l’on n’assiste pas à une croissance de la « charge de travail en croissance plus forte que la capacité du groupe à se développer », donc à un débordement des capacités productives des équipes, imputable en premier lieu à l’apparition de nouveaux projets (UK, Penly) venant s’ajouter à la charge déjà importante liée à Flamanville. De nombreux salariés, parmi lesquels les managers de première ligne, se plaignent alors un problème global de « surcharge » de travail et le remontent massivement à leur hiérarchie. Or, comment résoudre ce problème de surcharge ? De nombreux managers des services métier (les plus concernés par les embauches) demandaient alors des embauches supplémentaires, pour résorber cette surcharge et être en mesure de répondre aux exigences croissantes. Et ces demandes étaient légitimées par le fait que la croissance de la charge allait se poursuivre pour atteindre un « pic » de charge estimé à 2013-2014, avec, a minima, quatre tranches (2 sur UK, Penly et les dernières étapes de Flamanville) simultanément en phase de réalisation alors prévues.
Macro-organisation « ambidextre » et stratégies locales
Comme nous l’avons expliqué dans les chapitres précédents, l’organisation du CNEN a connu un important basculement de façon concomitante à notre collaboration. L’un des motifs pour lesquels cette collaboration a été sollicitée par le CNEN et la QVT d’EDF était précisément que nous puissions apporter un avis extérieur sur les principes et les modalités de déploiement de cette réorganisation. Nous restituons donc ici les analyses que nous avons menées à cet effet. L’idée dominante de cette réorganisation était de faire des services métier le véritable « centre de gravité technique » de l’organisation. Il s’agissait en effet de sortir d’une situation où le pilotage technique effectif du projet EPR de Flamanville était assuré par la direction technique du service projet, qui concentrait les principales ressources « expertes » de l’unité. Cette configuration organisationnelle avait été décidée au moment du lancement du projet Flamanville : il s’agissait alors de démarrer vite. Lors de cette phase initiale du projet, la préoccupation d’une reconstruction des capacités d’ingénierie à une échelle plus large ne semblait donc pas se poser : l’organisation était tendue vers l’utilisation optimisée des ressources qu’elle possédait encore. Dans ce contexte, la mission des services métier était pour le moins floue, et l’était d’autant plus si l’on tient compte du fait qu’une grande partie de la production technique (conception de détail) était alors assurée par Sofinel, l’entité d’ingénierie de niveau 2 dans l’organisation industrielle. Dans la pratique, les services métier, faiblement dotés en ressources et aux missions incertaines, étaient souvent court-circuités dans les processus d’études. Certains acteurs se sont plaints d’être, à cette époque, cantonnés dans un rôle allant de celui de simples « exécutants » aux ordres du Projet à celui de « boîtes aux lettres » entre le Projet et Sofinel. Lorsque les embauches massives ont commencé à être opérées au sein des services métiers du CNEN (rappelons qu’il était considéré que ces services étaient la « porte d’entrée » naturelle des jeunes dans l’organisation), cette organisation n’a pas évolué immédiatement. Mais, avec l’arrivée de nouveaux projets (UK et Penly en 2009), ainsi qu’avec les premières difficultés remontées dans l’intégration des jeunes, le management a progressivement pris conscience du caractère non-soutenable de cette organisation centralisée autour d’un service projet. D’une part elle compromettait la possibilité d’une véritable capitalisation inter-projets devant appuyer une stratégie de réplication de l’EPR, mais en outre, elle ne fournissait pas aux nouvelles recrues des conditions d’apprentissage suffisantes pour permettre une véritable montée en compétence collective. Les dirigeants du CNEN avaient en effet clairement conscience du fait que l’enjeu du projet Flamanville était, comme nous l’avons largement souligné par ailleurs, double : ce projet devait remplir un certain nombre de critères de performance garantissant la compétitivité d’EDF dans la relance mondiale du nucléaire ; mais il était également un projet « apprenant », au sens où il devait permettre de former efficacement une nouvelle génération d’ingénieurs. L’ingénierie nucléaire devait donc trouver une structuration et des modes de fonctionnement garantissant une « ambidextrie organisationnelle » entre réponse aux enjeux de court-terme, et préparation de l’avenir. Le terme d’ambidextrie organisationnelle (qui n’était pas employé sur le terrain) est emprunté ici à la littérature en management de l’innovation (Andriopoulos & Lewis, 2008; Raisch et al., 2009). Il désigne la faculté de certaines organisations à résoudre le « dilemme » de l’articulation de l’« exploration » et de l’« exploitation », considérés, depuis James March, comme des registres d’action conflictuels et hétérogènes (March, 1991). Nous faisons subir à ce terme un léger déplacement sémantique, dans la mesure où la préparation de l’avenir, dans le cas de l’ingénierie nucléaire, ne se résume pas à des activités d’exploration (la construction de capacités y a un sens plus large). Mais les développements théoriques sur l’ambidextrie permettent de disposer d’une grammaire conceptuelle utile pour penser l’articulation d’enjeux hétérogènes mais interreliés. En particulier, l’un des principaux objets de cette littérature est de savoir dans quel cas l’ambidextrie peut-elle être « structurelle », c’est-à-dire reposer sur une séparation fonctionnelle et spatiale des activités, des équipes, des individus en charge de l’exploitation et de l’exploration, et dans quel cas elle peut être « contextuelle », c’est-à-dire reposant sur les mêmes individus, qui doivent alors combiner ces logiques dans la conduite de leurs activités quotidiennes.